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Barack Obama et la revanche de l’altérité

—par Tontongi

Quand l’altérité se présente comme l’identité prédominante de la normalité, son existence se dilue dans l’uniformité, l’objectif ultime des Nazis. L’altérité, pour exister en tant que liberté qui défie la suprématie de la normalité, doit représenter une alternative, une autre manière d’être et de vivre. Elle représente, par le fait même de son existence, le refus de la normalité en tant que système de valeur supposé supérieur et irréfutable, la remplaçant par une manière d’être et de vivre (et un système de valeur ou de non-valeur) autrement authentique, donc légitime. C’est ce qu’a fait essentiellement Jean Genet, comme Jean-Paul Sartre l’a observé.

Race Superiority —drawing by John Sloan, 1913.

Dans le contexte de la candidature de Barack Obama à la présidence des États-Unis en 2008, l’altérité semble forcer l’Establishment à osciller entre la négation et l’acceptation, entre le même et le différent. Très convenablement, Obama est né de deux races: un père noir, immigré africain, et une mère blanche étatsunienne. Il ne peut rejeter l’une sans se rejeter lui-même. En lui l’altérité et la normalité ou dominalité (la synthèse entre la domination et la normalité) semblent s’unir. Mais c’est un leurre. En tant que candidat à la présidence, et malgré le mélange d’enthousiasme et d’alarme que suscite l’éventualité d’une administration Obama, la négation révolutionnaire (dans le sens hégélien) qu’on attendrait d’une telle victoire (comme on l’espérait sans vouloir vraiment le croire du temps de Jesse Jackson en 1984 et 1988), est comme fondue dans le jeu de la politique, c’est-à-dire s’accommoder de la réalité des contraintes qu’imposent les forces de la réaction: les intérêts corporatifs et les privilèges des classes dominantes.

Le discours de changement d’Obama ne menace guerre ces intérêts-là, même si, à la vérité, une présidence Obama a plus de possibilités substantielles de changement, comparée à celle d’Hillary Clinton, qui augure de la restauration du même régime hybride, soi-disant démocrate mais plutôt protorépublicain, qu’on connaissait durant la présidence de son mari, Bill Clinton.

En effet, comparée aux manquements et à l’incompétence de l’administration George W. Bush, l’ex-administration Clinton brille comme une impossible réussite qui donnait à tout le monde le sentiment d’être bien, suscitant une nostalgie pleurnicharde parmi une bonne partie de la population. Pourtant, dans le tourbillon de l’émoi on oublie que l’administration Clinton a affamé le peuple irakien huit années durant, outre les bombardements mortels épisodiques et gratuits qu’elle assénait au pays, appliquant un embargo dévastateur qui privait la population du minimum indispensable pour sa nourriture et sa santé, causant des millions de victimes parmi la population civile, y compris des enfants. C’est l’administration qui, reniant ses promesses durant la campagne électorale, continuait la politique de refoulement des réfugiés haïtiens qui fuyaient l’univers infernal des putschistes de Port-au-Prince, internant les plus chanceux d’entre eux dans des camps de malheur en Floride et à Guantanamo, prélude des brimades concentrationnaires qu’assénera l’administration du second Bush aux présumés «terroristes» qu’elle capturait en Afghanistan et ailleurs, souvent en violation des plus élémentaires lois internationales.

On a crédité l’ex-administration Clinton d’avoir généré de la croissance et des surplus dans l’économie des États-Unis, reversant des décennies de déficits budgétaires et d’endettement; mais on ne dit pas que c’est la même administration qui, par mesure de prévention contre l’extrême-droite républicaine fraîchement majoritaire dans les deux chambres du Congrès grâce aux élections partielles de 1994, avait aboli l’essentiel des programmes subsidiaires d’assistance sociale qui aidaient les familles les plus démunies à survivre tant bien que mal les rigueurs de l’économie capitaliste. Beaucoup de mendiants qu’on voit aujourd’hui dans les rues de Boston, de New York, de Chicago, d’Atlanta ou de Los Angeles, sont des victimes directes de cette décision, même si on a du mal à les distinguer des victimes de la politique pro-richarde et pro-entrepreneuriale de George W. Bush.

La symbolique des deux candidats à l’investiture démocrate, une femme et un Noir, dépasse certes la différence programmatique de l’une ou l’autre, mais on doit être vigilant pour ne pas se laisser duper par des fausses antinomies. Certains ont voulu réduire la compétition électorale entre Obama et Clinton à un dualisme entre «le tour d’une femme» et «le tour d’un Noir», comme le regrette l’écrivaine féministe Gloria Steinem qui se plaint que les Noirs aient eu le droit de vote aux États-Unis bien avant les femmes. La symbolique représentationnelle d’une femme présidente ou d’un Noir président est certes passionnelle et captivante, mais le genre, la race et l’ethnicité sont des abstractions non pertinentes en soi dans la logique et l’impératif de l’exploitation. Ni dans la réalité existentielle étatsunienne. La main d’œuvre corvéable et malléable qui enrichissait l’aristocratie et la grande bourgeoisie européennes, et plus tard la bourgeoisie étatsunienne, était indifféremment blanche, noire, féminine, masculine, arabe, indienne, chinoise ou enfantine; oui, des enfants aussi subissaient et subissent encore l’exploitation capitaliste dans les fermes ou dans les usines ou dans le secteur service. L’exploitation et l’oppression transcendent la couleur de la peau comme le contenu de l’ADN.

Les victoires de Barack Obama aux élections primaires étatsuniennes dans les quatre coins du pays, contre des rivaux blancs et souvent avec une majorité de voix d’électeurs blancs et noirs, ont montré un changement d’attitude qui devient de plus en plus clair: Vingt ans après la candidature de Jesse Jackson, qui fut elle-même un grand succès en tant que grande première, les États-Unis semblent prêts à élire un Noir à la présidence. Plus de deux cents trente ans après leur fondation comme nation indépendante où l’on a vu se succéder à la présidence une procession interminable d’hommes blancs, protestants presque tous (excepté John Kennedy), qui se croient d’ailleurs être les seuls ayant le droit au pouvoir, aux privilèges qu’il procure, à la représentation qu’il confère.

La candidature d’Obama a déjà accompli plusieurs exploits et «unexpectations», plusieurs inattendus qui, en temps ordinaire, auraient été impensables. D’abord l’embrassade par les Africains-Américains qui, sceptiques au commencement quant à son authenticité noire et à sa loyauté envers leur cause, l’ont finalement adopté de tout leur cœur, avec grand enthousiasme et fierté. Il y a ensuite l’extraordinaire réalisation qu’une potentielle pluralité, sinon majorité de Blancs étatsuniens (composée de démocrates, d’indépendants, de progressistes et de républicains modérés) est prête à élire un compétent candidat noir dans un pool qui recèle un grand nombre de compétents candidats blancs, y compris une femme blanche, ex-première dame de la république.

D’héritage à la fois caucasien et négroïde, Obama a axé son défi sur la transcendance du facteur racial dans la campagne électorale. Mais l’ex-président Bill Clinton, après la défaite de sa femme au premier caucus électoral en Iowa, ne pouvait plus résister au recours au racisme latent de ses compatriotes: l’enjeu était trop grand. Ironiquement, l’ex-président dont les boniments pour séduire les Africains-Américains lui ont valu l’insigne honorifique titre de «premier président noir étatsunien», était le premier à utiliser la «carte raciale» dans la compétition électorale. Un effort désespéré pour endiguer la vague obamaniaque qui menaçait la chance présidentielle de Hillary. («Hillary» est le nom électoral, le trademark publicitaire que la candidate s’est choisie elle-même, pas une gaffe sexiste). Armés de leur instinct d’éternels expédients pour les mots codés racistes, les Noirs, cette fois, n’étaient pas dupes: le «premier président noir» veut barrer la route au premier candidat noir ayant une chance réelle de briguer l’investiture du Parti démocrate à la présidence. Ils ont voté en masse pour Obama.

