Poésie en français
Poème de Denizé Lauture
Le cauchemar des feuilles
Les œufs contenant
Les vermines triangulaires
Sont éclos.
Les nouveaux monstres tournent,
Tournent en rond,
Braquant leurs angles terminalistes
Sur les aubes
Des plus beaux boutons de rose.
Maudite soit cette nuit
Où le cosmos en rut
A avalé le sperme fatal.
Maudite soit cette cervelle naïve
Qui a procédé à la déténébration
Du terrible rejeton !
Il a accouché la synthèse des fous,
Le triangle des déments,
La tonification de l’enfer !
Les déserts brûleront
Et resteront déserts.
Mais, qui racontera
Le cauchemar des feuilles ?
Tourne, tourne météore d’amour
Sorti, l’on ne sait où, des ténèbres.
Tu éternises les plaintes des rocs,
Les soubresauts des abîmes.
C’est certain que tu éterniseras
Les hurlements effrayants
De la dernière torche animale.
Tourne, tourne !
Pour les millénaires du silence
Retiens aussi le cauchemar des feuilles :
Si le papillon se remue trop dans ses rêves
Si la rosée est un peu trop drue
Si la brise du soir descend trop forte
L’aube nous trouve feuilles tombées.
Si l’oiseau bat trop ses ailes
Si la pluie est trop abondante
Si le vent se met un peu en colère
L’aube nous trouve feuilles éparpillées.
Au premier souffle frigide d’automne
À la tombée du premier flocon de neige
Avant même le premier gel
Nous sommes déjà feuilles mortes.
Si l’œil du ciel reste sec
Pendant deux ou trois jours
Si les rayons du soleil
Restent en érection
D’un jour à l’autre
Si la foudre nous frôle
Comme un orgasme électrocuteur
Nous sommes déjà feuilles brûlées.
Quand les fleuves seront
Des fournaises roulantes ;
Quand l’atmosphère sera
Un immense voile de feu ;
Quand les océans seront
Des abîmes bouillonnants
Qu’adviendra-t-il de nous,
Nous les plus fragiles nourrissons
De la terre ?
(Tiré dans Les lunes d’or du cactus, éd. Trilingual Press, 2016)
Poème de Lamos Paul
Sans titre
(Tiré d’un post sur Facebook)
On se fait vieux,
On se fait beau,
On se fait riche,
On se fait sage,
On se fait grand,
On se fait vieux
Auprès des pieux
Toujours radieux
Bêchons joyeux
On se fait sage
Sans être en nuage
On tourne une page
On vit sans âge
On se fait grand
Sans être Legrand
On se fait beau
Sans être Lebeau
On se fait riche
Dans sa belle niche
Un riche qui ne triche
Fait pas de fétiche
On vit son temps
Un temps pépin
Qui donne au vin
Son goût divin
—Lamos Paul 2 février 2022
Poèmes de Charlot Lucien
L’identité du Malin
La tête du serpent
Sembla émerger de nulle part
Et dans un chuintement fulgurant
Mordit la femme à la cheville
Y laissant deux béances sanglantes
Et envenimées.
Mu par la prédiction
Et l’intensité de la douleur,
Le talon de la femme
S’éleva du sol
Et s’écrasa sur la tête du reptile
Laissant dans la poussière brune
Une bouillie nauséeuse.
Avant que les deux n’expirèrent,
La femme eut le temps de soupirer :
“Pourquoi me mordre, rampant ?
Ta Destinée serait-elle donc plus forte que toi ?”
Le reptile, le corps encore agité
De soubresauts convulsifs
Expira sur ces mots :
“Destinée ?
Je n’ai pas voulu t’attaquer, femme.
La fourmi m’a piqué
Et à mon tour, j’ai mordu.”
Et son long corps sinueux
Dans un tableau étrange et fascinant,
Se recroquevilla mort,
Sur le ventre de la femme
Qui s’était étendue pour mourir,
Un regard plein de reproches vers les cieux.
