—par Julien Jumelle
Le Comité des Amis de Jacques Stéphen Alexis, fondé il y a quelques années dans la ville de New York, s’intéresse irréductiblement à l’univers culturel et politique de Jacques Stéphen Alexis. Il se donne pour tâche de compiler et analyser les écrits de Jacques, concernant les problèmes cruciaux auxquels est confronté notre pays au cours de la première moitié du 20ème siècle. Ce Comité a également pour mission de réfléchir constamment sur la Pensée de Jacques Stéphen Alexis, de la propager à travers des programmes de télévisions, de radios, des articles de journaux et conférences. En plus de cela, le Comité se penche toujours sur des essais ainsi que sur plusieurs articles publiés sur la vie de Jacques et particulièrement sur les écrits et réflexions du Dr Georges Jean-Charles. Qui est ce dernier ? Il est l’un des membres influents du Comité en question, depuis un quart de siècle. Notre préoccupation, dans cet important contexte, est précisément : la problématique politique et culturelle d’Haïti qui demeure dominante et étoffée dans L’Univers Alexisien.
Georges Jean-Charles (à droite) avec Julien Jumelle.
En 2022, Il est impératif pour le Comité des Amis de Jacques Stéphen Alexis de rappeler sa date de naissance, le 22 Avril 1922. Cela veut dire que s’il vivait jusqu’ à nos jours, il aurait, alors, cent ans. Le centenaire de sa date de naissance nous interpelle. Cependant, comme on l’avait appris, Jacques, âgé à peine de 39 ans, était capturé en 1961 en compagnie de quatre camarades de combat : Charles Adrien-Georges, Guy Béliard, Hubert Dupuis-Nouille et Max Monroe, qui cherchaient à rentrer clandestinement en Haïti, aux environs de Bombardopolis. Puis, Jacques fut conduit à Port-au-Prince et torturé par les macoutes jusqu’à sa mort. Le film “La mort sans Sépulture”, présenté par le cinéaste Arnold Antonin, a bien retracé cette douloureuse histoire.
Pour ce Comité, il est un devoir de participer à la célébration de ce centenaire au cours de l’année 2022. Jacques Stéphen Alexis, célèbre romancier et infatigable militant, n’a jamais hésité à s’engager dans une lutte permanente pour aboutir à une deuxième indépendance du pays. Aujourd’hui, c’est ce que beaucoup d’entre nous réclament ouvertement au moment où Haïti est totalement touchée d’une crise pluridimensionnelle dont on parle tant chez nous que dans les pays voisins, en particulier les États-Unis d’Amérique, le Canada, quelques pays de l’Amérique du Sud et la République Dominicaine, où la Diaspora haïtienne tend à devenir beaucoup plus visible et active. Au nom du Comité des Amis de Jacques Stéphen Alexis, nous décidons, en cette occasion et dans le cadre des efforts que plusieurs citoyens conscients déploient actuellement pour trouver une solution à la crise haïtienne, de revisiter la pensée alexisienne, plus précisément de la vision de Jacques d’arriver à rassembler un jour, toutes les forces vitales du pays, pouvant faciliter l’émergence des classes laborieuses et l’avancement du pays de Jean-Jacques Dessalines. Pour bien saisir et comprendre les démarches culturelles ainsi que les acquis politiques de Jacques et l’intérêt persistant que Dr George Jean-Charles, lui-même place dans l’analyse scientifique de ses œuvres littéraires et ses prises de positions durant toute sa vie, il faut commencer par jeter un coup d’œil sur l’origine et la vie émouvante de ces deux combattants et leur préoccupation politique.
En premier lieu, il faut dire que Dr Georges Jean-Charles, un fils de la Cité de l’indépendance, avait vu le jour le 30 juillet 1932. Après avoir achevé ses études secondaires aux Gonaïves, il rentra à Port-au-Prince où il décrocha avec succès un diplôme à la Faculté de Droit comme avocat, et un autre à l’École Normale des Instituteurs au cours de la même année. Puis, il retourna dans sa ville natale où il allait commencer à militer, au sein des syndicats et défendant dans les tribunaux les revendications et réclamations de plusieurs ouvriers et paysans, qui étaient marginalisés et exploités. Dr Georges Jean-Charles, comme beaucoup d’entre nous, pendant les années 60, était forcé de quitter le pays en raison des persécutions politiques.
