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« Langue servile » et société de soumission

—par Mimizubayashi Akira publié pour la première fois dans le Monde diplomatique du mois d’août 2020

La crise politique que le Japon traverse est la plus grave depuis 1947, date de l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution. Et il s’agit justement, pour les citoyens, d’approuver ou non sa révision selon le projet publié en 2012 par le Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir. Le premier ministre Abe Shinzo, qui le dirige, cherche à étouffer les principes fondamentaux de la démocratie.

Nitadori Miki, de la série «Odyssey: Reflect» (Odyssée: Reflet), 2013–2015, exposition du 28 octobre au 29 novembre 2020 à l’Ancien Musée de peinture, Grenoble, courtesy Pierre de Dietrich

Nitadori Miki, de la série « Odyssey : Reflect » (Odyssée : Reflet), 2013–2015, exposition du 28 octobre au 29 novembre 2020 à l’Ancien Musée de peinture, Grenoble. Courtesy Pierre de Dietrich

La Constitution de 1947 a remplacé celle de l’empire du Grand Japon (1889), sous laquelle le pays avait fini par s’enfoncer dans les folies meurtrières d’une guerre d’agression coloniale qu’on appelle la « guerre de quinze ans » (1931–1945). Les Japonais sont alors passés de l’ère des sujets (ou de la souveraineté impériale) à celle des citoyens (ou de la souveraineté populaire). Ce changement de régime, radical et profond, s’est opéré au prix de l’hécatombe innommable causée par l’expansion coloniale de l’État nippon militaro-fasciste1 et de celle, tout aussi innommable, du bombardement massif du 10 mars 1945 à Tokyo et des deux bombes atomiques qui ont anéanti en quelques secondes les villes de Hiroshima et de Nagasaki.

Malgré la conservation du « tennoïsme » (qui met l’empereur et l’institution impériale au centre du dispositif politique), l’actuelle Constitution est héritière de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dans sa volonté de « défendre les droits naturels et civils, sacrés et imprescriptibles ». Le Japon d’aujourd’hui, sorti des ruines et des dévastations de la guerre, a donc été édifié sur l’idée d’en finir une fois pour toutes avec le système d’oppression étatique.

Or, depuis quelques années, surtout depuis l’installation en décembre 2012 de la seconde administration Abe, ce Japon démocratique de l’après-guerre est entré dans une phase critique, faisant l’objet d’une politique de démantèlement délibérée2. La première étape de la révision constitutionnelle réside dans la remilitarisation du pays par une modification de l’article 9, qui interdit la possession de forces armées, mais son intention profonde va bien au-delà. Il s’agit de liquider les principes fondamentaux du constitutionnalisme moderne en tant que système de défense des libertés publiques. Le vrai danger est là.

Face aux forces politiques en place qui mettent en avant leur vision traditionaliste du pays, centrée sur la prééminence de l’empereur, et qui insistent sur l’urgence d’une révision constitutionnelle, il est juste de se demander pourquoi les Japonais en sont arrivés là après soixante-dix ans d’« expérience démocratique ». Pourquoi continuent-ils à légitimer une politique autoritaire, irrespectueuse de la vie de l’écrasante majorité de la population, comme le montre tragiquement l’exemple du désastre de Fukushima et de la réalité alarmante de l’après-Fukushima3 ?

Ma première réponse est d’ordre politico-philosophique. La caractéristique essentielle du « politique » nippon—la modalité selon laquelle les Japonais créent et organisent leur existence collective, leur façon d’être ensemble—consiste à se comprendre non pas comme nation civique, mais comme nation ethnique. Contrairement à l’Europe occidentale, qui, pour le meilleur et pour le pire, a inventé l’État-nation—dans le sillage de la philosophie politique de Thomas Hobbes à Jean-Jacques Rousseau s’articulant autour du concept fondamental de pacte social—, le Japon ne parvient pas à faire sienne l’idée centrale que la vie collective est issue d’une association politique voulue et créée afin de sauvegarder les droits naturels, les libertés fondamentales.

Dans l’imaginaire politique nippon, l’« être-ensemble » n’est pas appréhendé de telle manière. Il se confond, au contraire, avec la nature et, par là même, existe depuis la nuit des temps, indépendamment de la volonté humaine. Je crois percevoir l’origine de l’apathie politique des Japonais dans cette conception naturaliste de la société, autrement dit dans le refus d’appréhender la société comme une création humaine, le résultat d’une décision commune. C’est la raison pour laquelle j’ose affirmer, aussi choquant que cela paraisse, qu’il ne peut y avoir au Japon ni peuple, ni citoyen, ni même société, au sens qu’on accorde à ces termes dans la philosophie politique des Lumières françaises et européennes4.

