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L’Autre Laraque

—par Tontongi

En tant que petit frère d’un grand frère charmeur et charismatique, Franck Laraque a été toujours « l’Autre » Laraque, même si ses propres atouts et accomplissements le qualifient plutôt comme un égal de Paul, un alter ego.

Tontongi et Franck Laraque.

Tontongi (gauche) et Franck Laraque. —photo Haïti Liberté

Les deux frères étaient en effet très proches, depuis leur enfance commune à Jérémie, partageant la même chambre. Même s’ils se battaient et se disputaient d’une manière habituelle, ils maintenaient par contre une solidarité inébranlable dans leurs rapports avec leurs parents. Leur omertà (serment de silence) était impénétrable.

Ils ont poursuivi pratiquement une même trajectoire qui s’étale et continue tout au long de leur exil aux États-Unis. Leurs discussions ont généré une sorte d’influences croisées : Paul a initié Franck au marxisme, à son tour Franck lui a inculqué la discipline de la praxis, et l’importance de la liberté dans le projet socialiste. Il lui a surtout montré que la Révolution, c’est aussi l’arrosage de la rizière, la construction des routes, des écoles, des cliniques, bref la construction empirique du changement révolutionnaire.

Franck est l’un des derniers représentants d’une lignée d’intellectuels haïtiens qui ont une expérience personnelle, empirique, de la première occupation étatsunienne d’Haïti. Dans un entretien avec moi, il a parlé avec fierté des grèves contre l’occupation à Jérémie en 1929–1930. Il cite le poème de Paul sur Edmond Laforest, ce poète qui se noie dans son bassin avec deux gros dictionnaires attachés au cou, pour protester contre l’occupation. Il se rappelle quand, enfant, il passait avec son père devant le palais national à Port-au-Prince et criait, téméraire : « Abas Borno gros cochon ! »

En tous cas à New York, durant les temps forts de l’antiduvaliérisme parmi les émigrés haïtiens, Paul et Franck menaient ensemble, en alter ego, le combat, Paul concentrant ses tirs en poésie, Franck en économie politique et critique littéraire, mais tous les deux emportés par le même militantisme contre à la fois la dictature duvaliériste, la domination néocolonialiste et pour l’avènement de la Deuxième Indépendance d’Haïti, qu’ils estimaient continuellement sous occupation étatsunienne depuis 1915.

Le militantisme de Franck, avec son frère Paul, pour la Deuxième indépendance d’Haïti n’était pas sans risque à sa carrière en tant que professeur à l’Université de la ville de New York. Surtout à un moment qui suit de si près le maccarthysme et sa chasse aux sorcières communistes et prosocialistes. Dans un moment surtout où l’impérialisme occidental avait le vent en poupe, notamment à travers la poursuite de l’offensive guerrière par les États-Unis au Vietnam et dans l’Amérique latine, la critique des frères Laraque avait une influence considérable sur la jeunesse montante qui rejette à la fois la tyrannie duvaliériste, l’apologie du capitalisme et la prêche autojustificatrice de l’impérialisme.

Bien que Franck Laraque ait été un participant à la commémoration du 70ème anniversaire de naissance de Jacques Roumain à l’Université Columbia, à New York, en 1977, où j’ai rencontré Paul pour la première fois, il fut formellement présenté à moi par Jeanie Loubet, l’ancienne rédactrice en chef de Haïti Progrès, durant la première du documentaire Canne amère en 1984 à Brooklyn College. Quelque temps plus tard, nous nous sommes rencontrés aux bureaux de Haïti Progrès à l’issue d’une réunion organisée par le journal pour planifier une manifestation contre la répression jeanclaudiste en Haïti. Dans un tête-à-tête avec Loubet, je lui ai confié que j’admire les analyses politiques de Franck Laraque mais que je le trouve « un peu hautain », elle défend ardemment Franck, disant qu’il est l’un des meilleurs gentilshommes qu’elle ait connus. Il faut dire que j’appréciais le fait que Loubet défendait Franck en son absence.

Mais elle n’est pas restée là ! Un peu plus tard après la réunion, quand nous nous trouvons tous les trois ensemble, elle m’a dit, sourire aux lèvres, pointant Franck du doigt : « Voici l’homme que tu as qualifié de hautain. » Franck lui aussi souriait. Il était clair que nous avions plus de racines émotivo-idéologiques qui nous unissaient que de susceptibilités personnelles qui nous aliénaient.