En luttant contre le régime des Duvalier, dépendant amplement de l’impérialisme américain, nous avions eu la chance de rencontrer Dr Georges Jean-Charles, au cours des années 70 à New York. Il faisait son travail d’enseignant qu’il avait entamé à Kinshasa, en Afrique, et poursuivi au Canada. Traversé ensuite à New York, il n’avait pas tardé à militer contre le Duvaliérisme sous toutes ses formes et réclamer une Nouvelle Haïti à l’instar de Jacques. Ainsi nous sommes devenus de bons amis et collègues au sein des organisations prônant le respect des droits humains. Nous avions réalisé plusieurs émissions radiophoniques au cours desquelles nous parlions des évènements historiques d’Haïti et ainsi que du profil de nombreux romanciers, poètes et politologues haïtiens, notamment Jacques Stéphen Alexis.
Durand les années 50, Georges Jean-Charles avait eu la chance de rencontrer Jacques Stéphen Alexis qui était déjà le secrétaire général du Parti d’Entente Populaire (PEP), en Haïti. Il nous confia une fois, dans une longue conversation, qu’il était alors fasciné de la façon dont Jacques défendait la cause des prolétaires et paysans, mettant l’accent sur la nécessité d’organiser la lutte politique avec acharnement pour qu’Haïti soit engagée dans la voie du développement dans tous les domaines. Depuis lors, à côté de sa profession d’enseignant, Georges Jean-Charles devint largement préoccupé par la pensée de Jacques. En plus d’une maîtrise sur la littérature française et la linguistique obtenue au Brooklyn Collège, il avait soutenu aussi une thèse de doctorat sur Jacques S. Alexis à CUNY (City University of New York) en 1984. Cette thèse intitulée “Combattant et Romancier d’Avant Garde ou L’Humanisme de Jacques Stéphen Alexis” était classée comme la meilleure de l’année et devient l’un des ouvrages que Georges allait publier pendant les années 1990 et 2000. Il a développé même une passion en analysant assez souvent les romans et les interventions politiques de Jacques tant en Haïti qu’à l’étranger. Comme secrétaire général de L’Association des Journalistes Haïtiens à l’Étranger, durant les années 80, Georges Jean-Charles a eu la chance de parler abondamment de Jacques tantôt dans des universités, tantôt dans des conférences radiophoniques à côté d’autres écrivains et camarades tels que Félix Morisseau Leroy, Paul Laraque, Gislaine Charlier, Gérard Etienne, etc. C’est dans ce contexte, tenant compte de notre rôle à la tête du Comité des Amis de Jacques Stéphen Alexis, que nous participons, avec enthousiasme, à cette présente commémoration, en écrivant cet article. Nous voulons alors utiliser cette opportunité pour mettre l’accent sur le combat politique que Jacques menait brièvement certes, mais avec enthousiasme pendant les années 40 et 50, montrant à pleine vue sa vision philosophique et politique comme militant et chef de Parti en Haïti.
Agitateur dans sa jeunesse
Jacques Stéphen Alexis est né le 22 avril 1922 aux Gonaïves, ville côtière, chef-lieu du Département de l’Artibonite où l’indépendance d’Haïti fut proclamée par le général Jean-Jacques Dessalines, notre premier chef d’État qui pensait lors à la réalisation d’une réforme agraire, pouvant faciliter le bien-être des anciens esclaves après la révolution anti-esclavagiste, anti-colonialiste, anti- ségrégationniste, et anti-raciste. Ce combat musclé, selon plusieurs historiens, avait duré 13 ans, jusqu’au dernier coup de feu du 18 novembre 1803, à Saint Domingue. Son père, Stéphen Alexis vint de l’union de Mesmen Alexis Fils, descendant de notre premier empereur et de Rosanna Jean-Phillipe Daut. Stéphen Alexis fut un journaliste, diplomate, écrivain, et l’auteur du roman Le Nègre Masqué. Sa mère était Lidya Nunez, venant de la République Dominicaine. Cette union avait inculqué, quelque peu, chez Jacques, un esprit de combat, un penchant vers le nationalisme et le respect des droits humains. Après avoir passé quelques années à enseigner et diriger le journal L’Artibonite, comme disciple d’Anténor Firmin, l’auteur du célèbre ouvrage ayant comme titre De L’Égalité des Races Humaines, Stéphen Alexis se rendit à Bruxelles comme diplomate, sous le gouvernement de Sténio Vincent. À ce moment-là, sa femme Lydia et son fils Jacques qui faisait son début à l’école, à l’âge de 4 ans, allaient résider, tous les deux, à Paris.
