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Qatar, la coupe de trop

—by Akram Belkaïd tiré du Monde Diplomatique de novembre 2022

Le 2 décembre 2010, à Zurich, un vote du comité exécutif de la Fédération internationale de football association (FIFA) désigne le Qatar pour organiser la Coupe du monde de 2022. À Doha, la capitale de l’émirat, c’est une explosion de joie. Les sirènes des navires retentissent dans le port, les klaxons des berlines rutilantes qui longent la corniche leur font écho et les médias locaux célèbrent en boucle une reconnaissance internationale consacrant l’entrée du pays dans la cour des grands. L’émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani, père de l’actuel souverain, qui lui a succédé en 2013, exulte. Son royaume est désormais connu de la planète entière.

Old Football (Vieux football), 2019 © Alberto Zamboni, Galleria Stefano Forni, Bologne.

Aussitôt, les critiques pleuvent de partout. Côté sportif, on dénonce l’aberration d’organiser une Coupe du monde dans un pays désertique et caniculaire, où il n’existe aucune passion pour le football. Dans le même temps, les États-Unis, battus par quatorze bulletins contre huit lors du vote de la FIFA—alors qu’ils étaient persuadés de l’emporter—, crient à la corruption et à l’achat de voix. Sur le plan politique, des organisations non gouvernementales (ONG) alertent sur le caractère autoritaire de cette opulente gazomonarchie où les partis politiques et les syndicats sont interdits. Dans son rapport annuel sur la situation des droits humains au Qatar (19 mars 2011), Amnesty International écrit : « Les femmes sont victimes de discrimination et de violences. Les travailleurs migrants sont exploités, maltraités et insuffisamment protégés par la loi. Des centaines de personnes continuent d’être arbitrairement privées de leur nationalité. Des peines de flagellation ont été prononcées. Des condamnations à mort ont continué d’être prononcées, bien qu’aucune exécution n’ait eu lieu. » Tout est déjà dit ou presque.

Durant les douze années qui suivent, le feuilleton Qatar 2022 se trouve alimenté en permanence : enquêtes judiciaires, aux États-Unis mais aussi en France, sur le vote très controversé de la FIFA et la prévarication de plusieurs de ses dirigeants ; reportages édifiants sur la condition exécrable des travailleurs asiatiques (Bangladais, Indiens, Népalais, Pakistanais, Philippins) et africains (Kényans, Somaliens, Soudanais) ; dénonciation des atteintes à l’environnement provoquées par la construction de six nouveaux stades dotés de systèmes de climatisation. L’acte d’accusation s’allonge de mois en mois, mais jamais l’organisation de la compétition n’est remise en cause. Comme pour la Coupe du monde organisée dans l’Argentine des généraux en 1978, les rares appels au boycott font un flop. De son côté, l’émirat fait le dos rond, dépense des dizaines de millions de dollars en communication pour redorer son image, et les 200 milliards de dollars de budget qu’il consacre aux investissements d’infrastructure (stades, métro, etc.) font le bonheur de centaines d’entreprises occidentales, chinoises et japonaises.

À l’approche du coup d’envoi de la compétition, le 21 novembre, les critiques s’emballent. Comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, tout le monde veut exprimer sa part d’indignation. « Compte tenu de ce que l’on sait des conditions de déroulement de cette compétition, climatiques et de la construction, si j’étais chef de l’État, mais je ne le suis plus donc ma position est facile, je ne me rendrais pas au Qatar », affirme M. François Hollande (22 septembre). Quand il était à l’Élysée, l’ancien président n’avait pas de tels états d’âme. Le 23 juin 2013, en visite officielle à Doha, il promettait même que la France aiderait l’émirat à « organiser une très belle Coupe du monde ». À l’époque, le sort peu enviable des travailleurs asiatiques qui bâtissent depuis des décennies le Qatar et les autres pétromonarchies du Golfe est déjà largement connu. Mais, projet de vente d’avions Rafale oblige, M. Hollande ne s’en préoccupe guère.

La mairie de Paris est elle aussi devenue soudainement solidaire des damnés du Qatar. La preuve ? Elle n’ouvrira pas de « fan zone » durant le Mondial. « Je dénonce toute connivence avec des États qui, aujourd’hui, ne respectent pas les questions de climat, des règles sociales ou des règles de droit qui sont fondamentales », s’enflamme l’écologiste David Belliard, adjoint à la mairie de Paris, pour justifier ce téméraire boycott. Mais quid du Paris Saint-Germain (PSG) ? Ce club est la propriété du Qatar depuis 2011, et son président Nasser Al-Khelaïfi, un proche de l’émir Tamim Al-Thani, accueille régulièrement dans ses tribunes VIP du Parc des Princes la maire socialiste de la capitale, Mme Anne Hidalgo. Quant à la chaîne de télévision TF1, elle a décidé de faire disparaître la mention « Qatar » de sa bande-annonce concernant le Mondial—sans renoncer, bien sûr, à diffuser les matchs de la compétition.

