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Lettre ouverte aux parlementaires haïtiens

—par Leslie Péan

Honorables Parlementaires,

La réalité haïtienne illustre la thèse de Hegel qui veut que l’histoire avance en boitant, et, de préférence, du mauvais côté. Notre société fonctionne sur des représentations passéistes qui servent de ressort à sa régression, comme si elle faisait marche arrière en pilotage automatique. La part maudite servile et post-esclavagiste de notre société est mise sur orbite et commande à nos destinées. La crispation mentale de la colonialité avec ses peurs et ses fanatismes inculque le sens du simulacre aux représentations de notre monde local. La volonté d’exclusion est l’invariant fondamental du comportement haïtien. Les formes d’exclusion et de discrimination sont multiples dans l’histoire haïtienne. Le «farinage» commencé avec l’exclusion des nouveaux libres par les anciens libres ne tarda pas à se transformer en un «lavalas» d’exclusion des Noirs, puis des Mulâtres, des paysans, des jeunes, des vodouisants, des femmes, des intellectuels, des communistes, des protestants, de la diaspora, des vieux, des homosexuels, etc.

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce pouvoir d’exclusion des rivaux n’est pas toujours activé contre une des catégories pré-citées de la société postcoloniale rentière haïtienne. La protection des détenteurs du pouvoir contre de nouveaux venus est la raison d’être de la politique d’exclusion. Le pouvoir d’exclusion est donc activé quand il s’agit de poursuivre le but fondamental qui est de limiter la concurrence. Le cerveau postcolonial excelle à produire une exclusion qui se conjugue sur tous les temps pour évincer tous les partisans de la nouveauté. Une situation qui se donne à voir aujourd’hui dans la campagne pathétique menée par les prisonniers de la haine contre la candidature de Mme. Michèle Pierre-Louis au poste de premier Ministre. Une campagne révélatrice de la légèreté d’une démarche de diffamation farcie d’aberrations. Une campagne de médisance dans laquelle les papes de l’inquisition se cachent derrière le masque de l’Internet, fabriquent des pétitions avec des faux noms et devant la verticalité des partisans de l’ouverture, déclarent, d’une main, que Mme Pierre-Louis a décidé de retirer sa candidature tout en demandant, de l’autre main, au Président Préval de retirer sa candidature.

Depuis 1804, les forces négatives de l’exclusion bloquent la société haïtienne. À chaque époque de notre histoire, des fondamentalistes strangulent la pensée pour produire des corps torturés et jeter les cadavres aux chiens qui vivent de leurs massacres. L’infantilisme triomphe. Dans notre monde où les voyous ont plus d’audace que les honnêtes gens, aucune médiation n’est acceptée, toute tentative de réforme est rejetée, et la société se dirige tout droit vers le mur, vers l’explosion sociale de grande envergure.

Qu’est-ce qui est en jeu en Haïti? Fondamentalement, c’est l’absence de capitaux pour l’investissement. Absence de capital financier, intellectuel, symbolique, mais aussi culturel etc. Nous charrions le déficit de la culture esclavagiste de discorde et d’inimitié. Une culture de crabes, qui n’admet pas la différence, qui met en avant les pulsions cannibales dévorant tous ceux qui ont un capital social international c’est-à-dire qui ont des compétences et des relations sociales et de proximité avec des investisseurs internationaux. À partir d’un réseau de connivences confuses, de 1804 à 2007, ces pulsions cannibales ont dévoré Jean-Jacques Charéron, Dumai Lespinasse, Edmond Paul, Boyer Bazelais, Hannibal Price, Louis-Joseph Janvier, Anténor Firmin, Seymour Pradel, Louis Déjoie, Thomas Désulmé. Haïti est pris dans les mailles de l’improvisation par une engeance qui a, selon Jacques Barros, ancien directeur de l’Institut français, la capacité de faire que tout soit médiocre dans ce pays, même la pauvreté, afin qu’elle n’explose pas. Barros s’est trompé, car la misère a explosé en Avril 2008.