La fourmi continua son chemin,
Satisfaite d’avoir confondu les uns et les autres,
Sur l’interprétation de la prophétie
Et l’identité du Malin…
Infinitésimalité
Fourmi frileuse, j’échouai par hasard
Dans les chaussures d’un grand homme
Qui manipulait les banques,
Commandait aux hommes,
Construisait des châteaux,
Finançait des chapelles et des orphelinats
Baisait femmes, hommes et enfants
Et buvait du bon vin millésimé
En insultant à gorge déployée
Dieu, les femmes et les princes.
Je me promenais dans sa voiture
Et, fourmi frileuse,
L’air glacial me fit prendre refuge
Au fond de sa chaussure.
Le grand homme, dans son véhicule,
Entreprit de dévorer la route
Empoussiérant les uns,
Éclaboussant les autres,
Et écrasant sur son passage,
Ici un chat,
Là un insecte
Ou un chien galeux ;
Et plus loin,
Et plus loin,
Il écrasa aussi,
Un enfant aveugle
Dont le sang écarlate
Souilla,
À sa grande stupéfaction
Et la blancheur de la carrosserie
Et la vitre de son bolide.
Un père éprouvé
Lança une malédiction,
En même temps
Qu’un bras vengeur
Et inutile,
En direction du véhicule,
Mais le monstre poursuivit sa route
Et son destin,
Ivre de puissance
Et d’insouciance.
Au fond de sa chaussure,
Fourmi solitaire,
Coincée entre le cuir et la chair,
Suffoquant de douleur, de chaleur
Et de relents divers,
J’utilisai mon seul moyen de défense :
Je mordis la chair tendre entre ses orteils.
Le pied du grand homme bondit de douleur,
Écrasa par mégarde la pédale de l’accélérateur,
Envoyant son puissant engin
Contre un arbre complice.
Quand sa tête rebondit contre la vitre,
Son sang suinta à travers,
Pour s’unir dans un vermeil uniforme
À celui de l’enfant aveugle,
Qui souillait encore la carrosserie.
Le père éprouvé tomba à genoux
Bégayant de reconnaissance à son Dieu
Et moi, misérable fourmi,
Je me faufilai discrètement
Hors de ma prison inconfortable
Grimpant un lacet,
Longeant une semelle,
Traversant les monts et vallées
De sa chair encore pantelante,
Et dirigeai mon infinitésimalité
Vers le taillis le plus proche,
Méditant sur le destin
Des petits et des grands,
Mais surtout heureux
De respirer un air plus sain.
La fourmi continua son chemin,
Satisfaite d’avoir confondu les uns et les autres,
Sur l’interprétation de la prophétie
Et l’identité du Malin…
—Charlot Lucien tirés de La tentation de l’autre rive / Tantasyon latravèse, éd. Trilingual Press, 2013
Un poème épique de Tontongi
Quand on se trompe d’ennemis (ou la violence gratuite des Fidèles et des Infidèles)
(Ce poème est dédié aux victimes des attentats terroristes du 13 novembre 2015 à Paris et du 2 décembre 2015 à San Bernardino en Californie ; il est aussi dédié à toutes les victimes récentes du terrorisme politique, que l’attentat ait eu lieu à Paris, à Beyrouth, au Yémen, en Égypte, à Gaza, en Tunisie, au Nigeria ou aux États-Unis, et qu’il soit perpétré pour des raisons idéologiques, religieuses ou d’État.)
Paysage paisible. —photo par Elsie Suréna
Votre bravade meurtrière est bien notée, je vous le dis,
tant pis si c’est votre seule façon de vous exprimer
pour gagner les esprits et la lutte, mais songez
que les tombés sont le plus souvent des innocents.
Rien de bon ne sortira de vos grandes propulsions meurtrières
sur Paris attristé, ni de San Bernardino dans la mort,
ni de l’avion russe dont ne restaient que les débris.
Ni de Sana’a, ni de Copenhague, ni de Biu or de Bruxelles,
de Christchurch, d’El Paso, de Parkland or d’Orlando
ou de tous ces lieux dont vos ennemis putatifs
ont fait leur acte de confirmation
pour justifier l’injustifiable.
Pour justifier leurs propres furies meurtrières
dans vos villages en pleur
et mettre en fichiers surveillés
nos libertés citoyennes
soudainement changées en données.
