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Émeute de la faim et violence politique:

Signes annonciateurs de difficultés

—par Lee Chance

Haïti est revenue sur les devants de la scène à cause de la violence qui a secoué le pays et qui a eu comme conséquence principale la démission du gouvernement de Jacques Édouard Alexis. Cette démission n’a rien de surprenant, ce fut la seule issue de crise possible pour ce gouvernement qui n’a pas réussi à mettre en place les conditions nécessaires pour améliorer le quotidien de la majorité de la population. Cet épisode de violence ne fut pas non plus un fait surprenant mais plutôt la manifestation logique d’une situation complexe qui évolue autour d’un ensemble de facteurs de risque, dont la présence et la dynamique de type systémique contribuent à constamment mettre en danger une stabilité fragile.

Ces facteurs de risques sont l’échec de la mission des Nations unies et du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour la réduction de la violence, l’échec du programme de désarmement tel que mis en place par la Commission nationale de désarmement et de réinsertion (CNDDR), le surpeuplement des prisons accompagné d’une défaillance chronique du système judiciaire, la circulation d’armes illégales, le développement de la criminalité et de la petite délinquance; Un État trop faible pour imposer un ordre social basé sur de nouvelles valeurs qui excluraient la violence; la hausse des prix des produits de consommation de base dans un pays qui ne crée aucune opportunité pour les jeunes qui vivent sans rêves et sans horizon.

Mais surtout il existe en Haïti des secteurs ou des groupes sociaux qui n’acceptent pas l’État de droit car ils tirent avantage du chaos et du désordre. Ces acteurs sont nombreux et tous ont des intérêts importants dans le désordre défini par la fragmentation sociale, la désinstitutionalisation de l’État et l’affaiblissement des capacités sociales et politiques de faire face aux crises et à la violence. Les barons de la drogues constituent un pôle dont l’importance n’est pas réellement pesée, mais il faut aussi tenir compte des acteurs qui ont participé au départ en exile de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, les soi-disant rebelles, héros d’un moment dont les armes ne furent jamais remis, certains groupes politiques qui ne se contentent pas de miettes du gâteau étatique; certains acteurs économiques qui ont fait leur richesse dans le désordre car la corruption est un système qui produit beaucoup de revenus et d’opportunités économiques, etc.

Cette violence qui a secoué le gouvernement ne doit pas être considérée comme purement accidentel mais plutôt comme un signe porteur d’un sens que l’on trouve dans l’histoire qu’elle raconte.

Que nous dit cette violence?

  1. Que le gouvernement du premier ministre jacques Édouard Alexis a échoué dans une mission qui ne fut jamais vraiment claire. Ce qui est intéressant, c’est de noter la réponse du gouvernement d’alors. Monsieur Alexis a annoncé une enveloppe de 400 millions de gourdes pour apaiser les acteurs de la violence. Nous pourrions donc légitimement nous demander pourquoi ces initiatives annoncées ne furent-elles pas mises en place bien avant l’expression violente de la frustration collective. Bien avant que certains secteurs ne profitent de cette frustration, ne la manipulent à des fins politiques.
  2. Que l’État n’a pas pu prendre ses responsabilités vis-à-vis de la majorité de la population qui a été particulièrement frappée par la hausse des prix et les conditions de vie difficiles en Haïti.
  3. Qu’il existe des secteurs dans la société haïtienne qui sont des forces déstabilisantes et qui mettent à risque non seulement l’État mais la société haïtienne en générale. Tant que ces forces ne seront pas neutralisées, elles constitueront des obstacles à la démocratie et à la paix.
  4. Enfin cette violence nous dit qu’elle demeure une ombre surplombant l’espace politique et social, qu’elle évolue et se structure et qu’elle frappera jusqu’à ce que les fondations mêmes de la société volent en éclat.

Cette violence est symptomatique d’un mal profond qui doit être pris en compte très sérieusement par tous les secteurs qui se disent progressistes dans la société haïtienne.

Dans les médias nationaux et internationaux, le discours dominant affirme que la violence du mois d’avril 2008 s’explique par la hausse des prix, notamment des prix du riz. Bien que je n’écarte pas le rôle joué par la hausse des prix des produits de consommation de base tel que le riz, j’adopterais une toute autre approche qui place la hausse des prix des produits de consommation dans une perspective toute différente.

