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Quand l’Université d’État d’Haïti invite à penser avec Jacques Roumain

—par Mick Robert Arisma

Ils viennent de la Caraïbe, de l’Amérique du Nord et de l’Europe, et sont arrivés progressivement à Port-au-Prince. La dernière équipe a débarqué la veille de l’ouverture officielle du «Colloque international Jacques Roumain» organisé par le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti (UEH) les 28, 29 et 30 novembre 2007 (avec un lancement officiel la veille au soir au Bureau national d’Ethnologie). Ce sont des noms connus d’écrivains poètes, essayistes, romanciers. Ce sont des sommités du monde littéraire. Et surtout ce sont des spécialistes de Jacques Roumain, cet homme dont la réputation ainsi que la vision dépassent de loin les frontières haïtiennes, et qui est en train de devenir une légende du monde littéraire.

En effet, le mois de novembre 2007 s’est terminé sur une note qui fera date dans les annales de l’histoire culturelle du pays avec l’initiative combien porteuse d’espoirs des dirigeants de l’Université d’État d’Haïti (UEH) de célébrer la mémoire de Jacques Roumain au cours de l’année marquant le centenaire de son anniversaire de naissance.

Autour du thème «Penser avec Jacques Roumain aujourd’hui», les organisateurs du colloque ont pu faire venir (ou revenir) en Haïti la plupart des plus grands noms de la littérature occidentale spécialistes de l’œuvre de Roumain. Léon-François Hoffmann, Gary Klang, Gérald Bloncourt, Franck Laraque, Maximilien Laroche, Frantz-Antoine Leconte, Yolanda Wood, Alain Denault, Jean Filsaimé, Joel Des Rosiers, Eddy Toussaint (Tontongi)… sont tous des écrivains, des professeurs d’université, des chercheurs qui ont fait montre d’un intérêt marqué pour l’œuvre de Jacques Roumain, spécialement son chef-d’œuvre, le livre de tous les temps: Gouverneurs de la Rosée.

L’initiative d’organiser ce colloque a été saluée par l’éditorialiste Jean-Claude D. Chery de Radio Caraïbe FM comme: «Un immense projet révolutionnaire du Rectorat de l’Université d’État d’Haïti.» Pour sa part, Gary Klang, qui a laissé le pays depuis une quarantaine d’années, s’est demandé tout ému lors de son intervention à la faculté de linguistique appliquée «Comment est-il possible que soit réalisé un si grand événement en Haïti aujourd’hui?».

En réalité, le Colloque international Jacques Roumain compte parmi les actes les plus importants réalisés par le Rectorat depuis le début du mandat de ses dirigeants il y a de cela quatre ans. L’événement est de taille et l’occasion est tentante. Cela fait cent ans depuis qu’est né le créateur du personnage Manuel, la victime expiatoire de Fond-Rouge.

Roumain sur la table d’opération

On est tenté de reprendre la métaphore chirurgicale chère à Lionel Trouillot pour parler de la mise «en mille morceaux» de Roumain à cause de la variété et de la diversité des sujets débattus dans le cadre de cette activité académique. On recèle là une double exploitation. Celle d’abord de l’œuvre de l’auteur en question, sujet d’une rare admiration mêlée de curiosité contemplative des chercheurs littéraires qui consacrent une bonne partie de leur temps et leur énergie à l’étudier, et celle ensuite du potentiel académique de ces derniers. Potentiel académique exprimé tant dans leur capacité de dissection et d’appropriation des travaux de Roumain que dans leur capacité de transformation et de vulgarisation des résultats des recherches destinés à un public moins rompus aux méthodes et pratiques scientifiques.

De tels exercices sont magistralement réussis tant à la faculté des sciences, haut lieu du déroulement des plénières dans la matinée des trois jours qu’a duré le programme, que dans les autres entités de l’UEH où se tenaient les discussions en ateliers. Là, on est en plein laboratoire. On fait de nouvelles découvertes sur Roumain. Voila un personnage complexe et multiforme. Complaisant et rude. Bourgeois et avocat des masses. Communiste et lecteur impénitent de la bible: «La Bible et l’Anti-Duhring doivent être deux livres de chevet», écrira-t-il à sa femme. Autant de duplicités et de paradoxes inextricables qui font l’originalité de l’homme et qui rendent l’opération difficile à ceux qui veulent circonscrire sa personnalité.

Il appert d’emblée qu’entre Roumain et ceux qui cherchent à le cerner dans la totalité de sa dimension existe comme dénominateur commun cette quête du savoir et cette propension vers la recherche d’un avenir plus sûr pour Haïti. Ce lien est sans doute le leitmotiv à la base même de ce besoin manifeste d’exploration.

De nombreux étudiants, à travers les questions posées aux experts, n’ont pas pu cacher leur déception de certaines tentatives perverses de travestissement de la pensée roumanienne. Cette tendance est présente à la fois chez ceux qui se livrent à un travail d’embellissement cosmétique de l’homme et chez ses détracteurs.

Paraphrasant Lénine, le professeur Yves Dorestal avertit: «On n’entre pas dans Roumain comme on entre dans un moulin». Le doyen de la faculté d’ethnologie qui a traité le sujet «Le Marxisme de Roumain» préconise une porte d’entrée officielle dans le labyrinthe que constituent les écrits de Roumain. Selon lui, la grande porte qui mène à une connaissance objective de l’auteur de «Gouverneurs de la rosée» est «le Marxisme de Roumain». Et les arguments n’ont pas manqué pour étayer ses affirmations.