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis ;
ces pauvres âmes que vous cherchez à sauver
de la turpitude des infidèles et des mécréants
se foutent bien que vous vous en préoccupiez.
La destruction que vous déferlez de partout
peut-être changera-t-elle le visage de votre règne,
mais votre royaume millénaire,
le but de vos désirs de puissance
ces infidèles dont vous vous liguez contre
sont des puissances infernales.
Elles vous neutraliseront à la fin.
Nulle pensée de la résistance,
ni de la conquête ne saurait être fiable
si basée sur la terreur du sang ;
la haine universelle qu’elle cultive
ne peut être bénéfique à quiconque
si elle n’est pas embrassée par le peuple,
lui qui fuit dans l’horreur des pleurs chagrinés,
l’horreur des familles brisées
par la terreur des bombardements
qui pullulent de tous bords
avec d’égale méchanceté.
Je comprends la grande souffrance
que vous aussi aviez à subir
sous la main du Grand Néocon,
l’envahisseur de Bagdad
avec son ingénuité de conquérant,
lui, qui a utilisé des armes qui tuent
avec à la fois grand fracas
et dans le silence de la nuit ;
des armes qui enseveliront en un instant
des centaines de milliers d’Irakiens,
des personnes réelles, femmes et enfants,
des familles entières qui ne survivent pas l’invasion
ni ses préparatifs, ni les tirs des obus,
ni les missiles, ni la mise sous régime d’embargo
des médicaments, l’embargo sur les fruits,
sur les légumes, sur tout ce qui est bon pour nourrir le peuple
et éviter la mort et le flot de chagrin qui s’ensuivraient.
(Vous souvenez-vous des jeunes Haïtiens des années soixante qui fuyaient pour leur vie la terreur du régime de Papa Doc et auxquels on a donné une belle carte verte et un nouveau drapeau étoilé à l’échange de l’ardeur à jeter des bombes à napalm sur des villages au Vietnam et à se donner un nouveau grand rêve de grandeur ? Beaucoup ne seront jamais retournés de ce long voyage.)
La folie n’est pas toujours la seule conductrice de l’horreur,
le séjour mémorable à Abu Ghraib où les prisonniers mouraient
toujours de « causes naturelles » une bonne nuit de sommeil,
et la torture subie à la lueur d’une caméra et de la risée,
peuvent animer l’excitation de la vengeance haineuse ;
pourtant l’innocent ne doit pas payer pour le coupable :
pourquoi le petit Martin Richard doit-il être sacrifié
pour les malheurs infligés à la Tchétchénie par les Russes ?1
(Certains d’entre vous sont de fiers patriotes, je le sais, cherchant la dignité de l’être, hérauts de votre histoire, malheureusement on vous dit que votre destin était déjà décidé par une autorité que votre Illustre Grand Maître n’avait pas déléguée. Je sais que vous aviez été jadis de fiers privilégiés de la caste dominante et de la loi et l’ordre et que la tyrannie des frères ennemis qui se joindront à vos tourmenteurs pour vous refuser votre part du butin ait rompu votre rang et installé le chaos ; je comprends que votre propre gouvernement au Levant ait lancé, comme les enfants lancent des pierres au manguier, des armes chimiques horribles qui détruisent vos villages, vos frères et sœurs et vos amis d’enfance.)
Je comprends votre souffrance
mais vous oubliez celle des autres
qui affrontent leur univers avec le même doute,
avec les mêmes démons à exorciser,
la même quête de l’Au-delà,
la transcendance de l’absurde et du manque,
et de tout ce qui manque à l’opprimé.
Ils ne sont pas vos ennemis, je vous le dis,
le Brovah et le Sistah qui pour fuir l’étouffement du hood
et l’environnement nocif de l’exclusion s’engagent dans
l’expédition du Grand Néocon un matin de gueule de bois,
eux aussi ont des familles qui pleurent leur départ.
On leur a vendu le Grand Rêve Américain de conquête,
eux aussi sont les victimes du destin et de la zombification
de Wall Street et de sa logique dualiste,
la démarcation de l’Autre,
l’Autre l’ennemi à abattre,
l’Autre qui n’est pas part du Grand Rêve Sublime,
ceux-là qui étaient déjà l’Autre dans leur propre univers local.
