Haïti, espace réel, mythique et tragique peut être décrit difficilement. Les idées et les schèmes de pensée associés à sa description découlent de création de démiurges, d’images hallucinantes, désespérées et inouïes. Le paysage culturel nous dévoile « un foisonnement d’images, de symboles, de tentatives d’évasion, de créations poétiques, chorégraphiques, musicales, d’idées qui se veulent dynamisantes, de mensonges : nous vivons, nous baignons dans les mythes. « Nous devons prendre en considération ces assertions d’un économiste qui ont été reproduites. » (Max Dominique, 1988). Mais, c’est aussi vrai que l’expérience mythique se fait aussi mystificatrice. Cependant, Paul Laraque, le poète, créateur, bâtisseur et organisateur de rêves, a choisi plutôt une démarche singulière, voire, paradoxale, celle de remythifier sa tentative, laquelle se présente par une poignante et vive énumération de l’envers et de l’endroit des choses, une véritable panoplie qui semble illustrer les contradictions et contrastes, c’est à dire les amalgames du no man’s land haïtien.
Paul Laraque et Doumafis Lafontant chez Laraque en 2002.
Les cogitations ne visent qu’à cerner en un véritable tour de force les épineux problèmes de l’univers haïtien, du très complexe quotidien de notre collectivité. Et, même au niveau de ce langage particulier, nous relevons un mécanisme de désintégration et de reformation qui aboutit non à une récréation, mais plutôt à une recréation, une sorte de merveilleuse reconstruction qui manifeste une efficacité communicative remarquable autant que poétique qui sert à décrire un monde pourtant paralysé par un déficit de communication historique. Paradoxalement.
En effet, c’est à travers un réseau de signes et de symboles que s’accomplit un désengagement objectif qui permet une distanciation, un recul, ou un regain de lucidité analytique qui conduit bientôt à un réengagement dans la reconstitution du passé et de l’histoire, ce défilé d’épisodes évanescents et pourtant traumatisants de notre lourde vie de peuple. Guignol, vocable qui évoque le théâtre de marionnette projette une image qui transcende la mission du théâtre de la cruauté (Antonin Artaud, 1938). Beaucoup plus que le choc initial qui pourrait provoquer la catharsis, les puissantes évocations de ce théâtre de pantins ressuscitent le passé d’horreur qui se prolonge dans un présent pas plus généreux et qui annonce un futur non moins catastrophique. Ces scènes de cabotinage ne composent qu’un circus maximus qui pullule de clowns, de masques porteurs et facteurs d’une turbulence homicidaire, génocidaire et surtout de nature séculaire. Tous les mouvements et agitations vont dans le même sens. Ils évoquent l’oblitération d’un milieu déjà condamné à l’immobilité paralysante de l’horreur permanente, une sorte de bazar du bizarre.
Haïti, véritable île du baron samedi, n’est qu’un monde victimisé et submergé par un déferlement incessant : le carnaval, l’arène, l’abattoir, le zoo, la corruption de l’exogène, la cruauté de l’indigène, l’impuissance des dieux tutélaires, les religions et leurs spoliateurs, la Sainte famille et ses démons, une cruelle tauromachie, les misères du peuple, un pays qui porte sa croix et qui semble faire une descente permanente en enfer et, pour un grand nombre de citoyens lucides, attachés à la terre natale d’une façon viscérale, l’errance et l’exil irréductibles. Tout cela compose une ronde infernale, une atmosphère de danse macabre haïtiano-haïtienne, mais, dominée par l’ombre menaçante d’une impitoyable puissance tutrice.
Comme dans un kaléidoscope défilent dans Œuvres Incomplètes « Le pays du grand guignol » de puissantes et terrifiantes évocations qui caractérisent cette Haïti autrefois chérie :
Le cirque et ses clowns
le théâtre et ses marionnettes le carnaval et ses masques
le zoo et ses singes l’arène et ses taureaux
l’abattoir et ses bœufs noirs
le yankee et la roue de l’argent l’indigène et la roue du sang
le vodou et ses grands dons
la sainte famille et ses démons le peuple et ses malheurs l’exil et ses sauveurs
sans foi ni loi
Haïti et sa croix Haïti en enfer au nom du père
du fils
et du zombi
Vue partielle de la conférence « Hommage à Paul Laraque » à l’Université Harvard en 2002, de gauche à droite: Patrick Sylvain, Max Manigat, Denizé Lauture et Jill Netchinsky.
Ce texte à charge est d’un écrivain doué qui condamne les gens de ce pays afin que le pays devienne un jour libéré et exonéré. Il parle de cauchemars afin qu’il se réveille et de la fin pour qu’il puisse renaître.
C’est une illustration réussie, parce que en un sens, c’est aussi une récupération de l’histoire, d’une histoire tragique qui pèse de tout son poids sur le présent et qui corrompt déjà l’aube du devenir collectif. C’est aussi, il faut l’avouer, l’œuvre d’un travailleur de la mémoire qui s’est élevé contre ce concours d’atrocité, ce championnat d’horreur et cette tentative de réification qui ont permis 1492, le plus grand génocide de l’histoire (Frantz-Antoine Leconte, 1996). Je ne dirai pas grand-chose concernant 1915. Sa conviction contre l’occupation américaine est notoire. C’est un contemporain capital qui a fait entendre sa puissante voix contre les dernières dictatures, qui sait passer par le prisme de la poésie pour exprimer le prosaïsme aliénant d’un espace condamné à une transhumance désespérée ; un contemporain capital qui communique des pulsions patriotiques, des intentions, des vœux qui se muent surtout en une véritable vocation, celle de rebâtir la cité avec plus de courage, de candeur, de générosité et d’humanité.
Bibliographie
Artaud, Anthonin. Le théâtre et son double, 1938.
Dominique, Max. L’arme de la critique littéraire. CIDHICA, Montréal,1988. Laraque, Paul. Œuvres incomplètes. CIDIHCA, Montréal, 1999.
Leconte, Frantz-Antoine. 1492, Le viol du nouveau monde. CIDHICA, Montréal, 1996.
Hubert, Marie-Claude. Les grandes théories du théâtre. Armand Colin, 1998.