Particules linguistiques de déférence

Ma deuxième réponse est d’ordre linguistique. L’« être-ensemble » propre au Japon, la manière dont les membres de la communauté coexistent, ce que Régis Debray appelle joliment l’art de former un « nous » collectif à partir d’un tas de « je », se caractérise essentiellement par la verticalité des rapports humains, assignant à chacun une position qui n’a de sens que dans une structure hiérarchique. La domination des supérieurs et la soumission des inférieurs, voilà le cœur de ce mode d’organisation des existences. Il s’agit donc d’un système de commandements en chaîne que traduit parfaitement l’expression courante joi-katatsu (de joi, « volonté des supérieurs », et katatsu, « transmission vers le bas »), inscrite dans la conscience des sujets japonais. Selon les historiens, cet « être-ensemble » coercitif, fait de dominations et de soumissions, aurait été mis en place dès le VIIIè siècle dans l’État impérial antique, pour être ensuite renforcé par l’État shogunal d’Edo (1600–1868).

Cet ordre politique fondé sur le principe binaire domination-soumission tel qu’il s’est constitué au cours de l’histoire a fini par produire un ordre linguistique qui lui correspond. Cela signifie que la langue aussi se structure verticalement et hiérarchiquement : elle force le locuteur à choisir les mots justes et les tournures appropriées à la particularité de chaque situation, essentiellement caractérisée par les traits de son interlocuteur, supérieur ou inférieur.

Autrement dit, la structure hiérarchique de la société est en quelque sorte encastrée dans la langue. Un supérieur peut devenir un inférieur et inversement, dans la vaste cascade de positions sociales rigoureusement étagées à l’intérieur de chaque groupe social, que ce soit une entreprise, une administration, un parti politique ou un club à l’école, et même dans la famille.

Imaginons la situation suivante. Deux hommes, travaillant dans une même entreprise, conversent : l’un est un simple employé (A) ; l’autre, le président-directeur général (B). Ils évoquent ensemble leurs pères respectifs. En français, A pourrait demander à B : « En quelle année votre père est-il né ? Que fait-il dans la vie ?, etc. » Et B, après avoir répondu à A, pourrait lui poser les mêmes questions exactement dans les mêmes termes. Les deux locuteurs ont en partage le même vocabulaire : « votre père », « naître », « faire », etc. La langue, on le voit, est un bien commun accessible à tout locuteur d’une manière symétrique et équitable. Or, en japonais, les choses ne se passent pas du tout de la même manière. A (le sujet parlant inférieur) et B (le sujet parlant supérieur) n’ont pas recours aux mêmes mots ou, s’ils utilisent les mêmes mots, A doit les modifier en y ajoutant des particules linguistiques de déférence (pour le père de B) ou de rabaissement (pour son propre père).

On peut aussi prendre l’exemple d’une conversation qui met deux frères l’un en face de l’autre. Comment se désignent-ils réciproquement ? En français, ils disposent tout simplement du pronom personnel « tu ». La différence d’âge ne joue strictement aucun rôle pour déterminer la parole de l’un et de l’autre. En japonais, au contraire, elle différencie singulièrement les mots employés. Face au cadet, l’aîné, qui occupe une position supérieure, peut s’autoriser l’emploi du mot omaé (« tu ») ou le prénom du petit frère. Il n’en est pas de même pour le cadet, qui, pour s’adresser à son aîné, se voit dans l’obligation d’employer l’expression niisan (« grand frère »). Ni le prénom, ni omaé, ni aucun des autres pronoms personnels de la deuxième personne n’est possible. Là encore, la dissymétrie est flagrante.

Un troisième et dernier exemple servira à jeter une lumière vive sur la langue japonaise en tant qu’instrument d’actualisation des rapports hiérarchiques de la société à travers un dysfonctionnement dû à une utilisation erronée du pronom personnel de la deuxième personne anata faite par un jeune homme de 20 ans souffrant d’un retard mental. Il s’agit du personnage de Takashi de mon ouvrage Dans les eaux profondes, qui travaille dans une entreprise importante. Compte tenu de son handicap (son âge mental est de 10 ans), sa tâche consiste simplement à relever tous les courriers et à les distribuer. Il connaît donc tout le monde, du président-directeur général aux simples intérimaires. Son erreur de langage réside dans l’utilisation universelle du pronom personnel anata, alors que la langue l’oblige à le bannir avec des êtres ayant une position supérieure. Par un acte de transgression dont il n’est pas conscient et dont personne ne s’offusque en raison de son déficit intellectuel, Takashi révèle l’encastrement de la hiérarchie dans la langue. On sait que Roland Barthes a qualifié la langue de « fasciste ». Car « le fascisme, dit-il, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » 5. Il a donc fallu l’insouciance d’un adulte-enfant pour braver le « fascisme » de la langue japonaise.

Être en face d’un « tu », telle est donc l’expérience d’existence fondamentale des locuteurs japonais, que l’interlocuteur soit supérieur ou inférieur hiérarchiquement parlant. Tout se passe dès lors comme si, en toute logique, la société civile, cet espace homogène où s’associent les êtres parlants (supposés) libres et égaux, ne pouvait point exister.