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis,
l’attrait du califat renvoie au monde sublime
mais le démon est dans les détails jaillis sous nos yeux,
le sang sur le pavé et les enfants orphelins.
Réinventons un nouvel humanisme désacralisé
mais spiritualisé dans la quête du bien-être terrestre,
la satisfaction de la chair et l’élévation de l’âme
formant l’osmose entre notre communalité et la singularité.
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis ;
tant pis si la politique vous déçoit
mais je vous considère encore comme un frère
et une sœur séparés par un monde réifié,
le rêve ultime du Grand Néocon
ou du Grand Zombifié ou du Grand Soumis
à l’image de fous enragés que vous projetez à vos ennemis.
Quel que soit le crédo qui guide votre action,
faire souffrir un semblable ne peut être une vertu
songez à vos parents qui pleurent votre mort inutile,
songez à la désacralisation du corps dépecé,
songez aux vendeurs d’armes qui sourient en silence,
aux grandes compagnies de sécurité,
aux jubilations des Halliburton du repos d’esprit.
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis ;
l’humanité n’est pas votre ennemie
ni non plus les enfants éventrés un matin ;
nous sommes tous compagnons du Néant,
petits amas de chair sans importance dans l’infinité,
peut-être sommes-nous aussi des grands bâtisseurs
de forteresses et des gratte-ciels hauts
comme à Shanghai et à New York,
grands conceptualistes de chimères
qui échouent dans l’insignifiance, des conquêtes
qui regrettent de ne pas être des pertes, des illusions
qui furent des mécanismes de défense
changés en mécanismes de subjugation,
le grand piège de tous les temps :
le petit homme et la petite femme
enfouis dans leurs ténèbres intérieures.
Oui, nous sommes tous les enfants de la Terre ;
le musicien qui meurt ce jour-là au Bataclan,
il avait marché dans les grandes manifs pour la défense
du droit de hurler à poumons grand ouverts,
et pour votre droit à vous ;
droit à votre propre croyance et crédo
sauf s’ils causent dommage aux faibles vulnérables,
enfants et vieillards qui n’ont pas choisi de leur gré
de vivre sous votre gouvernance exemplaire ;
le poète tué sur la terrasse était un allié, tel Genet,
qui demandait justice pour la Palestine pétrifiée.
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis,
ils ne sont pas les sacrifiés de Beyrouth,
ni ceux de Tunis devenu la capitale de la rébellion,
comme jadis Haïti pour ceux qui se voulaient hommes libres ;
ils ne sont ni les passagers de l’avion russe écrasé sur le Sinaï,
j’ai vu leurs photos et leurs petits secrets souvenirs
éparpillés parmi les débris sur le sol ;
j’ai vu la grande douleur sur le visage des êtres chers
qui questionnent la finalité du crime ;
j’ai vu que vous avez célébré votre victoire
au grand jour sur les écrans d’Internet,
comment donc ignorez-vous—même dans la noblesse
supposée de votre cause—que vous tuez vous aussi
comme les obus du Grand Néocon qui tuent
dans l’invincibilité de l’air, des êtres réels faits
de chair et d’os, objets insoupçonnés de sa haine ?
Nos gouvernements sont vos ennemis, vous dites,
mais ça ne vous donne pas le droit de vous porter
en Ange de la Mort tel le Grand Flic Suprême
dont les forces détruisent depuis le sanctuaire de l’espace
vos villages et vos fermes, les tombés, nous le savons,
sont vos bien aimés tout comme les tombés de Paris
ou de Mumbai, tous tombés pour une insanité.
L’humanité est une multipolarité infusée de partout,
nous ne sommes pas ennemis les uns des autres,
et nous n’avons pas besoin de conte de fée,
nos enfers—le tien et le mien—sont déjà bien réels.
(J’aime l’histoire des musulmans dans le bus au Kenya qui protègent, leurs corps allongés et donnés en sacrifice, un groupe de chrétiens ciblés par des musulmans meurtriers, la flamme de la haine étincelant dans leurs yeux. Les musulmans disent que les chrétiens sont des frères et sœurs artificiellement séparés par l’écho du Cosmos qui propulsent des fusions pas toujours concordantes et que l’amour doit primer sur la haine.)
