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La poésie comme arme de combat

—Eddy Toussaint

En lisant dans la rubrique «Pratiques Culturelles» les réflexions de Paul Laraque sur les poètes post-indigénistes en Haïti (Haïti-Progrès, 8–14 août 1984), une chose m’a particulièrement frappé: la lucidité de l’auteur.

En posant un regard à la fois critique et sympathique sur l’itinéraire poétique d’écrivains haïtiens «de l’intérieur» dont il ne partage pas l’orientation politique mais auxquels il reconnaît néanmoins des dons, voire quelque génie subtil, Paul Laraque a non seulement revalorisé le crédit intellectuel des écrivains concernés mais il a surtout régénéré le cadre rigide et manichéen d’une certaine tradition de critique littéraire. Nous allons essayer dans cette courte étude de comprendre le rapport entre la poésie et la praxis politique, comme nous le suggère le très bel article de Laraque.

Il était longtemps d’usage dans l’intelligentsia haïtienne de voir les intellectuels de la diaspora tenir en piètre estime, condescendants, ceux en Haïti, jugés trop carriéristes, pas assez engagés contre le mal duvaliérien. Si un Paul Laraque, un Morisseau-Leroy, un Jean Brierre ou un René Depestre exercent un réel magistère parmi leurs pairs de l’extérieur, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont légitimement grands, c’est parce que, surtout, leur résidence géographique témoigne d’un refus catégorique de l’univers fasciste duvaliérien—l’exil, une fois de plus, s’identifiant au sublime de l’héroïsme contestataire, au refus.

En portant son attention et en témoignant sa sympathie aux œuvres de poètes haïtiens vivant en Haïti, comme il l’a fait d’ailleurs souvent en d’autres situations, Paul Laraque a fait d’une pierre deux coups: dénoncer la mésestime dont nous avons parlé plus haut et altérer l’hostilité de prévention que nourrissaient les créateurs en Haïti contre ceux de l’extérieur, jugés, eux, trop «écervelés», trop arrogants.

Dans seulement quatre colonnes d’une page de journal Laraque a tout tranché. Pour les amoureux de l’anthologie, ses remarques sur René Bélance, Magloire Saint-Aude ou Jacques Roumain, parsemées de petites phrases intelligentes sur les surréalistes, dont Breton, Eluard et Ponge, seront d’une grande utilité pour la compréhension de la trame existentielle de ces créateurs; pour les autres, il ouvre une nouvelle dimension de l’art engagé.

Quand pour situer le génie contradictoire de Bélance, Laraque nous a rappelés certaines habitudes quotidiennes et intellectuelles du poète, animé par «la guerre et l’absence de la femme aimée, l’exploitation et la lutte, la misère et l’espoir» nous avons compris que sa sympathie est réelle, sans forcing, car pour un poète qui au nom de la poésie confrontait André Breton lui-même, la poésie d’un collègue, comme il le dit de Bélance, dont le thème est «un chant que la révolte traverse comme une flamme» vaut bien une petite hérésie politique. Une chose est définitivement certaine: pour lui la poésie n’est pas seulement transcription esthétique de la réalité ou de l’absence de réalité, elle doit être d’abord et surtout moyen, communication, arme de combat. Les poètes haïtiens non-émigrés1 remplissent-ils vraiment ce devoir de générosité et de solidarité, comme nous le suggère l’enthousiasme de Laraque?

Nous connaissons tous le rôle subalterne que Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature?, a réservé à la poésie dans son grand projet de «littérature engagée», allant jusqu’à dénier à celle-là toute participation effective dans la praxis révolutionnaire. Il est vrai que la très belle étude de Sartre avait d’autres ambitions, mais la négligence sartrienne quant à la muse témoigne en gros plan de la condition de parent pauvre où a toujours été tenue la poésie quand il s’agit de ses relations avec la politique.

Quand le chroniqueur haïtien Dany Laferrière, dans sa rubrique «Carte Blanche» à Haïti-Observateur, a cru bon de blaguer sur la production littéraire de Paul Laraque, qu’il trouve trop mince en trente ans d’écriture, la réponse de celui-ci dans Haïti-Progrès a été substantiellement claire bien qu’indirecte, elle peut se résumer ainsi: «Si je n’ai pas tant produit, poétiquement parlant, durant ces années, ce n’est pas que j’aie été paresseux ou ininspiré, c’est parce que la réalité politique m’exigeait un engagement autrement important»2. Ces prises de position, à elles seules, révèlent un certain parti pris de choix moral et politique qu’il est d’un grand intérêt de souligner ici. Elles témoignent d’un sens des choses si perspicace que le poète, pour la première fois, se voit reconnaître et attribuer le rôle prépondérant d’acteur et d’inspirateur.

Laraque a fort bien fait de nous rappeler la vieille querelle scolastique entre la poésie et la politique; les prétendues difficultés de communication entre ces deux expressions de la réalité humaine ont toujours été un casse-tête pour les inventeurs de grandes formules dont le long débat de la période surréaliste a marqué le point culminant. Or, l’ennui dans tous ces débats, c’est que chacun, selon sa priorité, semble placer la relation poésie/politique dans une dichotomie indépassable qui ne fait que refléter sa propre contradiction socio-existentielle. La querelle Breton-Tzara ou encore, dans une certaine mesure, celle entre d’un côté Aragon-Eluard et Breton-surréalisme officiel de l’autre, a été faussée dès le départ dans la mesure où les protagonistes concevaient la relation poésie/politique en termes de catégorie contre catégorie: le poète Breton embrassant au départ la Révolution contre la poésie pour décider ensuite que la poésie n’est pas bien servie sous la Révolution; les poètes Eluard et Aragon pariant éperdument sur la poésie accoucheuse de civilisation, pour ensuite très rapidement trouver que la poésie n’est pas une fin en soi; arme de combat, force créatrice, certes, mais seulement une arme parmi les armes, une force créatrice parmi la coalition et la fusion de forces créatrices indispensables au grand projet de construction d’une société nouvelle.