Je rencontrerai ce trait chez Franck tout au cours des trente années où je l’ai connu. Nos contacts se multipliaient au cours des ans, de par à la fois notre commune collaboration avec Haïti Progrès et les visites de Franck à Boston, invité par ses amis Jacques Antoine Jean, Arielle Adrien Jean, Lesly René, Carline Désiré, etc. à donner des conférences sur les sujets chauds du moment, qui incluaient plus souvent les répressions et malversations du régime duvaliériste et les menées impérialistes en Haïti.

La dernière visite de Franck à Boston en avril 2004 a eu lieu dans le cadre de la promotion de son livre, Haïti, la lutte et l’espoir, co-écrit avec Paul et dans lequel il reprend un sujet qui lui tient beaucoup à cœur : l’économie politique, plus particulièrement le défi de résoudre le problème de la pauvreté dans le monde et du sous-développement en Haïti.

« De la dépendance à l’interdépendance »

En effet, l’analyse laraquienne de la pauvreté, mise en relief dans son livre Défi à la pauvreté, publié en 1987 par CIDIHCA, est basée sur deux constantes complémentaires qu’il déplore et auxquelles il cherche une solution alternative : l’« état de dépendance » d’Haïti envers les États-Unis et les inégalités engendrées par la collusion entre les intérêts impérialistes et ceux des classes dominantes. « Ces inégalités ne s’expliquent », dit-il dans ce livre, « ni par l’intelligence, ni par le choix. Elles sont causées par la propriété privée des moyens de production et de distribution des richesses. »

Déjà en 1987, Franck Laraque se lamente sur les conditions sub-humaines où vivait le peuple haïtien : « Des centaines de milliers d’affamés dont femmes et enfants squelettiques, de sans-logis se couchant dans les rues, de chômeurs désespérés. (…) Que faisons-nous en face de ces drames quotidiens, de ces problèmes de santé, d’écologie, de chaos économique ? » se demande-t-il. « Rien, presque rien » répond-t-il.

À la conclusion de la deuxième partie du chapitre précisément intitulé « De la dépendance à l’interdépendance », dans lequel il analyse les mécanismes locaux et extérieurs qui engendrent et cultivent la pauvreté en Haïti, Franck Laraque dit : « Le passage de la dépendance à l’interdépendance est semé d’embûches mais plein d’attraits pour un collectif dont l’objectif primordial est de construire à tout prix une Haïti libérée et mise sur les rails d’un développement profitable à la population entière convaincue que sacrifices et efforts feront germer un avenir différent et meilleur. (…) À cette fin, analyses, discours, sermons ne suffisent plus. On a pour devoir de convertir la théorie en action. De transférer la démocratie des rues au cœur des institutions nationales. » [Cf. Défi à pauvreté]

Conscientisation économique

La solution alternative à la pauvreté, dès lors, implique une approche autogène du développement d’Haïti, basée sur ses propres ressources et moyens, actuels et potentiels. Franck Laraque développera plus tard ces termes dans Haïti, la lutte et l’espoir. Franck place la conscientisation économique comme une nécessité impérative s’il faut que le pays marche vers l’avant : « Les masses se savent exploitées, mais elles sont tenues dans la parfaite ignorance des mécanismes d’exploitation économique, des réels détenteurs du pouvoir économique qu’une étude sérieuse du budget de l’État et d’autres facteurs et documents économiques peut aider à dévoiler. (…) Une conscientisation économique s’avère indispensable afin de réduire le verbiage politique par l’analyse des mécanismes d’exploitation économique, de contrôle et de détournements des fonds de l’État ainsi que des réseaux de collusion et de complicité. » [Cf. Haïti, la lutte et l’espoir]

Est-ce autant dire que cela nécessairement implique une révolution en Haïti ? Étonnamment, Franck ne le met pas comme une condition préalable ; il croit que même sous le régime transnational actuel de production capitaliste et d’échange globaliste, les peuples et classes dominés peuvent développer des méthodes alternatives de production et d’échange qui les bénéficient directement. Il donne l’exemple des projets de développement initiés par des groupes locaux tels que Fondwa ou Pliché, au Cavaillon dans le sud, ou encore le Mouvement Paysan de Papaye, dans le Plateau Central, qui, même limités en proportion, procurent des avantages économiques réels aux participants tout en aidant à leur prise de conscience économique et politique.