Mais à écouter Michèle Pierre-Louis dans son exposé à portée historique «Jacques Roumain et son temps», il y a aussi une dimension d’humanisme profond chez Roumain et de grande passion pour son pays. C’est quelqu’un qui a souffert dans sa chair et dans son âme. Quelqu’un qui a payé par la prison, l’exil et l’isolement son impétuosité, son non-conformisme et son désir ardent de tout changer. Tout ce qu’il entreprend entre dans le cadre de cette bataille pour la transformation de son environnement physique et social qu’il voulait adapter aux besoins de ses proches. Les abus de toutes sortes, l’injustice, la ségrégation raciale, les préjugés de couleur, l’esclavage, étaient stigmatisés, dénoncées avec la plus grande rage, à travers ses écrits.

Dans la polémique engagée avec le père Foisset autour de la campagne antisuperstitieuse appelée «Rejeté», Roumain écrit: «Ce qu’il faut mener en Haïti, ce n’est pas une campagne antisuperstitieuse, mais une campagne antimisère», rappelle le professeur Dorestal. Et Gérald Bloncourt de souligner dans son sujet Souvenirs des années 40–46: rôle de Roumain dans les trente glorieuses «Aller vers une société plus juste et plus fraternelle» était en peu de mots le rêve de Roumain. Bloncourt voit aussi en lui «un exemple de dynamisme et de vigueur juvénile». Il n’en est pas moins pour Suzy Castor, qui a joué le rôle de modératrice lors de la première séance tenue à la faculté des sciences.

D’autres facettes de Roumain, de sa vie de famille à son engagement politique en passant par sa vision du monde extériorisée à travers les œuvres littéraires (il est journaliste, poète, romancier, essayiste, ethnologue, anthropologue), sont passées au peigne fin par Claude Pierre, Eddy Toussaint, Nixon Calixte, Rodney Saint-Eloi, Clotaire Saint-Natus, Myrtha Gilbert, Jean André Victor, Marie-Jose Nadal, Hérold Toussaint, Victor Benoît, Kathleen Guyssels, Camille Charlemers, pour ne citer que ceux-là parmi plus d’une vingtaine de spécialistes.

À quoi s’attendre d’un tel événement?

Le «Colloque international Jacques Roumain» traduit, selon des observateurs avisés, la volonté des dirigeants universitaires de s’accrocher à l’esprit de la mission impartie à toute institution de ce genre: la formation de cadres pour le développement de leur pays, la promotion de la recherche scientifique pour renforcer la dimension académique et contribuer à trouver les solutions appropriées aux défis posées à la société.

Les décideurs de l’Université d’État d’Haïti visent à travers ce colloque à «favoriser une rencontre entre les chercheurs pour présenter l’actualité de Roumain». Ceci, selon eux «doit contribuer à une meilleure connaissance de Jacques Roumain, de ses écrits et de ses pratiques, et ainsi donner l’occasion aux chercheurs et à tous les intéressés de déchiffrer le parcours bref et pourtant riche de cet homme».

Un tel événement entend aussi aider à «identifier les questions, les thèmes et les axes de recherche porteurs de nouveautés autour de cet auteur, identifier les besoins en matière de recherche et de formation dans les domaines touchés par Jacques Roumain et à concevoir des actions susceptibles d’y répondre.»

Aussi doit-on s’attendre à la dynamisation des couches saines de la société haïtienne pour qu’à la manière de Roumain, elles s’engagent dans la lutte contre les tares que sont la division, les querelles de chapelle, les luttes intestines, la lutte pour le pouvoir, causes essentielles de ce déficit de souveraineté résultant en l’occupation du territoire national par les forces étrangères.

Pour Franck Laraque, revenu du Colorado (États-Unis), tout en souhaitant un échange continu entre la diaspora et Haïti, la lecture de Roumain doit aboutir à une incarnation ou une réincarnation d’une idée-force contre l’occupation, le colonialisme, le néocolonialisme, l’exploitation d’une classe par une autre.

Gérald Bloncourt, déjà octogénaire et ancien militant communiste pense que cet événement prend le sens d’un «devoir de mémoire et de participation à la prise de conscience de la jeunesse et du peuple pour les actions à venir en vue d’une Haïti libre et démocratique».

Le point de vue d’Eddy Toussaint s’aligne sur la position de ses collègues ayant abordé la facette nationaliste de Roumain. Tontongi (surnom d’Eddy Toussaint) met accent sur le rôle que peut et que doit jouer la langue créole dans le processus de développement d’Haïti. «Si Roumain avait vécu beaucoup plus de temps, il aurait écrit en créole» semble parier M. Toussaint. Bref, l’exemple de Roumain est présenté à la jeunesse d’aujourd’hui comme un modèle de lutte pour l’émancipation, la libération finale et définitive de la société haïtienne.

—Mick Robert Arisma enseignant à l’UEH
(publié pour la première fois dans Le Nouvelliste du 14 décembre 2007): http://www.lenouvelliste.com/public/article/51979/quand-luniversite-detat-dhaiti-invite-a-penser-avec-jacques-roumain

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