Les luttes de couleur (noirisme/mulatrisme) au sein des élites politiques ont constitué pendant longtemps l’essence de la politique d’exclusion. Ces luttes coloristes ont non seulement bloqué l’innovation sociale mais ont retardé de manière significative la cohésion sociale nécessaire à la promotion d’un projet économique de grande envergure et ont abouti à la baisse de compétitivité internationale et à l’impasse actuelle. Qu’on pense à la coalition montée pour faire échec à Anténor Firmin en 1902, 1908 et 1911. En dehors de toute rationalité, en trois occasions, l’illustre Firmin n’a pu être président. Dantès Bellegarde fait la relation suivante de l’idéologie de couleur et du régionalisme dans les luttes politiques en 1902. Il écrit:

«Ce Mulâtre du Cap-Haïtien me dit: comment un jeune mulâtre comme vous peut-il être firministe? Ne savez-vous pas que M. Firmin est un noir? Ce Noir de Port-au-Prince me dit: Comment un jeune homme de l’Ouest comme vous peut-il être firministe? Ignorez-vous donc que M. Firmin est du Nord? Or ce Mulâtre du Cap-Haïtien était partisan de Sénèque Momplaisir Pierre, Noir de l’Ouest. Et ce Noir de Port-au-Prince était partisan du Général Nord Alexis, le plus nordiste des nordistes1

Le faciès grimaçant de l’exclusion menace Mme. Pierre Louis qui se retrouve représentée dans plusieurs catégories codifiées par les inquisiteurs dans leur manuel de propagande. Le tapage orchestré à dessein par les chenapans sans morale contre Mme Pierre-Louis reflète la pensée en délire qui bloque la société haïtienne. En effet, il faut être une crapule de la pire espèce pour attaquer des gens en se cachant derrière les cagoules de l’Internet. En tant que femme, Mme Pierre-Louis donne des signaux qui inquiètent la racaille. Son accès aux sources du grand capital international fait peur à ceux qui s’amusent à s’apitoyer sur la misère et la pauvreté grandissante en Haïti tout en clamant leur émerveillement devant les avancées de notre voisin de l’Est. Les cerveaux atrophiés, qui regardent Mme. Pierre-Louis propager l’instruction dans les quartiers défavorisés et en milieu paysan, sont affolés. Ils ont peur que la confiance qu’elle inspire ne vienne mettre fin aux archaïsmes qui font manger de la boue au peuple haïtien.

Mme Pierre-Louis peut contribuer à apporter le progrès technique en Haïti par les capitaux qu’elle peut attirer de par ses contacts dans la haute finance internationale. C’est justement cela qui gêne les ratés qui ne veulent pas que les choses changent. Pour eux, Haïti doit rester immuable en se contentant de mendier des dons de quelques millions de dollars à ces organismes internationaux qui n’ont jamais développé aucun pays. Les ratés ne veulent pas que les paysans trouvent des semences améliorées, des systèmes d’irrigation, de l’électricité, des engrais, des écoles techniques, des routes, etc. Dans leur médiocrité avancée, les ratés ne veulent pas de ces choses essentielles. Ils mettent une stratégie en place pour ne pas rater leurs objectifs. Et pour rappeler une formule célèbre «Les ratés ne vous rateront pas».

Les adjectifs manquent pour caractériser la conspiration plurielle contre Mme Michèle Pierre-Louis qui représente un maillon clé dans la stratégie d’ouverture pour attirer le grand capital privé nécessaire pour construire les infrastructures, routes, ports, aéroports, système d’adduction d’eau potable, d’assainissement, d’électricité, etc. Car ce dont il s’agit, c’est bien de faire le choix de contraintes pour débloquer le système archaïque haïtien. Pour tenter de sauver Haïti en rattrapant le temps perdu dans des querelles byzantines, il faut ouvrir le système bloqué, lui donner un peu de jeu, en y invitant la diaspora, mais aussi et surtout en mettant en valeur les personnalités ayant la capacité pour faire ce choix des contraintes à partir de leurs contacts avec la haute finance privée internationale qui n’investit que si elle connaît personnellement ses interlocuteurs. C’est la loi du genre. Il nous faut des investissements en milliards de dollars américains sur une décennie au moins, bien sûr. Mais également des reais brésiliens, des roubles russes, des roupies indiens et des yuan chinois. À cette étape de la globalisation, les pays BRIC qui bousculent le G-8, devenu obsolète, doivent être aussi des acteurs dans notre stratégie de développement économique. Sinon Haïti restera toujours en arrière à entretenir des rapports avec quelques petits gangsters internationaux trop heureux de bénéficier du spectacle de médiocrité avancée de notre pilotage fratricide de la société.