On peut évoquer à cet égard les « cinq voies éthiques » (gorin) de la morale confucéenne, qui a profondément marqué la conscience japonaise : le lien d’affection qui soude le père et ses enfants ; le sentiment de devoir qui unit les vassaux au prince ; les rôles distincts qui fédèrent l’homme et la femme dans le couple ; l’ordre hiérarchique qui, dans la fratrie, soumet les cadets aux aînés ; le rapport de confiance qui doit régner entre amis. Les relations mentionnées sont toutes de nature verticale—sauf peut-être l’amitié, qui suppose égalité entre les parties prenantes, mais il n’est pas sûr que, dans la morale confucéenne, elle échappe à la structuration hiérarchique des rapports humains. Quoi qu’il en soit, elle n’apparaît qu’en cinquième et dernière position sur cette liste des relations idéales, moralement valorisées. Ainsi, la présence des inconnus est hors de perspective dans cette vision restreinte et normative de la sociabilité.

Or n’est-ce pas, précisément, avec les inconnus, ces êtres semblables qui s’ignorent réciproquement, que nous sommes censés former un ensemble politique qu’on appelle société civile ? Dans ces conditions, la combinaison binaire rend d’emblée difficile, voire impossible, l’expérience de la « communalité », où les semblables, loin d’être pris dans une chaîne de dominations et de soumissions, s’unissent transversalement en vue de la création d’un espace d’échange égalitaire de mots et de pensées.

Nous, Japonais, ignorons la pensée de la place publique où s’assemble et délibère le peuple. Dans l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau affirme que « toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemblé est une langue servile ». Si le citoyen de Genève, ressuscité, venait au pays du Soleil-Levant, il dirait certainement que ses habitants, se mouvant dans une suite acrobatique et ininterrompue de soumissions et de dominations, ne sont pas libres et parlent une « langue servile », à l’image de leur manière spécifique d’être ensemble.

Un travail de Sisyphe

Pourquoi la démocratie, considérée non pas comme forme de gouvernement (ou d’exercice de pouvoir), mais plutôt comme forme de société, ne prend-elle pas facilement dans l’archipel nippon et, d’une manière plus générale sans doute, en dehors de l’aire culturelle européenne, au demeurant fort restreinte, où elle est née d’elle-même et spontanément ? La question de la langue a certainement une part prépondérante qu’on a trop longtemps ignorée ou sous-estimée. Car, selon la leçon de Rousseau, la langue se façonne en fonction des besoins de la société. Mais il me semble que l’auteur de l’Essai ne dit ici que la moitié de sa pensée : la langue façonnée sert en retour à maintenir ou à figer la société dans la structure qui a commandé sa formation, et que l’une et l’autre sont dans un rapport de détermination ou de dépendance réciproques.

Dans un pays comme le Japon, la volonté de transformer la société peut-elle faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la nature de la langue à travers laquelle le réel se construit et les échanges se réalisent dans tous les milieux sociaux, depuis la cour de l’école jusqu’au Parlement en passant par les bureaux d’entreprise ? Certainement pas. Si la « langue servile » changeait, la société de soumission bougerait. Mais ébranler la langue comme l’a fait Takashi, vouloir agir sur ses usages sociaux, faire en sorte que les pratiques langagières changent, c’est là un travail de Sisyphe, individuel ou collectif, dont seule l’histoire peut mesurer les effets…

Dans le contexte de la crise sanitaire mondiale du Covid-19 et du peu de cas recensés au Japon, on pourrait se demander—en plus de l’habitude très ancrée du port du masque et de la spécificité de la liturgie sociale et culturelle (ni poignée de main, ni bise, ni embrassade, distance proxémique)—si la production de paroles vives (donc de gouttelettes), dépendant entre autres de la culture du débat, n’entrerait pas en ligne de compte. Si, par hasard, ce facteur inattendu s’avérait pertinent, on serait obligé de constater, avec tristesse, que la « langue servile » est mieux armée face à l’épidémie…

—Mizubayashi Akira romancier, écrivant en français ou en japonais. Auteur notamment de Dans les eaux profondes. Le bain japonais, Arléa, Paris, 2018, et d’Âme brisée, Gallimard, Paris, 2019.)

Notes

1. Cf. Cécile Marin, « Empires en accordéon », Manière de voir, n° 139, février–mars 2015.
2. Cf. Dans les eaux profondes. Le bain japonais, Arléa, Paris, 2018.
3. Lire Philippe Pataud Célérier, « À Fukushima, une catastrophe banalisée », Le Monde diplomatique, avril 2018.
4. Cf. la conférence « Vivre en exilé linguistique. Aller au-delà des limites de son monde » du 25 septembre 2018 dans le cadre des Rencontres internationales de Genève.
5. Roland Barthes, Leçon, Seuil, Paris, 1978.

Le Monde diplomatique, août 2020

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