Car la prioritisation des impératifs économiques elle-même implique un changement paradigmatique dans la psyché de l’exploité/dominé ou du pays dominé qui invente une « nouvelle façon » de faire. Mais il précise dans Défi à pauvreté que la construction d’Haïti doit passer « du stade de complète dépendance à l’interdépendance dans la plénitude de la souveraineté. Au niveau économique, plus spécifiquement, passer d’un système économique dit de marché libre à une économie mixte où prime la coopérative. Passer de l’étape de destruction ou de critique négative à une étape constructive ».

L’économie politique et la littérature

Franck Laraque a divisé sa partie du livre écrit avec Paul en trois catégories distinctes : « Économie, Politique et Littérature », selon le sous-titre. Il tient, comme Marx, l’économique et la politique comme « les deux piliers fondamentaux de la société » qui à la fois déterminent et gèrent les rapports de classes et de pouvoir dans la société.

Cependant, bien qu’il ne dise pas trop sur la marque de la littérature dans la trilogie, à bien disséquer son continuel intérêt à celle-ci, particulièrement à voir les nombreuses recensions qu’il a consacrées aux œuvres d’auteurs des plus distingués tels Jean-Paul Sartre et Jacques Roumain, ou plus précisément à lire les mémoires-émois qu’il a écrits dans Haïti, la lutte et l’espoir sur Jean Brierre, Jean Métellus, Cauvin Paul, Marie Chauvet, y compris la narration sur des drames personnels comme l’assassinat par les vauriens du FRAPH de son jeune frère Guy Laraque, poète, duquel Franck a dit : « Chaque fois que je pense à Guy, je sens sourdre en moi une très grande colère doublée d’une insurmontable frustration. En Haïti, on est forcé de se résigner à l’idée que l’assassinat est une norme, la justice un anachronisme, l’impunité une nécessité, le pouvoir incompétent et corrompu une fatalité… » Ou encore à lire l’hommage, d’un ton posé, austère presque stoïque, rendu à sa fille Marie-Hélène Laraque, anthropologue et poétesse, farouche défenseur des droits des Indiens Déné des Territoires du nord-ouest du Canada, morte dans sa relative jeunesse en mars 2000, on comprend aisément son grand amour pour la littérature. Il a traduit en français quelques uns des poèmes de Marie-Hélène, dont « Capter un rêve nouveau » où elle se réjouit du rêve de rentrer au pays, Haïti, et « s’émerveiller de la tombée de la nuit / près de la mer / du rythme des palmiers / recevoir la caresse du souffle doux de l’air chaud ».

À vrai dire, l’amour et l’attirance de Franck à la littérature sont bien manifestes dans sa magistrale œuvre La révolte dans le théâtre de Sartre [éd. Universitaires, 1976] où il dit, tout au début, dans un Avertissement, que le « rôle du critique doit être la réduction de l’écart de compréhension entre l’œuvre et le lecteur au lieu d’un élargissement souvent causé par l’interposition de la vision du critique. Une sorte de concurrence à l’auteur ». « Notre projet, continue-t-il, se veut une tentative de désacralisation de la critique, du sectarisme culturel et de la mentalité élitiste qui perpétuent l’arrogance d’une prétendue supériorité de la connaissance et créent une petite “classe” de pontifes intellectuels. »

Naturellement Franck approuve le cheminement subversif du théâtre sartrien, un théâtre en « situation », un théâtre « temporel » qui, dit-il avec un enthousiasme mitigé, « rompt avec la gratuité de la génération précédente [et] pose les problèmes essentiels de notre liberté et surtout de notre responsabilité, ce théâtre qui prend partie pour la révolte et la révolution contre le statu quo est donc un théâtre révolutionnaire, axé sur le principe de l’antériorité de l’existence sur l’essence ». Il prend pour exemples les pièces Les Séquestrés d’Altona qui traite de la torture en France et en Algérie et La Putain respectueuse, qui traite du racisme aux États-Unis. Il conclut, presque satisfait : « Le théâtre de Sartre qui garde le grand pouvoir émotionnel et artistique du théâtre traditionnel et désire créer une conscience politique active, engendrée par la révolte, offre peut-être la solution du théâtre de demain ».

