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Des souvenirs de Lobo (Karl Marcel Casséus)

—par Jacques Jean-Baptiste

Je l’ai rencontré une fois sur ma route, un soir, à l’angle de l’avenue John Brown et de la première Impasse Lavaud, près de la marchande de fritures. Nous avions engagé la conversation, échangé quelques mots, nos idées. Il m’avait l’air d’un clochard un peu éméché mais cohérent dans ses propos. Il était du genre volubile, loquace. Il vantait ses frustrations de jeune désœuvré à qui veut l’entendre et le comprendre. Il déclamait aussi des poèmes de je ne sais de qui. Probablement de lui, pensai-je. Mais à l’époque je ne pouvais le savoir avec certitude. La rencontre fut brève car en ce temps-là, il n’était ni prudent ni sage de se tenir auprès d’une calebasse grand djòl, une bouche alèlè qui fustige et vitupère la dictature du régime jeanclaudo-duvalérien. Il s’exprimait bien, dans un français impeccable presque châtié, épuré diraient les « connoisseurs » qui se plairaient en sa compagnie, qui rappelle celle d’un Carl Brouard un tantinet plus foncé. Je lui avais demandé son nom et il me répondit Marcel Casséus, mais appelez-moi Lobo, me répondit-il. Lobo, lui demandai-je?

Karl Marcel Casséus dit «Lobo», 1962–1997.

Karl Marcel Casséus dit «Lobo», 1962–1997.

Oui, mes amis, Lobo comme le font chez nous les gens des quartiers populeux où vit le petit peuple. Le lobo, c’est l’esclandre, le scandale public, le tollé, le vacarme ou encore, en Haïti, l’escombrite ou eskonbrit—mot créole haïtien dérivé de l’espagnol escombros qui signifie décombres, telles que celles provoquées et laissées sur le sol par un violent séisme… tel celui du 12 janvier 2010 par exemple. C’est tout dire.

Je savais déjà à qui j’avais affaire. C’était un marginal, un anticonformiste, un jeune homme qui dérange et pour lequel j’avais un peu peur car les tontons-macoutes—les yeux et les oreilles du pouvoir fasciste, sagouin et sanguinaire—étaient partout. Je craignais pour sa sécurité, sa vie et également la mienne d’autant que juste avant que nous nous rencontrions, j’avais appris la disparition mystérieuse d’un jeune qui avait publié une plaquette de poèmes intitulé Merdavie.

Merdavie, c’est ce pays imaginaire où l’on broyait les hommes, les faisait disparaître sans laisser de trace. La métaphore, un peu trop claire, trop évidente ne lui avait pas épargné la vie.

Chez Lobo, j’avais perçu une certaine intelligence, un art de parler, de dire les choses et je m’étonnais qu’il n’ait pensé à rejoindre une station de radio ou Le Petit Samedi Soir. Il aurait été une bonne acquisition (an asset) pour n’importe quel média de l’époque. Y avait-il tenté de le faire ou pas ? Je ne saurais le dire. Je ne l’ai plus revu depuis ce fameux soir. Et après, pour moi, ce fut la prison, les déboires, la galère avec la rafle du 28 novembre 1980. Mais cela… c’est une autre histoire que je n’évoquerai, et ne ressasserai pas ici. J’en ai trop parlé.

Lobo, à mon avis, fut un Dominique Batraville avant Dominique Battraville, avec en plus un côté artiste de variété style Manno Charlemagne.

Normal que ce soit avec ce dernier qu’on lui rende hommage, un hommage bien mérité sans aucun doute dans ce pays où l’on passe trop souvent hélas / les hommes et leur mémoire / sous le grand bombardier, appelé au pays : sablier.

Ceux qui comprennent le créole sauront que je parle de l’oubli dont cet arbre est le symbole dans la culture haïtienne. Adieu, Lobo.

[Na rankontre lakay anba pye sabliye ri Sentonore yo epi nan kannale desann jouk plas Sentàn, devan Lise Tousen, la nou va kanpe devan bak machann fritay la pou n kraze kèk bannan peze, akra ak griyo. Nou pa p mande ni bouden ni san pou san pa toufe n. Epi nou va desann fritay la ak kèk vè asowosi tranpe nan kleren oubyen ak kèk vè bwakochon ak selebride. E si kamarad Manno Chalmay ka vinn jwenn nou, la vinn chante pou nou « Grann gade mizé n » nan peyi nou kote tout moun finn tounen « youn Ogoun san tèt ni pye nan peyi yo.]

—Jacques Jean-Baptiste Ce témoignage est tiré de la page Facebook de l’auteur le 13 novembre 2023. Le grand comédien haïtien Lobo, du vrai nom Karl Marcel Casséus, meurt tragiquement à Paris, le 12 novembre 1997, suite à une chute depuis le douzième étage d’un immeuble.

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