Cependant, entre 1929 et 1930, la famille Alexis retourna au Gonaïves. Puis, elle se rendit, en définitive, à Port-au-Prince. Jacques commença alors à fréquenter l’Institution de St Louis de Gonzague dirigée par les Frères de l’Instruction Chrétienne, pour compléter ses études primaires et secondaires. Poursuivant sa formation intellectuelle, il ne tarda pas à s’inscrire à la Faculté de Médecine. Diplômé comme médecin, il se rendit ensuite à Paris pour parachever ses études médicales en devenant enfin un neurologue. À cette époque, il avait l’opportunité de lier connaissance avec des écrivains noirs tels que Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Frantz Fanon, etc. Il se familiarisa avec le mouvement de la négritude qui se dessinait à peine. Il avait eu la chance aussi de fréquenter des intellectuels français avec qui il partageait la philosophie de Karl Max et l’idéologie socialiste qu’épousait Louis Aragon, un écrivain très réputé, qui fut l’un de ses bons amis.
Toutes ces études à caractère professionnel ne pouvaient pas le retenir d’entamer des recherches culturelles et politiques. Il se montra tellement actif et dévoué dans plusieurs activités politiques et culturelles qu’on le considérait à cette époque comme un vrai activiste. Dans cet ordre d’idées, Georges Jean-Charles, dans son premier ouvrage (1993), décrit Jacques comme un “agitateur précoce”. Il nous raconta qu’au cours de sa deuxième année en médecine, Jacques avait déjà rencontré les poètes Jacques Roumain et Nicolas Guillén en 1942. Voulant créer un climat de combat et de changement progressiste, Jacques fonda sans tarder, une Fédération de la jeunesse haïtienne.
En plus de cela, il continua sa trajectoire d’activiste, en créant L’Union Sportive Médicale qui devint ensuite, l’Association des Étudiants en Médecine (ADEM) dont il fut le secrétaire général. Grâce aux multiples démarches de Jacques, ADEM améliora amplement ses conditions d’opération. En conséquence, les étudiants acquirent des bourses d’études du Décanat, obtinrent la direction du laboratoire de photographie et même un immeuble pour loger une cafétéria. ADEM évolua tellement qu’elle se transforma en une organisation plus importante : la Fédération Étudiante Universitaire (FEU).
Jacques Stéphen Alexis, plein de fougue et de curiosité intellectuelle, sembla arpenter tous les terrains pour semer et implanter ses idées. Il présida, à cette époque, aux destinées de “l’Intrépide” qui fut un cercle mondain que fréquentaient des jeunes issus de familles aisées. Il écrivait souvent des articles dans la revue Caducée que publiaient les étudiants en médecine, à cette époque. Dr Georges Jean-Charles nous apprit, en plusieurs occasions à la radio que, Jacques, dès son adolescence, commença déjà à visiter les milieux de la conspiration clandestine et acquérait même la réputation d’un tribun populaire. Il se dit toujours qu’il est un vrai descendant de Jean-Jacques Dessalines. Gérald Bloncourt, peintre et photographe, qui côtoyait Jacques dans sa jeunesse, le considéra comme un compagnon de lutte. Il était l’un de tous ceux qui s’agitaient et protestaient contre le massacre des Haïtiens en 1937, sur les frontières haïtiano-dominicaines. Il contribua aussi à la publication du Journal La Ruche à côté de l’écrivain René Depestre et participa activement dans le mouvement des 5 glorieuses qui se convertit, le 7 janvier 1946, en une grande commotion politique qui, en grande partie, renversa le gouvernement rétrograde d’Élie Lescot. Jacques Stéphen Alexis, à côté de toutes ses activités politiques et culturelles, resta attaché à sa ville natale qu’il adorait et fréquentait, assez souvent. Jacques, ayant subi une arrestation après 1946, était forcé de quitter le pays jusqu’à la fin du gouvernement de Paul Eugène Magloire en 1956. Par ailleurs, il persista à accumuler ses recherches et trouvailles de toutes sortes tant en Haïti qu’à l’étranger. Tout cela allait l’aider à devenir un fameux romancier et un militant authentique.