Les poètes haïtiens non-émigrés devaient être normalement les premiers concernés par la Révolution. Et ils le sont dans une certaine mesure, mais, là encore, il est démontré que la poésie, pour être totale, ne doit être rien de moins qu’une option délibéré d’une forme de combat et de communication. Il est des poètes, comme par exemple Ramon ou Garcia Lorca durant la guerre civile espagnole, qui font radicalement ce choix, non seulement dans leurs vers mais surtout dans leurs actes, mais il y en a aussi d’autres qui, humains parmi les humains, vivent leur trame existentielle dans un dilemme douloureux entre la tentation d’une totale liberté de cri et de révolte et l’implacable exigence de compromis entre celle-ci et la lutte pour la vie.

La question dès lors n’est pas de considérer si une de ces options est plus «poétique» que l’autre, mais, plus sérieusement, de cerner les diverses praxis vivantes d’une même poésie produisant et évoluant dans des conditions objectives différentes. En adoptant une telle approche, un degré supérieur de solidarité entre les poètes eux-mêmes peut être rendu désormais possible: l’obstacle habituel que constituent leurs différentes provenances socio-économiques devenant, pour la première fois, un grand débat ouvert fait de dialogue, de questionnement et de compréhension, et non pas de guerre verbale, comme c’est malheureusement souvent le cas. Car, en définitive, cette poésie à la fois de réclusion et de chevauchée, de cri ahurissant et de violence refoulée, de liberté totale et d’auto-censure tactique, bref, cette poésie exilée renferme un élément subversif si chargé de promesses libératrices que, pour la première fois, la dichotomie hypothétique entre la poésie et la praxis politique s’en trouve éliminée au profit de la réalisation de l’être dans sa totalité.

Seul poète haïtien peut affirmer avec autant d’autorité, comme l’a fait Laraque, que «la querelle Breton-Tzara est dépassée. Il ne s’agit plus de l’affrontement du surréalisme et du communisme mais, au contraire, de leur conciliation, j’entends: la Révolution à la fois dans l’art et dans la vie». En effet, dans l’imagerie d’une certaine tradition critique, la poésie, quand elle n’est pas tout à fait asexuée, se voit auréoler d’un couronnement qui porte le piédestal si haut qu’on se demande si c’est bien de la poésie qu’il s’agit. Le poète, personnage d’un statut quasi-céleste, en vient à se complaire si volontiers dans ce rôle idéal qu’il perd pied dans la réalité, devenant un total étranger qui, désemparé, se réfugie finalement dans l’excentricité, la clochardise et, souvent, le suicide.

Oui, l’ancienne querelle catégorie-poétique contre catégorie-objective est aujourd’hui bel et bien dépassée, en ce sens que la poésie, loin d’être cet exercice de style et de luxe qu’on a voulu qu’elle soit, se révèle de plus en plus comme l’affirmation d’une conscience qui veut «changer la vie». Nos poètes, particulièrement les meilleurs d’entre eux, ont toujours refusé le départage de l’art et de la vie. Nous savons aujourd’hui ce que fait Paul Laraque quand il ne griffonne pas des vers3, mais il n’est pas inutile de rappeler que beaucoup de nos autres grands écrivains et artistes ne faisaient et ne font pas autre chose. De Jacques Roumain à Manno Charlemagne en passant par René Depestre, notre patrimoine culturel est riche de ces consciences déchaînées qui placent la solidarité humaine avant la divinité de l’art. Rappelons aussi que d’autres, comme par exemple Jacques Stephen Alexis, Gérald Brisson ou Richard Brisson, ont vécu cette solidarité avec un tel désintéressement qu’ils y ont laissé leur vie.

Dichotomie entre art et politique? Allons donc! Nous voyons pour notre part un immense horizon ouvert sur la symbiose entre les multiples éléments de la totalité humaine. Nous espérons seulement que la majorité des artistes et écrivains haïtiens, d’ici et de partout, se déferont de leur prudence gênante et de leur complaisance facile pour embarquer dans le grand navire de conquête, de solidarité et de libération.

—Eddy Toussaint (paru dans Haïti-Progrès du 21 au 18 septembre 1984)

Notes

1. Nous aimerions plus con venablement les qualifier de poètes haïtiens «non-exilés», mais quand nous songeons aux conditions dans lesquelles ils produisent, à leur prudence forcée, à l’auto-censure qu’ils s’appliquent, souvent inconsciemment, nous sommes bien obligés de conclure qu’ils sont déjà des exilés, des «exilés de l’intérieur» ou «dans l’intérieur».
2. (NDR) Ironiquement dans trente ans de métier d’écrivain, avec une riche production d’œuvres à son actif, ce qu’on retient de Dany Laferrière c’est la caricature du Noir sursexué fétichisé par les Blanches.
3. En allusion à l’article sus-cité de Dany Laferrière «Une journée dans la vie de Paul Laraque» paru dans Haïti-Observateur de la même année (1984).

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