Nous sommes inondés par les faux symbolismes,
et ne voyons pas toujours les vérités cachées
dans la vivacité sublime de l’instant, nous nous retraitons
dans les grandes élocutions verbeuses sur le Beau,
toutes éclaboussées pourtant devant la souffrance de l’Autre,
ces cadavres témoignent de l’impossibilité de la vertu,
ce sont des réquisitoires contre la mégalomanie du vide.
Notre foi, cette lueur d’envoutement qui éclaire notre émoi,
n’est que le produit de notre intellect malléable à merci,
songez que la foi est bonne mais que la raison est encore mieux,
songez que vous avez le droit à l’évanouissement de la vie ;
enivrés de victoire à la Pyrrhus, songez que vous la partagez
avec les héritiers du Grand Néocon et avec ses ancêtres
qui remontent depuis le commencement des conquêtes.
La jeune enseignante du français en stage à Paris,
éblouie par la nonchalance vitale du lieu, elle avait,
enfant, dessiné un monde sans frontières, elle était,
tout comme votre propre fille la fierté de la famille ;
sa région de provenance qui vivait jusque-là
dans les labyrinthes de la gloire voyait en elle
la reconnaissance de ses millénaires d’existence.
Elle criait sur les boulevards contre la dégradation
de la Terre étouffée par la fumée toxique ;
elle demandait que le droit rectifie l’injustice
faite aux Palestiniens humiliés sur leur propre terre,
tués comme des cibles de Nintendo à la tombée de la nuit
ou comme des gibiers vus de loin par le drone invincible
et invisible, grand œil orwellien doublé d’un missile,
elle disait qu’eux aussi ont droit à la solidarité universelle.
Cet inconnu qui est mort ce vendredi de malheur
ne vous voulait pas de mal ; peut-être était-il là lui aussi
le Nègre du supermarché à Paris qui sauva les Juifs de la mort
—Allah-Dieu n’aurait pas ordonné leur perte ;
nous sommes tous les enfants de la Terre.
Je pleure tous ces sacrifiés qu’on n’avait pas avertis
du chef d’accusation ni de leur condamnation,
morts un instant qui sonde le destin.
Vous tuez pour l’avènement d’une autre ère,
pourtant le sublime lui aussi porte l’ennui et le désespoir ;
je ne m’inscris nullement en juge de votre volonté
d’accomplir les buts que vous vous êtes donnés,
mais la souffrance humaine nous autorise à demander
un grand bond de conscience pour ce qui est beau,
ce dont qui nous fait jouir et non pleurer,
ce dont qui nous réjouit et non dépérit.
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis ;
vivez et laissez vivre ne doivent pas être votre seul lot,
nous ne vous apprendrons peut-être rien
des millénaires de sagesse de vos peuples,
il faut que le sang coule vous vous êtes sans doute dit,
mais aviez-vous jamais parié sur l’autre face du sang,
celle qui n’est pas faite de malheur
mais de l’embrassade de la beauté,
d’être en vie et de s’émerveiller
de l’éclosion cosmique des astres ?
Vous vous trompez d’ennemis, je vous le dis ;
il faut que le sacrifice ait un sens
et que vous ne vous laissiez pas tromper
par les faiseurs de rêves qui passent par l’égorgement
d’autres âmes, songez que vous avez droit à l’évasion,
droit de faire l’amour à l’ombre de l’arbre fruitier,
droit à votre corps
et de choisir pour votre corps.
(Je vous pleure vous aussi qui violez le sanctuaire du corps en le ceinturant d’une bombe qui déchiquètera une œuvre dont votre mère avait mis des années à accomplir. Vous n’aviez pas donné du temps aux tués pour témoigner de leur culpabilité tout comme le drone qui tue sans s’annoncer, soudain une détonation et puis un moment de silence pour nous remémorer qu’il y avait là un être, avant la perte. Mon poème est un requiem d’espoir pour saluer la disparition de tant belles étoiles et ouvrir d’autres horizons inconnus.)