Jacques Stéphen Alexis (à droite) avec Mao Tsé-Toung et une interprète à Pékin en 1961 (D.R. © photo des archives de Gérald Bloncourt).
Un écrivain engagé
Dans les débuts du 20ème siècle, on observa l’apparition de nouvelles tendances politiques et idéologiques à travers le monde. En effet, en 1917, on a eu la révolution russe qui apportait de nouvelles donnes dans le contexte géopolitique de cette époque. Une nouvelle pensée idéologique, sous la direction des Bolcheviks, n’était autre que le socialisme, inspirant plusieurs politologues et économistes qui publiaient, en conséquence, de nombreux documents ou ouvrages guidant les partis politiques, visant à la prise du pouvoir. Puis, se déclenchèrent les guerres mondiales dans lesquelles s’engageaient des pays capitalistes en quête de toutes sortes de ressources et de contrôles géopolitico-économiques du monde. Par la suite, on passa de la Société des Nations à la création de l’Organisation des Nations Unies qui compte actuellement plus que 190 membres. Dans ce même esprit, le monde occidental s’empressa de se regrouper pour consolider le secteur capitaliste en mettant en place à Brettons Woods des organisations mondiales telles que le FMI, la Banque mondiale et autres pour créer et appliquer tout un nouvel ordre économique du monde. Il fallait ajouter aussi, dans ce flot d’idées politiques qui affectaient l’échiquier mondial d’alors, la montée de la Chine après sa révolution en 1949. Ainsi, tout en s’approchant vers la deuxième moitié du 20ème siècle, sous le leadership de Mao Tsė Toung, la Chine embrassa la voie du socialisme. Dix ans après, en 1959, Fidel Castro et Che Guevara avaient mobilisé les paysans cubains pour déclencher la “Guerilla” les conduisant à la victoire de la révolution cubaine, défiant du même coup l’influence impérialiste américaine. Au cours de la même période, on remarquait aussi l’émergence des pays dits sous-développés qui commençaient à bouger, réclamant ainsi leur indépendance comme nations. Plusieurs d’entre eux se regroupaient comme des pays non-alignés au sein des Nations Unies. Certains parmi eux, voulant se libérer du néo-colonialisme, s’orientaient alors idéologiquement vers la gauche. Alors comment cerner chronologiquement, l’évolution et les démarches politiques et culturelles de Jacques Stéphen Alexis, notre écrivain engagé, dans toute cette redéfinition d’objectifs et réorientation du monde à ce moment-là ?
Tout en restant patriotiquement attaché à son pays, à l’instar de son père, tout en promouvant la “Belle Amour Humaine” comme le répète souvent Dr Georges Jean-Charles, et en suivant le chemin tracé par Jacques Roumain, l’auteur de L’Analyse Schématique (1932–1934), du roman Gouverneurs de la Rosée et fondateur du premier Parti Communiste Haïtien, Jacques Stéphen Alexis allait entrer d’emblée dans la littérature en publiant en 1955 son premier roman intitulé Compère Général Soleil. Dans ce roman, il a pris délibérément la défense de tous ceux et celles qui appartenaient au prolétariat, à l’artisanat, à la paysannerie, expropriés et marginalisés. En conséquence, comme l’histoire le rapporte, des centaines de paysans étaient forcés de traverser les frontières pour aller chercher du travail ailleurs. Au lieu d’améliorer leur train de vie, ces paysans furent exploités dans les bateys de la République Dominicaine. Beaucoup d’entre eux se trouvaient parmi les victimes du massacre qui avait eu lieu sur les frontières Haïtiano-Dominicaines, en octobre 1937.