À la vérité, dans l’intersection entre la race, le genre, la classe et l’idéologie, le facteur déterminant est l’acceptabilité du candidat par le système socio-économique existant. Dans la grille d’acceptabilité, la race n’est qu’un élément constituant, important certes, mais seulement un élément parmi d’autres éléments. Et Obama est acceptable au système ambiant, à l’Establishment, parce que son programme politique, malgré le semblant de radicalité de son discours d’unité des dissociés, ne menace en rien la légitimité, ni la fonctionnalité du système d’oppression, qui pérennise jusqu’ici parce qu’il n’est pas opposé par des forces contrariantes actives qui cherchent à l’abolir.

L’avantage d’Obama sur les autres candidats, c’est d’avoir condamné la guerre contre Irak avant même son lancement; et une bonne part de la population en arrive à la même conclusion. Percutante et importante aussi est la narration d’un «Obama» devenu président des États-Unis. C’est une grande force symbolique dans la ré-appréhension par les opprimés de leur potentiel révolutionnaire. En fait, c’est peut-être la plus grande acquisition symbolique durant des décennies: démonter les habitudes de penser racistes dans les structures institutionnelles qui cultivent l’inégalité et l’injustice sociale. L’acte symbolique est parfois aussi important que l’acte actuel dans la mesure qu’il désigne la possibilité conceptuelle de l’entreprise.

Cela dit, on n’a pas besoin d’être un augure pour déceler le piège épistémologique qu’on tend à tout esprit naïf qui croirait qu’Obama serait la panacée aux problèmes immenses du pays. Son élection apporterait certainement un fresh air, un air frais, comme on dit ici, et forcerait le système à s’ouvrir davantage aux minorités ethniques, mais ce ne sera pas la révolution. En un sens Obama est plus utile aux Blancs étatsuniens qu’aux Noirs et aux autres minorités ethniques que sa candidature symboliquement représente. Il aide le pays à s’acquitter d’une dette morale envers les Noirs et envers l’humanité; ce n’est peut-être pas une absolution, mais c’est certainement une opportunité pour faire ce qui est bien. C’est d’ailleurs ainsi qu’une grande part de l’électorat étatsunien le comprend.

C’est ce besoin de purification qui explique en partie pourquoi le camp des admirateurs d’Obama est constitué à la fois de démocrates, de républicains, de populistes, d’indépendants et de progressistes. Des progressistes? Oui, une grande majorité des progressistes étatsuniens soutient la candidature d’Obama, elle comprend ceux et celles qui dénoncent la guerre contre l’Irak et demandent le retrait des troupes étatsuniennes et l’emploi des centaines de milliards de dollars qu’elle consume dans des projets qui servent la population, bref ils demandent l’engagement de l’État aux côtés des démunis pour matérialiser l’égalité des chances dans la lutte pour la vie.

Ils savent aussi de quoi s’attendre des Clinton et apprécient la force symboliquement subversive que représente l’élection d’un Noir à la présidence des États-Unis. Ce n’est pas la même chose que d’avoir la femme blanche d’un ex-président blanc. Sur ce dernier point, ce n’est même pas sûr si cela n’est pas en fait un handicap à la cause de l’égalité paritaire que les femmes poursuivent, dans la mesure qu’il montre que la première femme présidente est parvenue au pouvoir grâce aux influences et manipulations tacticiennes de son mari, ex-président des États-Unis…

Naturellement, Barack Obama n’est ni Frederik Douglass, ni Martin Luther King, ni Malcolm X ou Jesse Jackson. Il s’est intégré à la lutte des Noirs étatsuniens via une perspective différente qui accentue la similarité entre les groupes ethniques en situation, au lieu des rapports de domination qui existent entre eux. Ayant vécu à son jeune âge en Hawaii et en Indonésie, il a saisi que les semblants de différences entre les peuples sont souvent illusoires, sinon manipulées. Sur le plan de la politique réelle, empirique, il ne sera pas différent d’un John Kennedy ou d’un Bill Clinton noir. Son accomplissement aura été de briser le glass ceiling, le plafond de glace racial, et devenir le premier président noir (ou officiellement reconnu biracial) des États-Unis—le tour d’une femme viendra certainement plus tard.

À en juger par le nombre de Blancs et de femmes qui votent pour Barack Obama, une proportion importante d’Étatsuniens ne prennent plus au sérieux la fausse dichotomie entre le genre et l’ethnicité que les médias et certains membres de l’Establishment, dont le camp pro-Clinton, voulaient insinuer. On s’est servi de la non-précédence historique de l’éventualité d’un Noir ou d’une femme comme présidents pour accentuer quelque fictive fissure intrinsèque qu’il y aurait entre les deux entités. En fait, le premier Noir président ou la première femme présidente ne vaut pas grand chose en soi. Après tout Margaret Thatcher, Indira Gandhi, Ertha Pascal-Trouillot ou Violeta Barrios de Chamorro, toutes femmes en position exécutive dominante comme chefs d’État (respectivement de la Grande Bretagne, de l’Inde, d’Haïti et de Nicaragua), n’ont pas particulièrement avancé la cause des femmes dans les pays en question. Au juste, ni la campagne d’Obama, ni celle de Clinton n’ont un programme préférentiel pour les Noirs ou les femmes. Ce qui prouve plusieurs observations:

  1. Le facteur racial/ethnique et de genre est moins important et déterminant qu’on veuille le croire;
  2. L’électorat n’est pas monolithique;
  3. Le peuple étatsunien apprécie la richesse de sa diversité;
  4. La coalition entre les diverses composantes de la société étatsunienne pour changer les choses est possible (et elle est volontairement, non providentiellement, déterminée).

Cela dit, et sans nous berner d’illusions sur ses possibilités de changement, une éventuelle présidence Obama peut se révéler l’une des plus importantes décisions que le pays ait jamais prises. Pas tant que cela prouvera que le pays n’est plus raciste, que du fait qu’il montrera qu’il y a une majorité de l’électorat qui veuille rompre avec l’obscurantisme du passé sur un point important pour toute la société.

La bombe de la peur

En ayant présenté Hillary Clinton comme la «nominée inévitable» à l’investiture démocrate, l’Establishment démocrate avait espéré coopter toute opposition sérieuse, mais il avait délaissé un élément important: la possibilité d’indépendance de l’électorat même dans un système de pré-sélectivité des candidats convenables au système. On a observé ce phénomène durant l’élection présidentielle en Haïti en 1990 où l’électorat avait choisi Jean-Bertrand Aristide, candidat populiste, contre celui de l’Establishment politique et des États-Unis, Marc Bazin. Dans le cas des États-Unis, huit ans auparavant, l’Establishment républicain avait pu imposer George W. Bush, fils du ci-devant dernier présent républicain, consacré dauphin inévitable. On en connaît le résultat désastreux.