Si on boycotte le Qatar, c’est en fait toutes les monarchies du Golfe qu’il faudrait mettre en quarantaine, et depuis longtemps, car, de l’Arabie saoudite au sultanat d’Oman, toutes mériteraient les mêmes critiques. Si des centaines d’ouvriers sont morts sur les chantiers du Mondial qatari, bien d’autres avaient déjà péri à Dubaï dans les années 2000, lors de l’érection d’une des plus hautes tours du monde, le Burj Khalifa. Son sommet panoramique attire aujourd’hui des dizaines de milliers de touristes de toutes les nationalités ; et personne ne songe à bouder l’endroit. À Oman, la construction de la ville nouvelle de Douqm a mobilisé des légions de travailleurs étrangers, guère mieux traités que ceux du Qatar, mais nul ne veut mettre à l’index le très prisé Tour cycliste d’Oman. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le royaume de Bahreïn ne cessent d’être épinglés pour leur manque de respect des droits humains, leur rôle dans la guerre au Yémen et le caractère autocratique de leur pouvoir. Mais qui parle de boycotter les grands prix de formule 1 organisés dans ces monarchies ? Quant à la présence de deux équipes cyclistes, l’une financée par les Émirats et l’autre par Bahreïn, sur le Tour de France, personne n’y trouve à redire.

Et quid des atteintes à l’environnement chez les autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ? Les stades climatisés pour la Coupe du monde ? Une hérésie environnementale, assurément. Mais que pèse-t-elle face aux milliers de tonnes d’hydrofluorocarbures (HFC) dégagés par les centrales à climatisation sans lesquelles la vie au Qatar serait infernale de mars à octobre ? En 2016, lors d’un sommet international à Kigali et au terme d’un lobbying intense, les monarchies du Golfe ont obtenu de repousser à l’an 2047 l’interdiction de ces gaz à haut effet de serre, au lieu de 2036 pour les autres pays. Rien n’indique cependant que cette échéance sera respectée. À Abou Dhabi, les piscines des grands hôtels sont réfrigérées l’été. À Dubaï, on peut skier toute l’année dans une station couverte conçue par une entreprise française. Une débauche d’énergie masquée par une savante communication sur les promesses de la technologie verte : c’est même aux Émirats arabes unis, géant du pétrole, que se trouve le siège de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena)…

En organisant la Coupe du monde de football, le Qatar découvre le prix de ses ambitions sur la scène internationale. Accueillir des compétitions sportives régionales, ou bien la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (comme en 2001)—idéal pour empêcher que ne se répètent les manifestations de Seattle en 1999—passe encore. Mais pas le Mondial de football, l’un des événements sportifs les plus regardés du monde : impossible désormais de passer inaperçu et d’échapper aux attaques, méfiances, jalousies… À ce titre, le Qatar aurait pu tirer quelques enseignements de l’expérience du Koweït, qui, à la fin des années 1980, s’est lui aussi heurté à un plafond de verre, et à un tonnerre de critiques. Fort d’un trésor de guerre de 200 milliards de dollars, l’émirat chasse alors les bonnes affaires à Wall Street et au London Stock Exchange. Moins d’un an après le krach boursier du 19 octobre 1987 (le « lundi noir »), les actions des grandes multinationales sont bon marché, à commencer par celles de British Petroleum (BP), que le gouvernement de Margaret Thatcher vient de privatiser. Durant le premier semestre 1988, le fonds souverain Kuwait Investment Office (KIO) met sur la table 2 milliards de dollars pour contrôler 22% du capital du groupe pétrolier et annonce qu’il participera à la gestion stratégique de BP. À Londres, c’est l’indignation. Un poids lourd de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) qui aurait un droit de regard sur ce fleuron britannique ? Hors de question ! Thatcher menace le Koweït de représailles en cas de nouvelle montée dans le capital du pétrolier, et le leader travailliste Neil Kinnock hurle à la « mise en danger de l’intérêt national ». Le KIO accepte finalement de diminuer sa part dans le capital de BP.

Aux États-Unis, où sévit déjà une forte hostilité à l’égard des investisseurs japonais, le KIO fait soudain figure de suspect pour nombre d’élus au Congrès qu’inquiètent ses acquisitions dans l’immobilier de luxe, notamment à New York. Ce « Koweït bashing » touche aussi la France, où l’on n’a pas oublié que, lors de la Coupe du monde de football de 1982 en Espagne, le cheikh Fahad Al-Ahmed Al-Jaber Al-Sabah, le frère de l’émir, avait pénétré sur la pelouse du stade de Valladolid et, fort de son statut princier, obligé l’arbitre à annuler un but inscrit par l’équipe de France. Du jamais-vu dans l’histoire du ballon rond. Ce contexte de défiance générale oblige le KIO à consentir d’importantes dépenses en communication et en lobbying politique pour convaincre les opinions occidentales que le Koweït, aussi riche et arrogant fût-il, ne méritait pas son annexion par l’Irak de Saddam Hussein en août 1990.

Instruits par leurs déboires, les dirigeants du Koweït optent depuis trois décennies pour une discrétion absolue de leur pays sur la scène internationale. Le Qatar tirera-t-il la même leçon de son actuelle mise au pilori ? Cela dépendra du (bon) déroulement de la Coupe du monde et de la conclusion des enquêtes en cours. L’Arabie saoudite, qui entend prendre à son tour la lumière, pourrait même lui succéder dans le rôle du principal vilain du Golfe. Le pays se voit déjà organiser la Coupe du monde de football dans huit ans, en s’associant à l’Égypte et à la Grèce ou au Maroc. Et il vient d’être désigné hôte, pour 2029, des Jeux asiatiques… d’hiver.

—Akram Belkaïd dans le Monde Diplomatique, novembre 2022

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