Cependant, dans la conclusion du livre qui a justement pour sous-titre « Sartre ou les limites de la révolte » il a comme quoi « re-calibré » cette pensée, l’intensité de son enthousiasme s’est comme amoindrie, parce que, dit-il « la révolte, pour nécessaire qu’elle soit, est uniquement une attitude si elle n’est pas définie, mais la définir risque d’imposer aux autres une liberté qu’ils ne se sont pas choisie ». Il déplore le fait que le théâtre sartrien semble encourager la gratuité, voire le fatalisme : « La révolte émerge comme une fatalité plutôt que comme une liberté en action, parce que souvent l’acte n’est pas libérateur. »

Mais en dépit des limites du théâtre sartrien en tant qu’expression d’une petite-bourgeoisie particulière vivant dans une « situation » historique particulière, Franck Laraque embrasse à la fin du livre l’irréductible défi du refus sartrien comme un point d’honneur. Aux yeux de ses critiques négatifs, il réhabilite Sartre, duquel il dit, fier : « Il lutte contre la guerre, assaille les dictatures de droite, flagelle l’antisémitisme, épouse la cause noire. Il cherche patiemment et scientifiquement les causes de l’aliénation, mal dont la jeunesse ressent les morsures douloureuses. Ses démarches sont en faveur d’une refonte de la conscience, du renversement des tabous, de la pulvérisation des principes d’obéissance passive, d’un perpétuel dépassement de soi… (…) Dans les périodes de crise qui en appellent plus à la conscience qu’au divertissement, Sartre demeurera une vigie exemplaire, un fossoyeur de l’ombre. » [Cf. La révolte dans le théâtre de Sartre]

Comme nous le voyons plus haut, Franck Laraque n’écrit pas seulement sur les écrivains déjà fameux comme Sartre ou Roumain, il montre de l’intérêt aux œuvres de ses collègues, contemporains et amis ; il était assez généreux pour consacrer à mon livre Critique de la francophonie haïtienne [éd. l’Harmattan, 2008] une recension favorable où il a saisi sans problème les fondamentaux des points que j’y ai soulevés, à savoir, le problème de l’exploitation politique de la problématique linguistique en Haïti par les classes dominantes. Spécialiste de Sartre, il comprend bien que la littérature peut être part du problème de l’oppression—et de sa solution aussi. Il est en train d’écrire une critique en ce moment sur le roman de Marie-Thérèse Labossière Thomas, Clerise of Haiti, qui vient d’être publié par Triilingual Press.

Franck Laraque et les leçons du tremblement de terre

Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a ravagé Port-au-Prince et le sud-ouest d’Haïti, la question de la subsistance et du développement économique d’Haïti a été reposée avec une nouvelle urgence. En effet, après le séisme qui a aggravé le dénuement général d’Haïti, plus particulièrement vu l’arrogance de la CIRH (Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti) qui veuille coiffer Haïti d’un modèle de développement exogène qui renforcera la dépendance d’Haïti d’autant plus sévèrement qu’il s’enorgueillit de l’aura de la charité internationale, l’analyse de Franck Laraque devient très pertinente.

Dans un texte anglais, publié dans Tanbou et intitulé « Un séisme naturel suit le séisme économique qui a bouleversé Haïti depuis les Duvalier », Franck Laraque dénonce à la fois « la nature prédatrice du gouvernement haïtien », la concession, en 1927, à la Plantation Dauphin à Fort-Liberté de 20.000 hectares de terre pour la culture du sisal, la concession à la SHADA (Société Haïtienne Américaine de Développement Agricole), en 1941, de 100.000 hectares de terre arable pour la culture de la plante du caoutchouc (ou plante de la gomme, hévéa), comme autant de causes de la pauvreté et, par extension, de la destructivité du tremblement de terre. « Ces concessions, dit-il, ont abouti à la destruction de la culture de nourriture et d’arbres fruitiers par les paysans. » Ces concessions seront suivies de celles faites à la compagnie Reynolds Mining Corporation en 1956, et à la compagnie SEDREN SA, en 1960, pour l’extraction de la bauxite.