Suite aux succès répétés du «phénomène Obama» dans les multiples épreuves électorales primaires, dont onze victoires consécutives après le grand match du Super Tuesday, la campagne de Clinton devient de plus en plus amère, irritable, négative, certaines mauvaises langues vont jusqu’à parler de crise schizophrénique, la candidate affirmant dans un débat public qu’elle est fière d’être en compétition avec Obama, pour ensuite, le tout prochain jour, le qualifier de honteux farceur indigne de la présidence. Se servant des tactiques d’épouvante du Parti républicain, qui utilise le deuxième prénom d’Obama, Hussein, pour insinuer une relation avec le terrorisme international, sa campagne a publié sur Internet une ancienne photo d’Obama affublé d’un complet africain, chapeau traditionnel compris (un habit de courtoisie qu’il portait lors d’une visite en Somalie), la semaine précédant les primaires décisives d’Ohio (gagnée par Clinton) et du Texas (Clinton gagnant la primaire, Obama le caucus ou comité électoral)…

En termes de leur programme politique respectif, il n’y avait pas grande différence entre Obama et Clinton. Pour se faire élire au Sénat, Obama avait modéré pour beaucoup ses positions anti-système. Sa critique de l’égoïsme des possédants et sa préconisation de l’union des forces disparates supposées antagonistes ne sont pas nécessairement antinomiques à la préservation du statu quo, c’est-à-dire du pouvoir des possédants. La grande différence entre la candidature d’Obama et celle de Clinton, outre la force symbolique d’un président noir dans le pays de Jim Crow (la suprématie blanche), est la possibilité de la propulsion de l’impulsion changementale dans l’émoi d’une populace qui a été désabusée plus d’une fois. On se souvient des assassinats, dans l’espace d’une seule décennie, de John Kennedy, de Medgar Evers, de Martin Luther King, de Robert Kennedy, de Malcolm X. La campagne présidentielle, sur le mode insurrectionnel, de Jesse Jackson en 1984 a été neutralisée dans l’œuf par l’accusation d’antisémitisme que lui infligeaient ses ennemis.

En effet, en voyant les grandes foules multiraciales qui se massent dans les rassemblements d’Obama, je ne peux m’empêcher de penser à Jackson dont les rassemblements électoraux, vingt quatre années plus tôt, en 1984, regroupaient d’immenses foules, souvent entièrement blanches, à majorité jeunes, qui scandaient «Run Jesse, run!» («Vas y, Jesse, vas y!»). Dans une rencontre en privé un journaliste l’entendait utiliser une expression désobligeante, hymietown, pour désigner les Juifs de New York. Une gaffe qu’il déplorait sitôt après. Ça a causé sa perte. Il avait beau présenter ses excuses à la communauté juive, rencontrer ses leaders dans une réunion extraordinaire sous le terme du dialogue et de l’union, ses ennemis ont pris prétexte de la gaffe pour torpiller sa campagne.

Quatre ans plus tard, il retournait comme candidat pour la nomination démocrate dans les élections présidentielles de 1988, gagnant onze compétitions (sept primaires, quatre caucus). Pour un temps, on pensait qu’il allait remporter la victoire, mais un véritable mouvement réactionnaire pour «stopper Jackson» a eu le jour, composé pour la plupart des milieux racistes de droite, de ses ennemis dans le parti, de chefs d’entreprises, des milieux d’affaires, qui ne s’amusaient guère de ses tirades contre «le système», ni de ses embrassades par les syndicats ouvriers. Ses ennemis du lobby pro-israélien, qui ne lui pardonnaient pas ses sympathies pro-palestiniennes, ne désarmaient pas. Ed Koch, le maire juif de New York qui appuyait son rival Al Gore, lui était ouvertement hostile, il déclarait carrément que «les Juifs et les non Juifs supporteurs d’Israël devraient être déments pour voter pour Jackson». Le mouvement «Stopper Jackson» a éventuellement réussi à créer assez de peur, de doute, de suppression de vote, pour bloquer les élans de Jackson et aider à élire un candidat plus rassurant pour le parti et l’Establishment: Michael Dukakis.

Fils unique d’une mère célibataire noire, enceinte par un respectueux «homme de famille» du quartier, Jackson était destiné, comme des milliers de ses pairs, à la pauvreté, à être «nobody», un moins que rien; mais il a décidé de son gré, héros sartrien, d’être «somebody», une personne de chair et de droit, un être autonome. En ce jour fatidique, 4 avril 1968, de l’assassinat de Martin Luther King, son mentor, il était là avec lui, à peine sorti de l’adolescence. Mais malgré l’ignominie qu’il observait, il voulait croire en un monde différent, un monde de fraternité universelle où le respect de l’Autre et la solidarité se vivent comme une seconde nature.

Après l’incident hymietown, les appels de Jesse Jackson pour la régénération du système, ses cris pour la justice sociale et la coalition d’arc-en-ciel («rainbow coalition») entre les divers groupes ethno-raciaux devenaient de moins en moins percutants et n’étaient plus retransmis par les médias et les columnistes, qui étaient plus intéressés aux controverses sensationnalistes. Ainsi, un grand militant noir pour la cause des droits civiques était refusé l’investiture du Parti démocrate à la présidence pour des raisons subjectives et insinuées, qui n’avaient rien à voir à ses qualités intrinsèques de candidat: il était, de loin, le meilleur parmi les autres candidats blancs. Mais la tactique de la peur de ses opposants avait bien marché. Marchera-t-elle avec Barack Hussein Obama?

Voyant l’orientation des sondages et des votants, perdant onze compétitions électorale d’affilée, Hillary Clinton était désespérée, de toute évidence; mais elle savait aussi que l’USA profond, dans les villages comme dans les ghettos urbains des Blancs pauvres, chez les Latinos qui se méfient des Noirs, le racisme a toujours une puissance de résonance. De plus, dans un pays pétrifié par les horreurs du 11-Septembre où l’on présentait l’Arabe et l’Easterner en général comme l’ennemi, les images d’un candidat présidentiel noir en complet «musulman» (dans ce cas un complet traditionnel somalien durant une visite en Somalie), appuyé par Louis Farrakhan, le leader musulman noir étatsunien (même si Obama refuse son soutien), sont pour le moins suggestives. Si on ajoute à tout cela une Clinton horrifiée accusant Obama de menteur, de fabricateur de rêves irréalisables, pire, d’associé à un louche «slum landlord», propriétaire de taudis, puis, coup de grâce: le vidéo publicitaire de Clinton répondant au téléphone à «trois heures du matin» à la suite d’une situation critique imaginée.

Voici ce qu’en dit Orlando Patterson, un professeur de sociologie à l’Université Harvard qui a analysé le spot publicitaire de Clinton: «Quand j’ai vu l’image centrale de la pub de Clinton—des enfants innocents qui dorment au milieu de la nuit et leur mère affrontant un danger mortel—, elle fait revivre dans mon esprit des scènes du passé. Je ne pouvais m’empêcher de penser à “Birth of a Nation”, le film épique raciste de D.W. Griffith qui a aidé à la résurgence du Ku Klux Klan, avec son évocation d’hommes noirs rôdant dans les broussailles des sociétés blanches.» Orlando a estimé que les électeurs qui décident après le diffusion de la pub ont voté en grande majorité pour Clinton.