La classe politique haïtienne souffre d’une carence consubstantielle d’expérience en matière de développement qui remonte à la naissance de la nation. Cette carence s’est nourrie des guerres civiles, des occupations étrangères et des pires dictatures. Cette carence survit. À l’indicatif présent. Il ne manque pas de textes pour dire ce qui doit être fait au niveau de la commune, du département, de la santé, de l’éducation, des infrastructures, etc. Tout le monde reconnaît la situation arriérée d’Haïti par rapport par exemple à la République Dominicaine. Combien de programmes ont-ils été écrits par des partis et des individus qui ont un peu de matière grise et qui contiennent de bonnes choses? Là n’est donc pas le problème. Ces gens peuvent-ils administrer et gérer? Administrer peut-être. Mais gérer non. Pourquoi? Parce que fondamentalement leur vision de la vie est absolutiste. L’administration implique l’organisation effective des hommes, des femmes et des ressources pour atteindre des buts et objectifs précis. Mais la gestion implique un aspect fondamental qui est l’efficience c’est-à-dire la production de résultats avec une utilisation optimale des ressources. A de rares exceptions, les dirigeants haïtiens ne comprennent pas que la gestion exige de rendre des comptes. Tout gestionnaire est administrateur mais tout administrateur n’est pas nécessairement gestionnaire.

Notre histoire de peuple regorge d’épisodes florentines à la Machiavel qui, au fil du temps, entretiennent les divisions et oppositions entre les élites d’abord, puis entre les élites et le peuple, et enfin entre le peuple et la populace. Ici, la populace renvoie à tous les voyous qui ne respectent rien et même pas leurs mères. Les divisions se développent sur nombre de questions dont la propriété, la couleur de la peau, le statut civil ou militaire, le sexe, la religion, la langue, le lieu d’habitat urbain ou rural, la région, les attaches commerciales ou terriennes, la filiation internationale, etc. Rares sont ceux et celles qui peuvent avoir dans leur manche tous les atouts pour réussir et faire l’unanimité. Ces divisions n’ont pu être qu’assommantes pour le pays, avec des affrontements en fausses joutes et de vraies poursuites cruelles pour en arriver à des occupations étrangères à répétition aujourd’hui. Combattant les exigences des élites demandant du dirigeant une impressionnante virtuosité, la nation en est arrivée à baisser la barre et à accepter n’importe qui de la populace. Les talents haïtiens en prennent ainsi un sacré coup. On comprend ainsi le mot de Dantès Bellegarde qui fait d’Haïti le «pays des bossus (où) les hommes droits sont mal reçus».2

Honorables Parlementaires, il faut qu’une génération se lève contre cette litanie de malheurs qui veut que nous soyons tous bossus et que nous ayons «la conscience bossuée et déformée». On ne peut pas continuer à assassiner des gens sur des soupçons. Je vous invite, à l’instar des tribuns à Rome, à ne pas mettre en pièce Coriolan. Ne vous laissez pas effrayer par les sirènes de la haine qui font dire de notre terre «singulier petit pays». Cette formulation de Louis Joseph Janvier exprime toute la souffrance d’une personnalité compétente qui ne put même pas être élu député ou maire de la capitale en 1908 et 1910, car le Président Nord Alexis n’en voulait pas.