Je soutiens que la hausse des prix n’est qu’un élément dans un tout plus complexe. La vie de manière générale est devenue insoutenable en Haïti. Pour la majorité des gens, il était devenu impossible de se rendre sur le marché pour faire des courses pour nourrir une famille de cinq personnes simplement parce que le prix des produits de base était devenu prohibitif. La hausse des prix étaient rendue encore plus intenable par une reprise du kidnapping qui augmentait le sentiment de mal être. Depuis 2005 et encore plus en 2007, le sens du bien être a été remplacé par une aigreur et une frustration produites par des désirs d’un mieux-être dont la réalisation devenait de l’ordre fantasmatique. Les casseurs ont pillé, brulé et saccagé pour exprimer une violence intérieure qui cherchait un canal d’expression sociale. Le problème n’est pas uniquement un problème de pauvreté au sens socioéconomique du terme. La pauvreté est en Haïti renforcée par la vulnérabilité qui est un profond sentiment d’abandon. Les filets de sécurité traditionnels ont sauté et ne permettent pas de protéger les membres les plus faibles de la population. Ce sont ces segments délaissés à la marge d’une société déclinante qui sont manipulables et dont la violence n’a pas de contenance. Ce sont eux que l’on retrouve dans les rues à s’acharner contre une société qui les a abandonnés.

La faiblesse des institutions sociales, politiques et administratives, et la présence d’une mission non moins faible produit un hiatus dans lequel s’immisce la violence qui tend à se nourrir des faiblesses des acteurs institutionnels, du conflit latent qui existe depuis plus de deux ans années entre les différents groupes d’intérêt et surtout de l’absence de mécanismes pour réduire et prévenir la violence.

La violence comme instrument politique

La violence est dans le contexte haïtien un fait complexe qui ne peut pas et ne devrait pas être traitée uniquement par la police et le système judiciaire. D’ailleurs il faut reconnaître que ces deux institutions ont atteint leurs limites. Elle est aussi un fait produit socialement et enraciné dans les dynamiques sociétales. Dans le cas de la violence du mois d’avril 2008, il faut faire la part des choses dans la rationalité de cette violence. Je soutiens que la hausse des prix et le cout de la vie ne furent qu’un facteur catalyseur et non un facteur causal. La différence est significative sur le plan de l’analyse des conséquences de cette violence. En d’autres mots, j’affirmerais que le mouvement de violence fut d’essence politique avec comme agenda principal de déstabiliser le gouvernement, voire de le renverser. La hausse des prix ne fut qu’une manière de camoufler cet agenda politique, ou encore dit en d’autres mots: la hausse des prix fut une forme de marronnage politique qui visait non seulement à cacher les motivations essentielles du mouvement mais aussi à détourner l’attention du jeu de certains acteurs politiques qui ont des intérêts dans l’affaiblissement de l’État de droit et le départ du gouvernement Jacques Édouard Alexis. Dans le cadre de ce mouvement, la hausse des prix joua un rôle catalyseur en favorisant la mobilisation de la frange la plus pauvre et marginalisée de la population mais aussi la frange dont la violence est la plus difficile à contenir. Une violence qui, lorsqu’elle échappe au contrôle, frappe, saccage et détruit sans discrimination.

Violence et signification

Deux univers de significations se fondent dans les actes de violence qui ont secoué le pays il y a quelques mois.

Le premier univers de signification dit que la violence fut utilisée comme forme d’expression sociale visible, notamment dans le déchoukaj de certains commerces, ou l’attaque faite contre les propriétaires de véhicules. Deux messages ressortent de ces actes. Le premier a avoir avec le refus de la marginalisation et de la pauvreté par un pan important de la population, notamment les jeunes, en particulier les jeunes hommes; Ils expriment une forme de critique sociale contre les possédants, qu’ils soient de la classe moyenne ou de la bourgeoisie. Le second message a avoir avec la forme d’occupation de l’espace sociale par une mission dont la faiblesse et l’arrogance sont trop visibles pour être tenables. Un groupe important de ces casseurs expriment leur frustration contre cette économie parallèle créée par et pour les fonctionnaires et employés de la mission des Nations unies, Minustah. En effet, l’un des impacts de la présence de la mission des Nations unies en Haïti se fait ressentir sur l’augmentation des loyers par exemple…Les propriétaires de résidence n’ont aucune hésitation a demander quatre cent dollars US pour des logements qui vaudraient en tant normal deux cent dollars US.