Dans une subséquente interview à la chaîne de télévision câblée MSNBC, Patterson a élaboré sur les points qu’il a soulevés dans l’article au New York Times. Il a d’abord rappelé le contexte dans lequel le spot a été construit (une compétition électorale farouche qui entrecroise genre, sexe, classe et race) et les destinataires du message: «Il est significatif que la campagne de Clinton ait utilisé la pub téléphonique au Texas où d’après un sondage de Fox effectué entre 26 et 28 février les Blancs disent qu’ils préfèrent Obama à Clinton dans une proportion de 47 contre 44 pour cent, et non à Ohio où Clinton le devançait avec un écart de 16 points parmi les Blancs.1»

De plus, relève Patterson, le spot parle d’une crise qui éclate à «trois heures du matin» tandis que les vrais terroristes préfèrent frapper au grand jour, espérant en tirer le maximum de publicité. Considérant le prototype ethno-racial des victimes (mère blanche, jeunes enfants de sexe féminin, avec teint caucasien et latino), la suggestivité du message est bien évidente. Étrangement, il n’y a pas un seul homme dans le spot publicitaire, relève Patterson, alors qu’en réalité les vrais terroristes ne montrent pas de préférence particulière pour les femmes et les enfants. Patterson a conclu que le spot n’a aucune portée «national security» sérieuse et suggère plus logiquement une situation «d’invasion de foyer» par des criminels. Il cache l’insinuation codée d’un discours raciste.

Une invasion de foyer, au milieu de la nuit, qui, à Texas et à Ohio—et aussi dans le reste des États-Unis—a plus de chance de suggérer, en contexte, la main d’un Noir ou d’une minorité raciale que celle d’un Blanc. L’image d’une Clinton, en habit officiel, qui répond à l’appel téléphonique crucial, à trois heures du matin, est elle-même faussée. S’il y a aucune instance où on devait les réveiller durant les huit années des Clinton au pouvoir pour un appel téléphonique critique au milieu de la nuit qui nécessitait l’intervention exécutive, c’était assurément l’intervention de son mari qu’on cherchait, pas la sienne.

C’est un bon travail de déconstruction qu’a fait Patterson du spot publicitaire de Clinton; il révèle ce qu’il est en réalité: une exploitation à peine voilée des préjugés racistes envers l’homme noir dans une certaine partie de l’électorat blanc moins aisé, une tactique que Michelle Obama, la femme du candidat, a qualifiée de la «bombe de la peur». Clinton a gagné trois des quatre élections primaires importantes tenues à la suite de la diffusion du spot publicitaire (Texas, Ohio, Pennsylvanie). Elle a peut-être gagné ces primaires, mais elle a aussi, très délibérément, ré-induit la nation dans la nuit profonde de son passé d’intolérance raciste, comme on le verra durant les élections générales.

La stratégie de l’évier de cuisine

Ayant failli d’ébranler sérieusement la candidature d’Obama, la campagne de Mme. Clinton a finalement opté pour ce qu’elle appelle la «kitchen sink strategy» (la stratégie de l’évier de cuisine), qui consiste à utiliser n’importe quoi et n’importe quelle tactique pour voir laquelle fait recette dans le but de torpiller Obama. Dans un débat avec lui dans les jours précédant les primaires du Texas et d’Ohio, elle prend avantage de l’expression de soutien manifesté par le pasteur musulman Louis Farrakhan envers Obama pour susciter et nourrir des doutes sur celui-ci. Voyant le piège qui lui est tendu, Obama annonce qu’il a toujours dénoncé les positions jugées antisémites de Farrakhan. Clinton réplique que ce n’est pas assez de dénoncer Farrakhan, il faut aussi le renoncer. Sur ce, Obama de répondre: «Je le dénonce et renonce à la fois.» L’assistance en a ri de bon cœur.

La stratégie de l’évier de cuisine a été un grand succès pour Clinton parce qu’elle a ralenti la percée ascendante d’Obama vers la nomination qui semblait inéluctable après les onze victoires électorales qui suivaient le Super Tuesday (date où vingt États étatsuniens organisaient des élections primaires et caucus dans le cadre de la compétition pour désigner les nominés des partis démocrate et républicain). À vrai dire, la candidature d’Hillary Clinton était originellement présentée comme inévitable, les vastes soutiens qu’elle recevait des barons de l’Establishment démocrate lui servant de gage. Puis, dès le premier scrutin en Iowa, Obama lançait une bombe surprise par sa victoire dans un État presque entièrement blanc, contre cinq rivaux blancs plus un Latino blanc.

Dès lors, il semblait avoir le vent en pourpre. Et étant donné la popularité d’Obama on aurait normalement espéré une lancée ininterrompue vers la nomination. Il n’en était nullement le cas. Avec un avantage substantiel des trois quart des cinquante États ayant eu leurs primaires ou caucus dès avril, il semblait logique qu’Obama deviendra le nominé. Mais les médias de communication de masse faisaient comme s’il y avait une compétition sérieuse entre les deux, alors que toutes les données mathématiques indiquaient le contraire. Se voyant en défaveur dans la logique mathématique, Hillary Clinton a recours à la psychologie du groupe (la peur, l’insécurité, la montée du prix de l’essence, etc.) pour se faire avancer.

Il est intéressant d’observer combien Clinton a cherché à modifier les règles du jeu et le point d’arrivée à chaque carrefour décisif du processus électoral. Elle a tour à tour compté sur les superdélégués, les délégués assignés et l’insécurité des barons du parti pour se faire nominer. Sa campagne a d’abord présenté les scrutins du Super Tuesday comme l’étape décisive de sa nomination; après la déception du Super Tuesday, on a désigné Ohio et Texas comme contours décisif. Voyant que sa victoire à Ohio et sa demi-victoire au Texas (elle a gagné la primaire et Obama le caucus) ne l’avançait pas davantage vers la nomination, elle a fixé la primaire en Pennsylvanie, puis celle d’Indiana…

Cette démarche est secondée par un battage médiatique systématique à l’endroit des superdélégués, pour la plupart grands potentats du parti, pour leur faire croire qu’elle est plus «électable» qu’Obama parce qu’elle a gagné les grands États (Californie, New York, Ohio, Texas, Pennsylvanie, etc.). Ne tenant pas compte, bien entendu, qu’Obama a gagné beaucoup plus d’États et la devançant dans le nombre total des votes. Voyant que l’électorat n’achetait guère ce spine, ce miroitement de mirage, elle avance que les superdélégués devraient la choisir ne serait-ce que parce que «les Blancs, les travailleurs dévoués» ne voteront jamais pour un Noir. Un argument pour le moins malhonnête, étant donné que tout au long des compétitions primaires des États à 90-95% blancs votaient pour lui en grande pluralité dans des scrutins ayant plusieurs compétiteurs blancs.

Après qu’il devient clair qu’il aura fallu un quasi-miracle pour que Clinton l’emporte sur Obama, ce miracle elle le cherchera dans le racisme latent de ses concitoyens. D’où son usage du révérend-pasteur Jeremiah Wright. D’où l’importance de ses discours sur les «valeurs» du pays. Elle a posé la question sur lequel ou laquelle des deux candidats partage et reflète les «valeurs» de l’âme étatsunienne. Naturellement, entre une femme blanche et un homme noir, de mixture biraciale, la réponse est suggestivement claire pour l’électeur sollicité.

L’usage du révérend-pasteur Jeremiah Wright

En effet, le pasteur Wright aura servi comme une poule aux œufs d’or pour la campagne de Clinton. Il lui procurera à la fois la peur de la colère de l’homme noir, le spectre du fanatisme religieux, la crainte envers l’inconnue, précisément virtualisée dans le slogan «temps du changement» scandé par la campagne d’Obama. Les médias ont trouvé des clips vidéos, circulés sur YouTube, de quelques sermons du pasteur dans lesquels il semble émettre des opinions que l’Establishment national trouve controversables: entre autres, que le virus du sida a été délibérément introduit par le gouvernement fédéral dans le but de commettre le génocide contre les Noirs, et que les attaques du 11-Septembre 2001 sont la conséquence du terrorisme que l’État impérialiste étatsunien a exercé sur d’autres peuples. Naturellement ces déclarations, sorties de leur contexte et présentées dans le format réducteur du YouTube, ont pris une connotation incendiaire d’autant plus dévastatrice que la campagne d’Obama se déroule dans un climat de doute et de suspicion insinués par l’ex-président Clinton sur les intentions cachées du candidat noir.