Dans l’intervalle, Jacques Stéphen Alexis se rendit à Paris en 1956, pour participer au Premier Congrès des Artistes et Écrivains Noirs, au cours duquel il intervint pour présenter “Les Prolégomènes à un manifeste du réalisme merveilleux des Haïtiens”, son essai sur l’art. Dans sa présentation, il avait mis l’accent sur le Réalisme merveilleux des Haïtiens. Cela indiqua fortement que Jacques accordait beaucoup d’attention à l’humain et l’art populaire haïtien. Gérard Pierre-Charles, dans ce contexte, nous apprit que : “Le Réalisme Merveilleux que Jacques prônait se propose de chanter les beautés de la patrie haïtienne, ses grandeurs comme ses misères… de rejeter l’art sans contenu réel et social… de rechercher les vocables.” (Publication Cresfed)
Jacques Stéphen Alexis, tout en restant profondément attaché aux problèmes politiques et à la nature de son pays, ne perdit pas de temps pour reprendre sa plume et publier en 1957 son second roman intitulé, Les Arbres Musiciens, dans lequel il a mis en relief le combat mené par les petits paysans contre toutes les métropoles économiques et culturelles. Dans ce même ouvrage, il vint renforcer les critiques portées par Jacques Roumain contre le gouvernement d’Élie Lescot qui persécutait tous ceux et celles qui pratiquaient le vodou. C’était une campagne anti-superstitieuse au profit des capitalistes américains, en dernier lieu. En 1959, Jacques S. Alexis sortit son troisième roman, L’Espace d’un Cillement, à travers lequel il a mis à nu le problème de la femme exploitée en tant que femme et en tant que travailleuse. La production littéraire de Jacques ne s’arrête pas là. Il avait publié aussi, en 1960, un essai intitulé Romancero aux Étoiles qui était la compilation d’une série de contes. Il continua tellement à écrire qu’il a eu le temps de rédiger deux nouveaux romans, Étoile Absinthe et L’Eglantine et d’autres œuvres qu’il n’a pas eu le temps lui-même de publier, malheureusement, avant sa mort. Jacques avait déjà 30 ans avant de s’atteler à écrire ses romans. Selon Georges Jean-Charles, Jacques voulait apprendre d’avantage et avoir plus d’expérience dans sa vie et une certaine maturité politique et sociale avant de commencer à donner un sens à sa vie, en faisant connaître à tous, son opinion du monde. Gérald Blouncourt, son ami de combat, affirma que Jacques aimait le romantisme et qu’il a écrit pour faire appel au changement dans son pays qui se trouvait dans un état délabré. Dr Georges Jean-Charles, de son côté, va plus loin dans ses commentaires; il nous dit que Jacques peut être décrit comme un romancier-historien et un romancier-ouvrier, compte tenu des sujets qu’il avait évoqués dans ses analyses. Il a ajouté que Jacques était convaincu qu’il fallait, sans hésitation, critiquer amèrement le statu quo de son temps et réclamer également des changements qui devaient être bénéfiques surtout aux défavorisés et démunis de la société.
Un militant infatigable doublé d’un visionnaire
Au sein de notre Comité des amis de Jacques Stéphen Alexis, après avoir lu et relu copieusement les trois premier romans Compère Général Soleil, Les Arbres Musiciens et L’Espace d’un Cillement, nous étions totalement convaincus que Jacques Stéphen Alexis, intimement appelé Jacques Soleil, comptait lutter pour changer totalement le régime politique semi-colonial et semi-féodal d’alors. Il avait une vision politico-sociale favorable à tous ceux qui stagnaient dans le pays. La politique a toujours été l’axe principal de sa vie, selon le professeur Max Chancy, au cours de ses multiples interventions dans le cadre des réflexions sur les exploits et prises de positions politiques de l’honorable “Jak Solèy”.
En effet, dans l’article intitulé “La section Rurale, Miroir National”, publié dans le Journal Haïti Miroir, les 7 et 8 septembre 1957, Jacques avait mis en relief que : “pour mesurer le dégrée de civilisation atteint par Haïti, on doit se référer, non aux quartiers huppés de Port-au-Prince, ni aux pitoyables faubourgs suburbains, mais à nos sections rurales ou habite l’écrasante majorité des haïtiens vivant d’une agriculture chétive.” Dans ce même article, Jacques va plus loin pour souligner que: “les terres des plaines ont été progressivement arrachées aux paysans grâce au concours des autorités de l’état—commandants des districts militaires, juges, arpenteurs, députés, préfets, etc.—utilisant à leurs profits l’analphabétisme et le fait que l’identité n’existe pas dans les campagnes.”