Le second univers de signification qui ressort de ces journées de violence, c’est que certains groupes politiques ou certains groupes d’intérêts ne sont pas prêts à accepter le changement, car le changement signifierait une perte significative de leur pouvoir notamment économique sachant que la position dans l’espace politique assure l’accès à des biens économiques. J’ai précédemment mentionné le secteur de la drogue mais je n’écarte pas non plus le rôle important joué par certains groupes politiques tel que le groupe Lavalas entre autre (ce n’est pas le seul) qui est un groupe qui a encore sur le terrain une forte capacité de mobilisation, notamment des segments les plus pauvres de la population et dont le leader exilé en Afrique du Sud échappe a tout control social et politique.

Les actes de violence nous signifient que le pays va mal et que ce mal est enraciné bien plus profondément que ne le suggèrent les discours politiques saturés de sens et les silences des intellectuels fatigués et confus par la complexité de la situation. Les actes de violence ont mis en évidence les faiblesses de l’État haïtien ainsi que de celle de la société civile. Elles ont montré que la société haïtienne dans une certaine mesure a besoin de la violence comme mode de négociation, car il a fallu que la violence éclate pour que le gouvernement de Monsieur Jacques Alexis annonce des mesures d’allègement de la pauvreté mais malheureusement ce fut trop tard pour lui. Ajoutons également, qu’il a fallu que cette violence éclate pour que le gouvernement d’Alexis soit défait alors même qu’il y eut une première tentative de le faire démissionner au mois de février 2008.

Mais fondamentalement, ces évènements passés nous rappellent qu’Haïti est loin de sortir de la zone à risque. Le pays n’est pas encore stable, contrairement au discours officiel des Nations Unies. Il y a encore de nombreux défis et le gouvernement qui suit se trouve en face d’une tâche herculéenne. Il faut au nouveau gouvernement un savoir faire particulier… la maitrise de l’art de la navigation en eaux dangereuses.

Conclusion

Le gouvernement de Monsieur Jacques Édouard Alexis a été sanctionné, ce qui d’un point de vue strictement politique est normal. Nous nous attendions à un vote de censure depuis le mois de février 2008. Mais en toute justice il ne devrait pas être l’unique acteur à subir cette sanction. Certains officiels de la mission des Nations unies en Haïti devraient aussi être sanctionnés car cet éclatement de violence est aussi en partie, le fait de leur incompréhension de la situation haïtienne. Par exemple, la mission a appuyé et renforcé une commission nationale pour le désarmement peu crédible dont l’échec actuel sera payé dans un future proche car durant ces quelques jours de violence de nombreuses armes ont refait surface. De même le programme des Nations unies pour le développement avec sa stratégie de sécurité communautaire et ses Comités pour la Réduction de la Violence et le Développement a prouvé qu’elle a failli à sa mission. Il faudra de manière urgente repenser l’approche, la stratégie et la politique en matière de réduction de la violence.

Ces jours de violence nous rappellent aussi que la violence est une ombre qui pèse de tout son poids sur le futur de ce pays et dont la dynamique n’a pas été suffisamment prise en considération par les acteurs clés en Haïti (l’État, le gouvernement, la société civile nationale, les membres de la communauté internationale).

Le nouveau gouvernement doit mettre en place de manière prioritaire une politique non seulement d’allègement de la pauvreté en baissant les prix et en créant des emplois sur le court, le moyen et le long terme, mais aussi une politique de réduction de la vulnérabilité en renforçant les capacités des membres de la communauté nationale à faire face aux crises et aux chocs. La croissance économique est un important aspect de la politique anti pauvreté mais il ne faut pas mettre à la marge la question du changement et de l’ordre social. L’État aussi bien que la société civile, doivent être renforcés et en particulier ces organisations communautaires qui constitue un réseau étonnamment vibrant dans le pays. Les parties politiques devront mettre de coté leurs ambitions politiques et leurs intérêts de chapelle pendant quelques temps afin de faire face aux formidables enjeux nationaux en faisant choix d’un gouvernement qui reflète une vision commune dont la force motrice devrait être l’intérêt collectif et le bien-être commun. Ce sera difficile certes, mais c’est le prix à payer pour la paix.

—Lee Chance Analyste social / Research & Action Consulting Firm (REACTIC) (avril 2008)
L’auteur de l’article peut être contacté sur email: lchance@reactic.org

Note

REACTIC est une firme américaine qui offre des services dans de nombreux domaines incluant, la recherche et l’analyse sociale, l’appui aux acteurs étatiques et non étatiques (société civile), le conseil et le support technique, en gestion de conflit etc.

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