La plus absurde de ces frénésies de renonciation, c’est la demande faite à Obama de dénoncer et renoncer son pasteur personnel, le pasteur Jeremiah Wright, l’homme qui a été pour lui à la fois un ami et un mentor qui officiait à son mariage et baptisait ses deux filles. Les clips vidéos incriminables, retransmis incessamment par les médias, pour montrer le «radicalisme» supposé du pasteur, ne consistent, au juste, qu’à un résumé d’une vérité historique concernant l’orientation générale des interventions impérialistes des États-Unis dans le tiers-monde, y compris la guerre contre Irak; mais les dénonciations du pasteur des actes illégaux de son gouvernement sont représentées comme non-patriotiques, voire comme une trahison. Obama aura finalement «dénoncé et renoncé» son pasteur, avec le cœur meurtri et la mort dans l’âme.

Puis vient le tour de Géraldine Ferraro, supporteuse de Clinton, ancienne candidate à la vice-présidence des États-Unis, de déclarer qu’à son avis Obama a fait tant de sensation et a eu tant de succès simplement parce qu’il est Noir. Étrange affirmation dans un pays où historiquement les Noirs, par rapport aux Blancs, ont toujours été en désavantage dans les représentations du pouvoir et des privilèges. N’empêche que cette opinion soit commune parmi la frange des Blancs racistes qui croient que l’Affirmative action (le système de quota préférentiel en matière d’emploi et d’éducation dans le but de redresser les tors faits aux minorités racialo-ethniques et aux femmes) est une faveur envers les Noirs qui met les Blancs en désavantage.

La tension entre le besoin d’union et l’ambition personnelle

Mon observation, après avoir analysé le parcours des deux candidats, une femme qui a subi les humiliations pour être «sortie du rang» et un Noir, progéniture de l’union d’un Africain noir immigrant avec une Étatsunienne blanche libre-penseuse, c’est qu’Obama était en partant en désavantage dans la compétition entre les deux. Mais c’était compter avec l’ancien paradigme étatsunien. Depuis le temps, exactement vingt ans auparavant, de la deuxième candidature de Jesse Jackson (1988) que le racisme du pays a pratiquement saboté, beaucoup d’eau avait coulé sous le pond. C’était au juste le pari de Jackson: créer un nouveau paradigme d’acceptabilité où l’élection d’un Noir à la présidence devient une affaire de formalité et non de racialité/essentialité. C’est le rêve de Martin Luther King lui-même qui parlait d’un stage de compréhension conceptuelle où le Noir est évalué «non pas par la couleur de sa peau mais par le contenu de son caractère».

Quand, en ce 7 juin 2008, Hillary Clinton monte au podium du Museum National Building et annonce son soutien à la campagne présidentielle d’Obama, tout le monde se sentait soulagé. En fait, toute l’aggravation du drame Clinton-Obama pouvait être évitée trois mois auparavant, après les onze défaites consécutives qui suivaient Super Tuesday. Trois mois auparavant elle pouvait épargner au parti une perte inutile de ressources humaines et matérielles, tout comme George W. Bush pouvait épargner au pays une guerre désastreuse et inutile. Elle pouvait suspendre sa campagne et soutenir Obama. Elle a choisi de préférence la stratégie de l’évier de cuisine, c’est-à-dire la campagne systématique de diffamation du caractère d’Obama. Elle avait du mal à se détacher de l’idée qu’elle ne serait pas la nominée du Parti démocrate selon que la destinée le lui avait réservée. Les médias de communication de masse, qui aiment bien un bon match, naturellement encourageaient le mythe d’une Clinton compétitive et combattante, capable de détourner l’inéluctabilité des conclusions électoralo-mathématiques. Ainsi, au cours de trois mois d’affilée, la campagne de Clinton a-t-elle martelé une narration d’amazone gagnante qui épatait même ses critiques, ciblant les superdélégués qui observaient sur la touche.

Or, le pays est en crise, une crise à la fois économique, politique et morale, une crise au niveau des valeurs existentielles qui méritent d’être défendues. Une nouvelle présidence Clinton ne ferait que projeter le même film. Quand un pays est en crise et atteint la fin d’un règne, il lui faut absolument un nouveau leadership pour renouveler le pacte et le pousser vers l’avant.

Les attaques d’Hillary Clinton contre Barack Obama ont certainement donné aux républicains des munitions inespérables pour utiliser contre Obama, et pourraient avoir comme effet direct, si jamais il est élu, de mouler une présidence émasculée, édentée, neutralisée sous son immense fardeau de dettes politiques contractées et d’intérêts divergents, multipolaires qui l’étirent de partout. Un fardeau qu’il a accepté en quelque sorte lui-même, pour avoir voulu ménager les sensibilités de tout le monde. Donc, un président insignifiant en fin de compte, parce que trop dépendant de la bonne volonté des protagonistes en situation ou tenant trop compte des sondages d’opinion, souvent manipulés. C’est en fait le contraire du principe de mandant exécutif dont on a (ou s’est) investi un président: un droit pour agir. Comme l’ont montré les présidences de Franklin Delano Roosevelt, de Mao tsé toung, de Charles de Gaule, de Fidel Castro, de Richard Nixon, de Ronald Reagan ou de Hugo Chavez, un chef d’État a un immense pouvoir pour remodeler, renouveler la société, si telle s’avère sa volonté ou celle de son parti, pour le meilleur ou pour le pire.

Obama a perdu les primaires du Texas, d’Ohio et de Pennsylvanie parce ce qu’il ne s’est pas défendu assez contre les attaques démesurées de Clinton, qui utilisait tous les moyens négatifs possibles, y compris le racisme, la peur du terrorisme, voire le spectre de l’assassinat, pour l’acculer. Chose inusitée dans la politique électorale étatsunienne, elle a jugé l’adversaire républicain, John McCain, comme plus qualifié et préparé qu’Obama pour briguer la présidence des États-Unis. Elle a gagné presque tous les États en compétition où elle a déployé sa stratégie de l’évier de cuisine. C’est bien significatif que le plus important État qu’a gagné Obama (après que les Clinton décident d’aller tout négatif), soit Caroline du Sud: le seul où durant un débat télévisé qui précède le caucus Obama a renvoyé la balle aux Clinton, dénonçant leur supercherie politicienne. Aidait aussi le fait que l’écrasante majorité des Noirs en Caroline du Sud, à 5o% de l’électorat, votait ses intérêts.

Durant les campagnes pour New Hampshire et Caroline du Sud, Bill Clinton utilise la lettre de noblesse d’Obama contre lui, son opposition à la guerre contre Irak, insistant, avec un grain de mauvaise foi, que celui-ci n’était pas toujours contre la guerre, suggérant qu’il n’est donc pas si différent d’Hillary, qui a voté au Sénat pour autoriser la guerre, et qualifiant la campagne d’Obama de «conte de fées», comme pour le placer dans son rang, comme on dit chez nous d’une personne «impertinente». Après la victoire d’Obama en Caroline du Sud, Bill Clinton affirme que cette victoire n’était pas différente de celle de Jesse Jackson en Caroline du Sud vingt ans auparavant, suggérant que sa victoire est seulement due aux Noirs de Caroline du Sud en tant que candidat noir, tel Jackson.