Jacques Stéphen Alexis, dans son temps, était préoccupé grandement de la dépendance d’Haïti aux pays capitalistes, notamment les États-Unis d’Amérique. Dans un autre article paru dans Haïti-Miroir, les 31 août et 1er septembre de la même année, parlant d’une “Mobilisation du Capital National”, Jacques indiquait en termes clairs qu’aujourd’hui pour les compatriotes conscients défendant la patrie et l’idéal dessalinien, c’est, pour une longue période, défendre à la fois le droit des masses laborieuses à la vie et le Capital National. Le progrès social, est en dernière analyse, le reflet de l’accumulation du Capital dans le pays. En conséquence, la mobilisation du Capital National est seule capable de créer en Haïti les usines, les entreprises industrielles et agricoles que nos prolétaires réclament. L’indépendance et la souveraineté nationale en dépendent également. Jacques Soleil pensait que l’électrification, l’industrialisation d’Haïti et son expansion agricole ne sauraient dépendre seulement de l’aide étrangère. En effet, l’expérience passée et présente a éloquemment montré la somme de misères, de servitudes et de dangers accompagnant d’ordinaire l’aide étrangère. Dans le cadre des rapports existant entre notre pays et ceux de l’étranger, Jacques avait fait des considérations raisonnables. Il admettait que Haïti, en certaines circonstances, pouvait recourir aux emprunts extérieurs quand il y a péril en la demeure. Cependant cela devait se faire avec caution et en considération de l’état des moyens du pays et en fonction de la vision de son avenir.
Au cours de la même période, Jacques Stéphen Alexis avait continué à mettre à nu les problèmes marquants du pays et offrait aussi des solutions. Ainsi, le 21 octobre 1957, il avait fait paraître un article intitulé “Liquider L’analphabétisme en dix (10) ans”. En effet, parlant de 4 millions d’habitants à cette époque, il nous avait dit ceci: “Comment concevoir une amélioration sérieuse des méthodes de culture avec une population rurale illettrée à plus de 95%? Comment l’agriculteur pourrait-il conduire les machines agricoles, adopter les denrées qui conviennent particulièrement à ses terres, améliorer ses méthodes de culture, la productivité des champs et la qualité des denrées sans apprendre à lire et écrire? Dans ce cas, Jacques avait proposé un plan selon lequel 350 000 citoyens seraient alphabétisés chaque année, pendant une période de cinq ans. Au rythme actuel de notre instruction publique, il n’y a aucun espoir pour l’économie haïtienne, il faut s’en rendre compte !”
En écrivant ces articles qui démontraient que le pays n’était pas trop loin de la banqueroute, Jacques pensait aussi à rassembler toutes les forces vives du pays, à préparer des cadres, visant à trouver et appliquer des solutions adéquates.
C’est dans ce contexte, en 1959, que Jacques Stéphen Alexis, pour renforcer et divulguer sa position politique, pour accėlėrer structurellement son combat contre le statu quo, avait : 1) publiė clandestinement “HAITI 1959” qui ėtait une évaluation de la situation générale du pays en déclarant, par exemple, ce qui suit : “150 ans de pressions et de tentatives impérialistes, les guerres féodales et l’incurie des dirigeants féodalistes d’Haïti ont fait de cette riche et noble terre un pays aujourd’hui complètement ruiné, appauvri à l’extrême limite, se débattant dans une sous-production sans cesse plus accusée, dans une misère effroyable et des famines endémiques…”; 2) au cours de cette même année, Jacques Stéphen Alexis, en accord avec plusieurs camarades de combat qui militaient courageusement partout dans le pays, encadrant les ouvriers, artisans et paysans luttant pour leur survie quotidienne, avaient fondé dans la clandestinité le Parti d’Entente Populaire (PEP) accompagné d’un Manifeste-programme de la deuxième indépendance. Tout cela constituait le document socio-économique et politique le plus avancé de l’histoire des idées en Haïti, selon Gérard Pierre-Charles qui va plus loin pour dire que Jacques approfondit son œuvre, aidant ainsi la pensée militante à découvrir la voie à suivre pour la conquête d’une vraie démocratie en Haïti, pour la libération nationale et le progrès. Dr Georges Jean-Charles lui-même nous apprit que Jacques était déterminé et consistant dans son combat. Il voulait que la nation se mobilise autour d’un gouvernement national et démocratique capable de lancer un mouvement d’émulation parmi les jeunes, les femmes, les retraités, tout le monde qui était lors capable d’aider les institutions publiques à satisfaire les besoins de la population, tel que l’application du programme d’alphabétisation, mentionné ci-dessus. Au cours de cette même année (1959), Jacques avait participé avec avidité au 30ème Congrès de l’union des écrivains soviétiques. En 1960, Jacques Stéphen Alexis avait participé aussi à la conférence des 81 partis communistes à Moscou où il avait lancé le célèbre appel à l’unité du mouvement communiste. Après le Congrès, vint le voyage en Chine continentale où il était reçu par le Chairman Mao Tsé Toung.
