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Haïti: Crise alimentaire et problèmes structurels

—par Myrtha Gilbert

«Qui peut donner à manger, peut se faire proclamer roi.»
—Vertus Saint-Louis

«Plus on accepte de liberté dans les affaires, plus il faut bâtir
de prisons pour ceux qu’elles défavorisent.»
—Eduardo Galeano

En Haïti, les véritables crises alimentaires, les disettes, les famines, ont été depuis longtemps, le résultat de problèmes structurels.

Au temps de la colonie, la structuration d’une société de plantations, pour produire d’abord et avant tout au bénéfice de la métropole française, construisait la famine larvée de la masse servile.

Les esclaves—travailleurs captifs—constituaient une force de travail à coût d’entretien marginal. Le système colonial, cherchant à minimiser ses pertes pour maximiser ses profits, il fallait le maximum d’investissements, d’attention et de terres pour les denrées d’exportation, le minimum d’espace et de temps pour les vivres et l’élevage devant assurer—pour une bonne part—l’alimentation des esclaves.

Ainsi, Saint-Domingue, considérée la plus prospère colonie de tous les temps, verra-t-elle, comble d’infamie, mourir de famine en 1770, 15 000 esclaves. Ceux-là qui de leur sueur et de leur sang faisaient prospérer des centaines de sucreries, des milliers de caféteries et d’indigoteries «pour l’autre et pour ailleurs».

L’État haïtien sera très tôt organisé (et aujourd’hui désorganisé) à la fois par les pouvoirs d’argent et les pouvoirs politiques internes et externes, à l’affût de ressources à piller, construisant sans désemparer, la mise en dehors (de la jouissance des fruits récoltés) de la grande masse de la population. Pavant le chemin à la misère généralisée avec ses pics explosifs sous forme d’émeutes de la faim.

L’histoire des soixante dernières années nous apprend comment entre 1941 et 1943, des milliers de paysans haïtiens, de la Grand’Anse, du Cap, des Cayes, de Bayeux,1 furent chassés de leurs terres plantées en vivres alimentaires, en céréales et en arbres fruitiers.

Environ 60 000 hectares de terre furent ainsi dévastés et un million d’arbres fruitiers coupés, au profit d’une concession à la SHADA (Société haïtiano-américaine de développement agricole) pour planter le cristoptegia qui n’était d’aucune utilité pour les Haïtiens. «Dans l’alchimie coloniale et néo-coloniale, l’or se métamorphose en ferraille et les aliments en poison» rappelle le célèbre écrivain latino-américain Eduardo Galeano.

Les conséquences désastreuses de cette décision anti-nationale du gouvernement de Lescot n’allaient pas tarder: «…l’on enregistrait dès 1947, les premières importations massives circonstancielles de produits alimentaires.»2

Ces politiques aggravaient les dommages de plus en plus importants causés par une structure agraire qui organisait depuis longtemps le drainage sans miséricorde (et les poches de disettes de plus en plus larges) du peu de profit des paysans, par le biais de la rente sur le café, le cacao, la canne à sucre, la figue banane… quand fut votée par le Sénat Américain en 1954, la loi PL 480 «des vivres pour la paix».

Cette décision externe trouvera en Haïti un champ d’expérimentation fertile à la faveur des ravages causés par le cyclone Hazel en octobre 1954. Ravages dont les conséquences furent amplifiées par l’incurie du gouvernement de Paul E. Magloire. Mais les «vivres» de la loi PL 480 n’ont pas constitué une aide ponctuelle pour les sinistrés du cyclone Hazel. D’ailleurs d’autres pays industrialisés suivront la mouvance comme Jacques B. Gélinas nous explique:

«…La plupart des pays développés commencent à inonder gratuitement et indistinctement les pays sous-développés de produits alimentaires… Le résultat au fil des ans sera de casser les reins de l’agriculture vivrière…»3 et d’élargir davantage les poches de disettes en Haïti.

Plus tard, à la structure agraire contre productive, les dépossessions massives, l’inondation en toute saison des produits alimentaires étrangers, viendront s’ajouter dans les années 80, 86, 95, l’adoption de politiques économiques de plus en plus antipaysannes et antinationales, dictées par les pouvoirs d’argent et leurs agences. Lesquelles mesures ont achevé de mettre à genou les petits éleveurs de cochons, les riziculteurs et les quelques industriels haïtiens.

Selon des données récentes, des dizaines de milliers de paysans ont perdu leur revenu suite à l’ouverture irresponsable du marché du riz. Combien sont-ils renvoyés à la misère atroce et à la faim, par vagues successives depuis cinquante ans, depuis trente ans, depuis vingt ans? Combien viennent régulièrement peupler les bidonvilles, mains vides et ventre creux?

Les rentiers d’hier—monopoles locaux et sociétés multinationales étrangères—ont donc préparé la catastrophe d’aujourd’hui, et ceux d’aujourd’hui entretiennent la flamme de la misère comme de la colère.
Pourtant, ceux-là mêmes qui nous dépouillent et nous affament, viennent nous offrir des miettes. Et là, il faut dire non à l’imposture, non à la poursuite d’une politique hypocrite qui ne peut que nous enfoncer davantage.

Haïti n’a pas besoin de charité. Il faut divorcer d’avec la politique du coui tendu, bien différente d’une coopération respectueuse.

D’ailleurs la diaspora haïtienne offre déjà une part substantielle des capitaux qui peuvent servir à des investissements productifs. L’autre part substantielle est ici même, sous forme d’épargne qu’il faut cesser de gaspiller honteusement. Alors, pourquoi continuer à quémander?

La société de rentes a fait faillite, de même que le business de l’aide, ses organismes et ses ONGs. Ils ont, à des degrés divers, conduit Haïti dans l’impasse où elle se trouve. Il appartient donc au peuple haïtien de relever le défi du «vivre et du manger ensemble et mieux».

Méfions-nous des recettes des «amis» et des coupables compassions. Méfions-nous de l’aide alimentaire, une arme à double tranchant qui a fait jusqu’ici beaucoup plus de tort que de bien au pays.

Mobilisons-nous pour une réorganisation totale de l’économie haïtienne, à tous les niveaux, en faveur des grandes majorités, en faveur du peuple haïtien. Nous devons y arriver, nous pouvons y arriver.

—Myrtha Gilbert 23 avril 2008 Port-au-Prince, auteure de La crise des valeurs dans la société haïtienne, 2007

1 Henri Malfan, Cinq décennies d’histoire du mouvement étudiant haïtien. Editions Jeune Clarté, Montréal 1981.

2 Jean-Jacques Honorat, Haïti: L’échec. Economie et politique d’un pays mis en lambeaux. p. 48

3 Jacques B. Gélinas: Et si le Tiers-Monde s’autofinançait. Les éditions Ecosociété; Montréal, 1994

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