Tout le monde déplore, en surface, ce qu’on appelle la campagne négative, mais elle marche presque toujours contre l’adversaire incriminé. C’est une sorte de suicide politique aux États-Unis que de laisser une attaque négative d’un adversaire sans une réponse correspondante. L’autre versant des erreurs tactiques d’Obama, c’est sa prédilection à relativiser la demande de justice sociale des électeurs dans un faux universalisme dans lequel l’exploiteur ou le coquin de la classe dominante ne trouve rien à redire. Un discours universalisant est opératif seulement si on consent à utiliser la force décisionnelle de l’État pour imposer le redressement des situations d’injustice et d’inégalité.

La réconciliation Clinton-Obama

Éventuellement, au cours des journées de la convention du Parti démocrate à Denver, dans le Colorado, les Clinton se feront les champions du message de l’unité du parti, l’une et l’autre articulant les différences des démocrates avec John McCain et les républicains. Pour aider à faciliter la paix avec les partisans grognards d’Hillary, les Clinton demandent un rôle éminent à la convention. Obama leur accorde deux jours sur quatre où ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Entre la paix, la guerre et le compromis, Obama a choisi le compromis: Vaut mieux avoir, après tout, deux happy Clinton qu’une duale attaque concentrée.

D’aucuns ont dit que les Clinton espèrent secrètement qu’Obama perde l’élection et que Hillary reviendra quatre ans plus tard, revancharde, triomphante, comme la salvatrice du parti et du pays. Naturellement, ils considèrent Obama comme un usurpateur d’un trône qui reviendrait à Hillary de droit, mais politiciens pragmatiques, anciens défenseurs des droits civiques pour des minorités ethniques, qui voyaient avec chagrin la souillure de leur réputation dans les accusations de racisme proférées par la campagne d’Obama durant les primaires, leur élan de cœur et leur raison les ont finalement amenés à faire the right thing, à faire la chose convenable, ne serait-ce qu’assez pour satisfaire à la fois les Noirs et les Clintonites irrédentistes. Aider à la victoire démocrate? Peut-être, ils ont été magnifiques, dit-on après leur duale performance à la convention. Leur répentance est-elle sincère ou pourra-t-elle exorciser le sortilège qu’ils ont fait à Obama?

Les États-Unis se sont donnés un choix, dans un moment crucial de leur histoire nationale, entre, d’une part, quatre, voire huit additionnelles années de régime républicain après les huit années de l’administration de Bush qui préconise la surveillance des citoyens, le belligérance contre les nations étrangères, la torture des détenus accusés de terrorisme, l’enrichissement incontrôlable des riches, l’indifférence à la paupérisation, etc., et de l’autre part, la chance de lancer le pays dans un nouveau départ, une nouvelle direction.

Évidemment, Obama a voulu contrer les accusations d’élitisme, d’extrémisme, d’otherness, de produit de l’altérité, que lui colle McCain en virant vers la centre-droite (en témoignent notamment le soutien au programme de surveillance, le discours belliqueux envers Afghanistan, l’abandon de son opposition au forage pétrolier des mers d’Alaska, etc.). Cependant, s’il ne fait pas attention, la rhétorique pro-guerre d’Afghanistan d’Obama peut l’induire à faire d’Afghanistan son bourbier irakien. Il y a une grande leçon à apprendre de l’histoire de la guerre du Vietnam où, en partie pour apaiser les va-t-en guerre anti-communistes, à la fois John Fitzgerald Kennedy et son successeur Lyndon Johnson en arrivaient à escalader la guerre, avec les conséquences que l’on sait. La rhétorique pro-guerre d’Afghanistan d’Obama aura connu un destin similaire s’il a failli utiliser sa sagesse pour y trouver une porte de sortie. Cette réserve est aussi valable pour son attitude envers la crise russo-georgienne; Bush est déjà en train de lui faire hériter une politique de confrontation pro-georgienne qui rendrait la guerre avec la Russie inévitable. Il doit se méfier des conseilleurs comme Zbigniew Brzezinski qui demande des actions fortes contre la Russie, parce que «la Georgie nous ouvre l’accès au pétrole et bientôt au gaz de l’Azerbaijan, de la mer Caspienne et de l’Asie centrale. Elle représente donc pour nous un atout stratégique majeur2».

Obama doit faire particulièrement attention pour ne pas assimiler son discours du changement à une application de fait du programme de la droite dans les domaines comme la politique fiscale, le contrôle des pouvoirs discrétionnaires des patrons et des milieux d’affaires, la couverture médicale pour tous, l’assurance sociale, l’affirmative action, les droits syndicaux, etc. Toujours est-il, le choix est clair et bien contrasté dans l’élection présidentielle des États-Unis de novembre 2008. Les enjeux aussi.

Les républicains et les miracles du swift-boating

Les nastinesses des primaires contre Clinton avaient l’avantage d’endurcir un peu Obama, mais dans les élections générales il allait rencontrer un adversaire beaucoup plus coriace qu’Hillary Clinton dans le candidat du Parti républicain, John McCain. En plus des points d’attaque empruntés de Clinton, comme semer le doute sur l’«expérience» du candidat démocrate, souligner son «otherness», questionner ses intentions, McCain a poursuivi la tactique éprouvée et moderne des stratégistes du Pari républicain qui consiste à utiliser contre l’adversaire cela même qui fait son succès: ses points forts.

On a dénommé cette tactique le swift-boating, selon le spot publicitaire de dénigrement lancé contre John Kerry, le candidat du Parti démocrate dans les élections présidentielles de 2004. Sénateur éloquent, ancien héros de combat dans la guerre du Vietnam 3, devenu ensuite contestataire pour la paix, membre respecté du leadership démocrate au Congrès, Kerry représentait un bon cheval de bataille pour les démocrates. Mais, c’était compter sans le génie machiavélique des stratégistes républicains. Le terme «swift boat» lui-même se réfère à certains vaisseaux que le navire étatsunien utilisait durant la guerre du Vietnam, mais une pseudo-organisation qui se dit formée d’anciens combattants de ces navires, «Swift Boat Veterans for Truth» (les Anciens Combattants des Swif-Boat pour la Vérité), fait sortir un vidéo publicitaire où elle dénonce le «mythe» des prouesses de guerre de Kerry, l’accusant de farceur, donc indigne d’être le commandant en chef des forces armées étatsuniennes. Il n’était pas difficile d’établir que ces «anciens combattants» étaient eux-mêmes des hommes de main recrutés par les partisans de George W. Bush pour insidieusement distordre les faits dans le but de diffamer Kerry, mais le mal était fait.

Si le terme swift-boating prend naissance durant la campagne de Kerry en 2004, cette particulière tactique a été en vigueur depuis au moins les élections de 1980 qui mettaient face à face Jimmy Carter, président en exercice, et Ronald Reagan, ancien gouverneur de la Californie. Pour détourner l’attention sur les questions concernant la compétence de Reagan, les républicains ont attaqué et qualifié de «faiblesses» ce qu’ils percevaient comme les vertus de Carter (une politique étrangère active mais non outrageusement interventionniste, le refus d’utiliser de la force—après l’échec de la mission de sautage—pour résoudre la crise des otages avec Iran, l’engagement d’une discussion sérieuse et ouverte avec le peuple étatsunien).