Jacques Stéphen Alexis, pendant une bonne partie de sa vie, nous a prouvé qu’il est vraiment un militant infatigable doublé d’un visionnaire. Quand on prend en compte son travail continu de critiques politiques de la gestion des choses publiques; ses démarches d’ordre social au cours desquelles il avait lié connaissances avec des personnalités politiques et il pratiquait le Marxisme, et se penchait vers le Socialisme. Jacques faisait aussi des interventions journalistiques pour mobiliser et conscientiser les masses laborieuses et leur offrir, d’une manière pertinente, les voies de sortie des crises qui retiennent le pays dans l’incurie pendant des années. Cependant, Jacques, en devenant un intellectuel connu tant à l’étranger qu’en Haïti, à travers ses colloques de nature politique, social et religieuse, souvent controversées, était ouvertement menacé par le régime sanguinaire du Dr François Duvalier, communément appelé Papa Doc. En effet, le secrétaire du Parti d’Entente Populaire, ayant remarqué des tentatives d’intimidation du gouvernement à son égard, avait vite pris sa plume, le 2 Juin 1960, pour écrire une lettre au président, lui disant qu’il n’est pas de taille à se laisser intimidé. Dans le premier paragraphe de cette lettre, Jacques a écrit ceci: “Dans quelques pays civilisés qu’il me plairait de vivre, je crois pouvoir dire que je serais accueilli à bras ouverts ; ce n’est un secret pour personne. Mais mes morts dorment dans cette terre ; ce sol est rouge du sang de générations d’hommes qui portent mon nom ; je descends par deux fois, en lignée directe, de l’homme qui fonda cette patrie, aussi j’ai décidé de vivre ici et peut-être d’y mourir…” Plus loin dans le troisième paragraphe, Jacques continue pour dire: “Je me suis demandé si l’on ne visait pas à me faire quitter le pays en créant autour de moi une atmosphère d’insécurité. Je ne suis pas arrêté à cette interprétation, car peut-être sait-on que je ne suis pas jusqu’ici accessible à ce sentiment qui s’appelle la peur, ayant sans sourciller plusieurs fois regardé la mort en face.”