Il cite le meurtre par les régimes des Duvalier de plus 10.000 personnes, et leur responsabilité pour « l’exodus de dix-mille paysans, amenant au pays la mafia et les drogues, avec le soutien financier et moral de Nixon, Reagan et leurs successeurs, tout cela au nom de la démocratie et de l’anticommunisme ». « Un autre coup accablant au paysan, écrit-il, a été la création de la Zone de libre échange sous le gouvernement d’Aristide. (…) Ces Zones de libre échange, qui paient un salaire d’esclave, qui bénéficient de l’exonération fiscale et permettent la répatriation des profits, ont causé la ruine des cultivateurs des plaines de Maribaroux et de ses environs. Privés de leur terre fertile, ces cultivateurs étaient jetés bas au-dessous du seuil de la pauvreté ».

Il continue : « Le séisme catastrophique dont les secousses continuent de faire trembler le pays a dévoilé l’état de délabrement préexistant ; c’est la conséquence de la cupidité et de la mauvaise foi des représentants des trois branches du gouvernement et de la faillite évidente des politiques économiques néo-libérales (notamment la privatisation et la globalisation) imposées par les pays occidentaux, les Nations unies, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. » Il conclut : « Nous voyons un grand besoin d’un mouvement populaire, tout comme en 1930, pour renvoyer les leaders corrompus et y amener de nouveaux leaders qui aient un programme économique cohérent et fiable, basé sur la sécurité de l’aliment et qui mêlent la justice égalitaire avec un partage équitable des ressources de la nation. » [notre traduction de l’anglais].

Conclusion : Un pari sur l’avenir

Notre relation l’un à l’autre étant initiée par la littérature et la politique, c’est par la littérature et la politique que je voulais en rendre compte, même si je voudrais lui témoigner tout autant ma gratitude pour son amitié et mon appréciation pour la fortitude morale et intellectuelle qu’il a toujours fait montre. Que le lecteur souffre mon effort de lui présenter une part de l’œuvre de Franck, une œuvre qui demeure actuelle, qui se nourrit du présent et qui lui cherche une ouverture au futur.

À la mort de Paul Laraque en mars 2007, Hugues St. Fort dit qu’il considère les deux frères, Paul et Franck, comme constituant ensemble, en deux parties, « la personnification de la conscience d’Haïti dans la diaspora ». Dans mon entendement, les deux frères sont une extension de l’un à l’autre, et c’était un plaisir de voir combien ils sont proches idéologiquement, et voir aussi leurs nuances et complémentarité. Paul et moi étions devenus amis quelques années avant Franck, mais il ne nous a pas mis longtemps pour nous rapprocher ; ainsi, pendant plusieurs années avant la mort de Paul, quand Franck était en passage à New York, je m’arrangeais avec eux (je vis à Boston) pour passer le voir chez Paul, dans son appartement à Flushing, Queens.

Rescapés pour ainsi dire de l’armée d’Haïti dans un temps où l’on pouvait être à la fois un militaire et un décent citoyen, il saute aux yeux que ces deux frères n’étaient guère le prototype de l’homo militaris. Intellectuels en marronnage sous habits militaires, l’exil devient inévitable. Dès leur début en tant qu’opposants antiduvaliéristes et antiimpérialistes à New York, ils se font remarquer comme des ex-militaires d’un « autre genre ». Ils deviennent deux apôtres farouches pour la Deuxième indépendance d’Haïti et la « personnification de la conscience d’Haïti en diaspora » selon le beau mot de Hugues St. Fort.

Mon admiration personnelle pour Franck a à voir avec son insistance que le militantisme quotidien, actuel, agissant dans le réel, implique la mise au point des démarches empiriques, des pratiques réelles pour faire avancer la lutte pour l’humanisme socialiste, la lutte pour la libération de l’humain (qui implique le respect du droit à la nourriture, à un habitat décent, à un soin de santé adéquat, à une éducation dézombifiée, à la liberté de l’esprit et du corps).

Même accablé par les récents décès de ses proches et par les tragédies sérielles qui ont ravagé Haïti, il continue encore à garder l’espoir, à parier sur l’avenir d’Haïti, sur sa reconstruction, sur le jour où elle reprendra le volant de son futur, où elle redeviendra le sujet de l’Histoire.

—Tontongi Boston, 15 mai, 2011 publié pour la première fois dans Haïti Liberté, no. 46, 1–7 juin 2011
et ensuite dans Alter Presse, fin septembre 2011

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