Le jour même qui suit la fin de la convention démocrate et la nomination officielle d’Obama, John McCain annonce son choix pour la vice-présidence: Sarah Palin, gouverneuse de l’Alaska. Une décision (à l’instar de celle d’Obama) dont le prélude était minutieusement organisé pour faire l’objet d’un suspense médiatique maximal. McCain a surpris beaucoup de monde, en effet, en désignant une femme comme sa candidate pour la vice-présidence. Pour bien brouiller les pistes, la campagne avait fait circuler les noms de Joe Lieberman, de Mitt Romney, de Tom Ridge, de Charlie Crist et de Tim Pawlenty4 comme les seuls noms qui étaient en considération. Deux jours avant l’annonce, elle fait semblant de donner la fuite au choix de Lieberman et de Romney.

De religion mormone qui cause l’inconfort chez beaucoup de républicains, pour établir son «acceptabilité» Romney se positionnait à la droite du reste du parti dans ses efforts pour briguer la nomination. L’une de ses plus infameuses décisions en tant que gouverneur a été de donner le pouvoir à la force de police de l’État de Massachusetts d’arrêter sur le tas les immigrants jugés au pays illégalement. Une véritable politique de la chasse aux sorcières s’ensuivait. Quant à Lieberman, ancien démocrate qui change pour indépendant mais qui vote généralement avec les républicains au Sénat, un fléau pour les démocrates qui le considèrent comme un traître, on ne voit pas vraiment ce que sa désignation donnerait à McCain étant donné sa piteuse contribution à la campagne d’Al Gore comme candidat à la vice-présidence en 2000. Mais il a bien joué son rôle de couverture pour McCain.

C’est clair que McCain voulait faire d’une pierre plusieurs coups dans son choix pour la vice-présidence: 1) se rallier les conservateurs évangélistes récalcitrants qui questionnaient sa fidélité aux «valeurs» du parti; 2) s’attirer les partisans irréconciliables de Clinton qui pensent qu’on lui a volée la nomination et qu’on doit tout faire pour corriger l’affront, y compris voter McCain; 3) renforcer sa réputation de maverick, de turbulent en révolte contre les forces étatiques répressives; 4) montrer que c’est bien convenable de voter contre un Noir si on a une femme dans le camp opposé. Heureux prétexte. Du point de vue, visiblement machiavélique, de la campagne de McCain le choix est bien génial, ne serait-ce que parce qu’il brouille les pistes et invente, contre toute factualité historique, un McCain protecteur des droits des femmes. C’est certainement une absurdité, mais la tactique marche à merveille, au moins dans les sondages 5.

En nommant une femme comme sa co-équipière, McCain entend prendre avantage des confusions créées par la campagne négative de Clinton, mais comme le font rapidement observer un grand nombre de critiques féminines, Sarah Palin ne parle pas au nom des femmes, en fait, elle représente l’aliénation de la pareille comme traître qui sabote la propre possibilité de libération du groupe. La question cruciale qui se pose aux femmes, à la lueur des candidatures d’Hillary Clinton et de Sarah Palin, est celle-ci: Laisseront-elles la contamination de la peur de l’homme noir aveugler leur notion de leurs propres intérêts?

C’est un grand piège conceptuel tendu par les protecteurs du statu quo que de faire croire que les catégories racialo-ethniques et les différences de genres sont des facteurs pertinents dans la définition de ce qu’est une vie normale, une authenticité d’être, et des droits qui reviennent à chaque groupe. Elles ne sont pas non plus inhérentes à une représentation de l’altérité, ni à une condition de l’inimitié. Contrairement au message d’inimitié entre les femmes et les Noirs véhiculé par la campagne de Clinton et repris par celle de McCain, les femmes et les Noirs ont beaucoup plus de revendications communes et de raisons de coopérer, que de divergences insurmontables. L’aide aux soins des enfants, les congés payés pour la naissance d’enfant, la couverture médicale, l’égalité salariale, la protection contre les abus, le droit à la vie et le contrôle sur son propre corps sont des revendications universelles qui sont partagées par les femmes et les Noirs, les unes et les autres vivant dans l’angoisse dans une vie qu’on avait conçue pour les en exclure.

L’objectification mercantiliste de l’enslavé 6, sa réification, peut être comparée à l’objectification sexuelle des femmes en tant que produit utilitaire de jouissance pour les maîtres blancs-mâles. Il y a cependant une grande différence entre les femmes privilégiées de l’Establishment dominant—comme les sont assurément une ex-première dame des États-Unis et une gouverneuse d’un État—, et les femmes victimes du pouvoir patriarcalo-capitaliste. Loin d’être ses victimes, Hillary Clinton et Sarah Palin ont bénéficié des bienfaits du système capitaliste patriarcal et en sont héritières, donc n’ont aucun intérêt à le voir démantelé. Par la nature même de leur rôle politique, elles ont participé dans l’exercice du pouvoir patriarcalo-capitaliste et impérialiste. Concernant le cas particulier de Sarah Palin, certaines organisations féministes dénoncent sa sélection comme un coup bas contre leur intelligence; beaucoup de femmes relèvent que Palin est contre la plupart des revendications soutenues par les féministes: le contrôle des naissances, l’avortement, la protection de l’environnement, le contrôle des armes à feu, la liberté d’expression, etc. Voyant les efforts des républicains pour attirer les électrices désenchantées de Clinton, Julie Kirshner, présidente de la branche de New York de NOW (Organisation nationale des femmes), qualifie sa nomination de «choix cynique parce que Palin est diamétralement opposée à tout ce que Clinton croit».

Ayant soupesé les enjeux et constatant qu’ils sont sur la voie d’une défaite cuisante dans une élection où le Parti républicain est au pouvoir depuis huit ans, donc rendu responsable de la crise économique et des soubresauts de la guerre, les républicains ont recours aux conseils de Karl Rove, le légendaire stratégiste: aller tout négatif et faire campagne, sur l’effet, l’image, la perception. Créer la confusion, brouiller les faits, réécrire l’histoire, la causalité logique dans un sens pour semer le doute et engendrer une autre réalité, un autre niveau conceptuel de réappréhension de la vérité qui est elle-même une distorsion. Utilisée depuis au moins la compétition Carter-Reagan en 1980, cette recette sera perfectionnée jusqu’à l’absurde par la campagne de McCain (c’est amusant de voir comment la campagne se présente comme le «parti du changement» qui se bat contre «l’Establishment permanent de Washington», selon l’expression de la candidate désignée Sarah Palin, alors que McCain a été sénateur siégeant à Washington depuis 26 ans!)

La plus importante décision tactico-stratégique de la campagne de McCain: ignorer les issues, les enjeux importants, comme la crise économique et la guerre, se concentrer uniquement sur l’image, sur les manipulations multi-médiatiques. L’autre pendant de cette stratégie, c’est d’attaquer, désacraliser l’adversaire en moquant ses points forts, en distordant la vérité dans un sens pour miroiter une autre réalité, un autre paradigme. Plus spécifiquement, trouver les moyens de briser les charmes de l’adulation d’Obama, et inventer une adulation autre, de souche celle-là, une narration basée sur une conception mythique des États-Unis, inventée le temps de la convention. Le grand triomphe de la tournée asiatique et européenne d’Obama en juillet 2008, dont un accueil chaleureux par 200 000 personnes au pied de la Colonne de la Victoire à Berlin, a été vite détournée par les républicains comme une initiative détestable, négative, où il se serait comporté un vain prétendu, comme une «super-vedette» comparable à Britney Spears et Paris Hilton. Le simple fait que les États-Unis aient été positivement vus par un public international, après sept années de négativités bushiennes, était moins souligné par les médias que les récriminations fabuleuses des républicains.