C’était une longue lettre qu’il avait rédigée. Jacques savait bien que Papa Doc voulait le réduire au silence. Cependant, ce militant infatigable, ce Chef de Parti avisé qui se montrait toujours conséquent et persistent, n’allait pas mettre fin à son combat. En 1961, Jacques Stéphen Alexis avait fait un tour à Cuba. Dr Georges Jean-Charles rapporta dans son premier essai que : “C’est le dernier voyage dans la patrie meurtrie en compagnie des camarades suivants : Dupuis-Nouille, le mulâtre… Max Monroe le catholique fervent, Karl Bėliard l’ancien déjoint, Charles Adrien Georges l’ancien Fignoliste, le militant ouvrier… c’était la marche vers la mort et l’inscription au martyrologe de l’histoire. (1993)”
Pour conclure, dans le cadre de la commémoration du centenaire de sa date de naissance (22 avril 1922–22 avril 2022), nous, du Comité des Amis de Jacques Soleil, voulons réitérer que Jacques Stéphen Alexis, malgré qu’il nous a quittés avec peine à l’âge de 39 ans, à la suite des tortures qu’il avait endurées entre les mains des tontons macoutes en 1961, il nous a, par contre, laissés un héritage fécond et significatif, particulièrement en matière culturelle et politique. Notre Comité ne cessera jamais de l’honorer avec promptitude, surtout en ce qui concerne la fondation du Parti d’Entente Populaire accompagné du Manifeste-programme pour une nouvelle indépendance qui est devenu une boussole pour de nombreux patriotes qui sont actuellement à la recherche d’une solution haïtienne à la crise multidimensionnelle, causant, de nos jours, le délabrement total du pays de Jean-Jacques Dessalines. Le Manifeste-programme, s’étendant sur une période de dix ans, est aussi un outil de combat que Jacques voulait utiliser pour orienter le pays vers le développement durable, améliorant les conditions de vie des ouvriers, artisans, et paysans. Réfléchissant sur la contribution apportée par Jacques dans la lutte pour une nouvelle Haïti, Dr Georges Jean-Charles, dans l’une de ses analyses, avait dit ceci : “Théoricien et praticien politique, Alexis propose des solutions hardies pour lancer son pays dans la voie du développement indépendant et de la modernité. Par exemple: mobiliser les classes sociales nationales dans un “Front National Uni” pour promouvoir le développement agricole, industriel et culturel de la nation dans le contexte de la Deuxième Indépendance, tel était l’un des objectifs majeurs de son élan vital.” Ensuite, dans le même texte, Georges continue en écrivant : “Alexis a légué aussi une richesse inestimable de sa pensée sociale. C’est à partir de son œuvre que le peuple haïtien a commencé à poser ses problèmes dans le sens de leur solution. Le Manifeste-programme de la Seconde Indépendance, qu’il rédigea en 1959, a constitué le document socio-économique et politique le plus avancé de l’histoire des idées en Haïti.”
Quant au professeur Max Chancy, il écrit en 1982 : “L’analyse de la pensée politique de Jacques Stéphen Alexis revêt une importance particulière aujourd’hui parce que cette pensée a gardé son actualité, parce qu’elle porte sur des problèmes actuels et s’articule autour de préoccupations qui aujourd’hui encore sont nôtres. Vingt-deux ans après la mort de Jacques S. Alexis tous les mêmes-problèmes restent posés qui attendant de nous une solution…” Le professeur Michel Hector adopte une approche critique, en disant: “Par le rôle qu’il assigne à la bourgeoisie, le Manifeste s’éloigne de l’Analyse Schématique et se rapproche de certaines thèses de l’ancienne P.S.P. De même que pour les propriétaires fonciers, la situation de la bourgeoisie est considérée dans sa perspective historique. Plus qu’un siècle et demi de domination féodale et “féodalo-impérialiste” a empêché le développement de la bourgeoisie. Pour des raisons à la fois économiques, politiques et idéologiques, les bourgeois nationaux ont joué tout au long de l’histoire du pays un rôle de bouc émissaire des féodaux…”
Jacques Stéphen Alexis, un militant infatigable doublé d’un visionnaire, a beaucoup voyagé. Il a eu la chance de visiter plusieurs pays où il a fait connaître la cause haïtienne et recueilli plusieurs données qui ont enrichi ses connaissances que nous avons relevées dans cet article. Après tout, il est clair que Jacques, militant avisé, en dépit de sa courte trajectoire, nous laisse un héritage politico-culturel tout à fait distinctif et inépuisable.
—Julien Jumelle Président du Comité des Amis de Jacques Stéphen Alexis à New York, 15 janvier 2022
Notes
1. | Présence de Jacques Stéphen Alexis, par Gerard Pierre Charles. Publié par Le Centre de Recherche et formation Economiques et Sociale pour le Développement: (CRESFED). |
2. | Jacques Stéphen Alexis, Combattant et Romancier d’Avant-Garde ou L’Humanisme de Jacques Stéphen Alexis, par Dr Georges Jean Charles. LQ Éditions (1993). |
3. | Articles parus dans le Journal Haïti Miroir en 1957, sur l’analphabétisme en Haïti. |
4. | Évaluation de la situation générale du pays parue en 1959, Jacques S. Alexis. |
5. | Commentaires des professeurs: Max Chancy et Michel Hector sur le Manifeste Programme de la Seconde Indépendance. |