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Complexité d’une politique nationale d’alphabétisation

—par Franck Laraque


«Sacrifiée à l’autel des promesses
Haïti à genoux
la corde de la tutelle au cou»
(Paul Laraque in Œuvres Incomplètes p. 306)

«Anyen pap mache men nap grate yon lavi»
(une marchande d’eau in Défi à la Pauvreté de Franck Laraque p.13)

Impératif d’une alphabétisation nationale.

Un programme d’alphabétisation devrait faire l’objet d’un débat national, non pas pour en discuter la nécessité qui est indéniable, mais pour en trouver une politique nationale qui, pour ne pas échouer, exige un certain consensus prenant en compte la dure réalité d’une conjoncture complexe. Nous avons vu dans un passé plus ou moins récent qu’une théorie, ou une idée, bien qu’articulée par des experts et présentée comme un axiome ou une panacée, n’a pas donné les effets escomptés. On a cru ferme que le renversement des Duvalier et du duvaliérisme sans les Duvalier annonçait la fin de la dictature; que la dissolution de l’armée signifiait l’avènement de la démocratie. Nenni. Sur le papier, théoriquement, le projet d’alphabétisation annoncé paraît clair, précis, convaincant. «L’objectif principal de la campagne, d’une durée de trois ans, est d’alphabétiser trois millions de personnes d’ici à 2010. Un deuxième objectif consiste à jeter les bases pour la promotion de l’éducation continue des néo-alphabétisés, notamment grâce à la création de mutuelles de solidarité dans chacun des centres de formation»… Par ailleurs « la campagne entière sera menée sur la base d’une méthodologie unique: la méthode de l’alphabétisation télévisuelle, la méthode cubaine.» Des statistiques viennent à la rescousse: 75.000 centres, dont quarante personnes et un facilitateur par centre… 7.500 superviseurs communautaires, 11 coordinations départementales, 140 unités communales; La mise en œuvre du projet pourrait générer environ 100.000 emplois. Les fonds prévus à peu près 186 millions de dollars américains ($62 américains par personne x 3 millions sans indiquer comment on est parvenu à ce chiffre de $62) viendront du Trésor Public, d’une taxe à l’alphabétisation et à l’éducation des adultes, d’une partie des fonds libérés par la réduction de la dette, du profit des collectes effectuées dans la société civile haïtienne tant en Haïti qu’à l’étranger, de l’appui de l’UNESCO. Un volet artistique et un volet médiatique. Contribueront à la vulgarisation et à l’adoption du projet. La boucle est bouclée, le problème est résolu. Il suffit de passer à l’exécution d’un projet mirobolant où tout est prévu, du commencement à la fin. Pas si vite, disons-nous.

Une analyse même rapide révèle la vulnérabilité, les trous d’un tel projet cousu de fil blanc. Pour s’en rendre compte, il suffit de quelques observations liminaires: 1) l’alphabétisation isolée n’est guère une panacée économique; 2) l’incapacité des personnes probablement ciblées de bénéficier de l’alphabétisation; 3) Le manque de fiabilité des sources de fonds prévues met en doute la viabilité du projet.

L’alphabétisation isolée n’est guère une panacée économique

En effet, si nécessaire que soit l’alphabétisation pour le fonctionnement et l’évolution de l’individu dans le monde moderne, elle n’est pas créatrice de richesse matérielle, ni créatrice d’emplois. Pour être efficace, elle doit se concevoir comme partie intégrante d’un développement économique et d’une politique éducative. Puisqu’on parle de Cuba, il faut se rappeler que la méthodologie cubaine était intégrée dans un programme de développement économique national et dans le cadre d’une politique révolutionnaire participative. C’est pourquoi elle a donné des résultats provenant également de la mobilisation d’une jeunesse enthousiaste encouragée à apporter d’abord sa contribution aux travaux des champs, à la récolte des plantations de cannes à sucre.

La création d’emplois multiples et durables dans un système de développement économique alternatif et la protection de l’écosystème doivent être la priorité. Les 70% de nos chômeurs comprennent des Haïtiens qui sont alphabétisés, ont obtenu leurs certificats d’études, ont fait leurs études secondaires, et se trouvent pour autant sans espoir d’emplois. Sans oublier les diplômés d’universités forcés d’émigrer. Quel est l’avenir en Haïti des 3 millions d’alphabétisés?

L’incapacité des personnes probablement ciblées de bénéficier de l’alphabétisation

Les crève-la faim de nos bidonvilles et de nos campagnes, vivant dans des conditions infrahumaines, sans soins médicaux, sans moyens de communication, vont-ils avoir accès à l’alphabétisation télévisuelle à la cubaine? Nous sommes ici en pleine euphorie, dans l’irréalité délirante des politiciens au pouvoir. Une irréalité nourrie par la corruption, l’attente de la manne étrangère si généreuse que le pays ne peut même pas l’absorber. Wi fout ou komabo dirait notre talentueux Fanfan la tulipe.

Le manque de fiabilité des sources de fonds prévues met en doute la viabilité du projet

On se réfère au Trésor Public vide, dont les recettes sont dans les poches des dirigeants et de leurs amis, à l’illusion d’une taxe sur l’alphabétisation et l’éducation des adultes, à la promesse d’une réduction de la dette, à l’infime possibilité de collectes voye-monte effectuées dans la diaspora et en Haïti malgré les tristes expériences du passé et enfin à l’UNESCO, à travers le programme Life («à en croire les autorités»).

Conclusion

Il ne s’agit pas de laisser tomber un projet crucial et indispensable. Mais il faut: a) l’intégrer dans un programme de développement économique qui accorde la priorité à la sécurité alimentaire, au logement, à un minimum de soins médicaux urgents; b) faire appel à la Fondation groupe 73, composée d’agronomes et d’autres experts expérimentés, qui affirme que le système d’intensification du riz peut produire 350 000 tonnes métriques de riz sans utilisation d’engrais chimiques (de plus en plus les pays périphériques et semi-périphériques qui se remettent à peine du choc de la privatisation et de la globalisation, proclament la souveraineté de l’alimentation pour nourrir le peuple); c) consulter les associations et individus travaillant depuis longtemps dans des projets d’alphabétisation, gagner la confiance et l’adhésion des représentants des masses pour assurer ainsi au projet d’alphabétisation une meilleure chance de succès.

—Franck Laraque

(Intervention en créole, émission Radio Lakou New York, 30 août 2007)

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