Mes exhortations peuvent vous sembler inappropriées
venant du ventre du requin, le haut lieu du capitalisme
destructeur de notre écosystème et de tant de vies humaines ;
saviez-vous qu’il est aussi le ventre de la rébellion,
là où Freud, Norman Mailer, Malcolm X, Marx, Colette,
Sartre, Groucho Marx, Trump, les Beatles, le jazz et le rap
coexistent comme si de rien n’était ?
Saviez-vous qu’Ezimène
jadis qu’on ridiculisait
eut un jour à avoir sa revanche
—si ce n’est son dédain—
sur les aristocrates de son village natal ?
Elle est aujourd’hui somebody
une personne à part entière,
présidente d’une agence d’assistance sociale
vouée à faire bouger l’État de New York,
autrefois indifférent au sort des oubliés
vers le combat pour sauver la vie ?
Sauver la vie de tant d’êtres humains
laissés à eux-mêmes, invisibles et perdus.
le Grand Frère du Nord a sauvé Ezimène de la déchéance,
elle veut maintenant le sauver de lui-même,
le sauver contre ses multiples tentacules toxiques ?
(Vous ignorerez sans doute mon jugement, mais je sais qu’une part de vous accueille sa défiante candeur.)
Autant que les médias vous servent bien
en vous montrant à la vitrine du monde
autant qu’ils facilitent l’incitation à la guerre
de nos peuples affamés et nourris de la haine
pour brouiller les sentiers épineux,
brouiller les pistes des semeurs d’horreurs,
bâtir un gros mur pour nous séparer
de nous-mêmes et des autres nous-mêmes.
Aussi longtemps que cela continue
d’autant nous lèverons nos étendards
et notre standard du juste et de l’injuste,
et laisserons témoigner seulement les victimes
et les survivants de l’holocauste d’être,
les zombies virtuels de l’âge numérique.
Ce poème vous est adressé, mes sœurs et frères,
que vous soyez du califat ou de toute autre foi
tel un appel à la concorde même imprégné
par le surréalisme et la rage de notre temps,
nous les briseurs d’icônes
pointeurs des mauvaises fois.
Je ne vous connais pas plus que vous-mêmes ;
les médias ont montré amplement vos horreurs
mais rarement vos villages aplatis, rarement
les pleurs qui coulent dans le ruisseau.
La terreur sommaire des missiles lancés,
cela aussi peut être objet de reportage.
Pourtant, c’est le silence qui règne.
Vous savez, le démon vient aussi en silence,
mais le bruit délivre du cauchemar de l’oubli.
Les médias ont montré amplement
ce qui se passe d’un seul côté de l’enfer,
les têtes brûlées d’Allah, aliénées du système.
Le sang est de trop, je vous dis,
nous partageons ensemble et la beauté de l’Être
et ses questionnements ;
allons ensemble à la plage demain,
les vagues de l’océan et notre semi-nudité
peut-être exciteront-elles l’émoi de la concorde
et le demi-monde des arts et de l’émerveillement
et le sens de l’unité jusque-là inconnaissables ?
Les conquérants tuent en nous déshumanisant,
apprenons à nous focaliser sur les miracles de la vie ;
apprenons ensemble comment vivre l’instant fugitif
et non nous éterniser sur le sens du non-sens.
Vous voyez, nous sommes plus près du vrai
que les épanchements illusoires des reality tv ;
nous partageons ensemble la chose qui est là
et dont même la soif du sang ne saurait nous ravir ;
apprenons ensemble comment vivre l’instant qui reste.
(Décembre 2015)
Note
1. | Martin Richard est le nom de la plus jeune victime des bombes du Marathon de Boston en avril 2013. Il avait huit ans. Les deux autres tués sont Krystle Campbell, 29 ans, et Lu Lingzi, 23 ans. |
Depuis longtemps j’adore nourrir les moineaux devant Notre-Dame. Les goélands sont des oiseaux beaucoup plus gros que les moineaux, il est donc un peu effrayant de tenir des petits bouts de pain pendant qu’ils se précipitent pour attraper leur collation mais après tout, les mouettes volent avec presque autant de précision et de finesse que les moineaux donc il n’y a vraiment pas grand-chose à craindre… —image by photographe à Paris David Henry