Depuis le déraillement de Michael Dukakis, ancien gouverneur du Massachusetts, malheureux candidat démocrate à l’élection présidentielle de 1988, les républicains ont érigé en axiome la nécessité de définir l’adversaire selon leurs propres termes, avant même qu’il/elle le fasse lui-même, à l’extrême point opposé de ce qu’il/elle pense de lui-même. Se servant des crimes qu’un prisonnier, Willie Horton, a commis durant sa liberté conditionnelle, les républicains peignaient l’administration du gouverneur Dukakis, par extension un éventuel gouvernement démocrate, comme une bande de gauchisants prêts à livrer le pays aux criminels. Toute la politique de réhabilitation des détenus de l’État Massachusetts a été ainsi jugée comme une faute, le gouverneur jugé incompétent, voire comme complice des malfaiteurs. Le swif-boating avant la lettre.

La sélection de Sarah Palin participe de cette stratégie de l’effet contre la substance, de la distorsion contre la factualité, de la virtualité contre l’actualité, de la perversion de la réalité et de l’imposition de l’irréalité, c’est-à-dire une réalité artificielle, entièrement préfabriquée. Le génie machiavélique des républicains, c’est qu’ils ont pu, en moins d’une semaine, inventé une nouvelle idole républicaine, certains commentateurs parlant d’une nouvelle héroïne de la politique étatsunienne. Ainsi, en moins d’une semaine, l’obscure gouverneuse de l’Alaska, vaste terre sous-peuplée, éloignée dans l’autre bout du monde, est-elle présentée non seulement comme une nouvelle révélation, mais aussi comme la panacée virtuelle aux problèmes et malheurs du pays, exagérant ses exploits. Analysant la stratégie de la distorsion des républicain, le columniste Paul Krugman a observé: «La malhonnêteté est très commune en politique. (…) Mais je ne peux penser à aucun précédent aux États-Unis où il y avait cette avalanche de mensonges comme c’est le cas depuis la convention républicaine. Les mensonges de la campagne de Bush étaient bien malignes en 2000 (…). Cette année, toutefois, la campagne de McCain continue de faire des assertions que n’importe qui avec une connexion Internet peut réfuter dans une minute, mais elle continue de répéter ces assertions à n’en plus finir.7»

Au début de la campagne, l’expérience de McCain était exaltée comme un atout important contre la supposée inexpérience d’Obama, puis, après la nomination de Madame Palin, qui devenait gouverneuse seulement à peine deux ans, on a mis l’accent sur les «valeurs culturelles», les identifications affinitaires avec le milieu. À vrai dire, le premier objectif de cette nomination est de rassurer la base droitiste et super-conservatrice du parti; cynique stratagème s’il en fut, la nomination a vite régénéré la campagne de McCain, lui gagnant la ferveur des méga-évangélistes sans compter, comme escompté, pourvoyant un prétexte de plus aux Clintonites désenchantés pour voter McCain.

Beaucoup de femmes, par contre, sont scandalisées par la flagrante manipulation de la féminité et de la maternité (Palin a cinq enfants dont un bébé trisomique) au profit d’une entreprise politique si abracadabrante: vendre à la populace un paquet d’effets, d’imageries et, pour paraphraser Habermas, de «distorsion fondamentale de la réalité». Entre les deux conventions, il était évident à tout esprit objectif que celle d’Obama essayait de suggérer des solutions concrètes aux problèmes du pays, tandis que les républicains étaient plus intéressées à moquer et à attaquer Obama. Cependant, les sondages ont montré, depuis les conventions, une ascendance continue en faveur de McCain. C’est peut-être difficile à comprendre sur le plan de la logique (pourquoi l’ouvrier voterait-il contre ses intérêts de classe?), mais si on pose la question en termes de psychologie, elle devient moins bizarre: la manipulation des préjugés, de la peur de l’Autre, de l’instabilité existentielle.

Le besoin de l’ardeur de la praxis

Même s’il était prévisible et compréhensible, c’est bien regrettable tout de même que la campagne d’Obama ait choisi de virer au centre pour attraper les «indépendants» et les «démocrates pro-Reagan» et rassurer les inquiets, au lieu d’articuler un message et un programme de gauche, capable de mobiliser les forces sommeillantes victimes de huit années de malversations des républicains: les travailleurs, les femmes, les minorités ethniques, les groupes des professions libérales, les intellectuels, les classes moyennes, etc. Tout comme Obama l’a montré dans le choix de Joe Biden, l’insider personnifié, comme son candidat pour la vice-présidence, le changement du système n’est pas l’objectif primordial de la campagne des démocrates. C’est malheureusement la réalité que doit s’accommoder les partisans d’Obama: à la fois expression du rêve de changement et caution tokeniste du système oppressif ambiant8.

En dernière analyse, ce n’est pas vraiment la bonne volonté ni la sincérité ni encore moins les préjugés des protagonistes qui comptent, mais l’ardeur de la praxis qu’emploieront les éléments victimisés pour changer les données perverses et rétablir l’équilibre démocratique nécessaire. Les nouvelles classes privilégiées qui émergent du chaos—un chaos par ailleurs délibérément engendré—, n’ont certainement aucun intérêt à changer quoi que ce soit. Les républicains croient trouver une stratégie gagnable dans leur questionnement de l’altérité d’Obama, la mise en doute sur son soi-disant un-American background, son métissage génétique, son otherness, surtout dans le climat post-11-Septembre où l’Autre est racialisé et ethnicisé à outrance.

Élu ou pas, Obama est déjà servi, comme Jesse Jackson avant lui, à ouvrir un petit peu la portière du grand champ. Il faut continuer à arroser le champ pour faire grandir et fleurir d’autres arbres et rosiers captivants. Le temps du changement, même s’il est pareil au cycle des saisons avec sa nature à la fois prévisible, incertaine, ordonnée et imprévisible, est déterminé par le degré de la praxis individuelle et collective pour organiser le changement. La leçon du «phénomène Obama» est que les États-Unis demeurent un pays dynamique où tout est possible.

(à suivre)

—Tontongi Éditeur en chef de la revue Tanbou, auteur tout récemment de Critique de la francophonie haïtienne, l’Harmattan, 2008

Notes

1. “The Red Phone in Black and White”, Orlando Patterson, le New York Times du 11 avril, 2008.
2. Cité par le blog Bloomberg News, 12 août 2008, tiré du Monde Diplomatique du mois de septembre.
3. Bien entendu le terme «héros de combat» est bien relatif, le héros militaire pour un Étatsunien est un criminel de guerre pour un Vietnamien.
4. Joe Lieberman, Mitt Romney, Tom Ridge, Charlie Crist et Tim Pawlenty sont respectivement sénateur du Connecticut, ancien gouverneur du Massachusetts, ancien gouverneur de la Pennsylvanie, gouverneur de la Floride et gouverneur de Minnesota.
5. Beaucoup se posent la question de savoir pourquoi dans une élection ayant cours dans une si profonde crise politique et économique le candidat du parti au pouvoir est-il dans les sondages statistiquement si proche du candidat de l’opposition.
6. Néologisme de l’auteur pour désigner une situation, une condition, au lieu d’un état dans l’acte de mise en esclavage.
7. “Blizzard of Lies”, Paul Krugman, le New York Times du 12 septembre, 2008
8. Un concept étatsunien qui signifie la présentation d’un référent de parade pour signifier l’exception à une règle réprouvée; une mesure symbolique cachée.

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