Depuis Platon, nous savons que les diables font partie de la cité et qu’il est futile de vouloir s’en séparer. Les intérêts et les désirs opposés des membres de la société les poussent dans des affrontements où certains sont prêts à tous les coups. Dans les sociétés de pénurie et de rareté comme Haïti, cette lutte devient encore plus féroce. La méchanceté ne désarme pas, subtile parfois, mais féroce toujours. La décadence s’installe avec un avènement du vide et tous les arguments sont utilisés. Honorables Parlementaires, il est de votre devoir de faire échec à la cabale contre Michèle Pierre-Louis. Ne laissez pas des affaires privées subtilement déguisées brouiller les enjeux.

Soyez vigilants pour assurer que Michèle Pierre-Louis pourra effectivement gouverner. Pour que ses relations financières internationales ne soient dissoutes dans la mélasse politicienne du «panier à crabes». Car c’est là le grand danger. Elle ne doit pas avoir les mains liées. Mettez des balises pour que sa compétence ne soit pas noyée dans l’océan politicien et ne se termine en queue de poisson. L’État haïtien étouffe sous le poids des avantages acquis par les sinécuristes dans la fonction publique. Aujourd’hui, où le rideau de fumée artificiel du nationalisme d’arrière-garde est tombé avec l’occupation des forces internationales de la MINUSTAH, les contraintes qui entravent le développement de la production nationale ne sont pas abordées. Le dispositif de pouvoir s’accommode de gens ayant un savoir-faire expéditif sinon limité sur la gestion des affaires publiques, des gens qui voient en l’État qu’une source de richesse personnelle.

Votre tâche est ardue et vous êtes obligés de travailler au plus près dans la voie étroite de cette contradiction intérieure insoutenable que représente une occupation étrangère qui fait primer les décisions de l’ONU sur les lois et la Constitution d’Haïti. Les émeutes d’Avril sont aussi la réponse à cet état de choses où le politique se cherche un passage dans ce monde polarisé sur des intérêts personnels mesquins, un monde de conflits sans horizon de résolution définitive. La vie politique de notre cher pays est, comme l’expliquait le nationaliste Edmond de Lespinasse en 1927, «condamnée désormais à n’être le patrimoine que d’un groupement minoritaire disposant de la force étrangère».3 Cette contrainte étrangère est le prix que certains acceptent de payer pour avoir le pouvoir et le garder. Un sens d’être des tenants du pouvoir dont les exclus des émeutes d’Avril ont secoué la surdité avec violence. C’est dommage qu’on en soit arrivé là pour tenter de faire reculer la légitimité autoritaire. Mais n’écartons pas la possibilité que d’autres traditions naissent de la matrice conservatrice. Ayez donc un sens de la proportion et ne demandez pas à Mme. Pierre-Louis d’être responsable de la totalité alors qu’elle n’est en charge que de quelques parties. Il s’agira pour vous d’établir la frontière entre la Primature et la Présidence, car Mme Pierre-Louis ne pourra pas se prononcer sur des questions qui ne relèvent pas de sa juridiction. Il y a là un défi pour la stabilité de tout gouvernement. Il faut donc aider Mme Pierre-Louis pour que son poste de Premier Ministre ne soit pas que symbolique.

Mesdames et Messieurs les Députés et Sénateurs, ne faites pas de faux procès à Mme Michèle Pierre-Louis et ne soyez pas des bourreaux. La République a besoin de votre vision pour un monde meilleur.

—Leslie Péan

Notes:

1.Dantès Bellegarde, «Préjugé criminels» in Dessalines a parlé, Société d’Édition et de Librairie, Port-au-Prince, 1948, pp. 96-97.
2.Dantès Bellegarde, Pour une Haïti heureuse, Tome I, Chéraquit Editeur, P-a-P, 1927, p. 11.
3.Edmond de Lespinasse, «Standardisation des idées», Le Nouvelliste, P-a-P, 5 Août 1927. Le texte est cité dans Dantès Bellegarde, Pour une Haïti heureuse, Tome I, op. cit., p. 257. Voir aussi l’erratum de Dantès Bellegarde au tome II du même ouvrage à la page 456.

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