(Dans le texte qui suit, nous retraçons l’histoire de Mandela en tant que combattant de l’ANC, de 1944 jusqu’à sa dernière incarcération. L’héritage fondamental du leader de l’ANC reste avant tout le principe de la dénonciation et de la lutte contre toute forme d’injustice. Certes transformer l’État raciste de l’apartheid consistait à donner à la majorité de la population noire leurs droits civiques dans une société sud-africaine affranchie de l’oppression raciale, mais la lutte contre l’apartheid prenait aussi la forme d’une lutte de dénonciation des compagnies multinationales attirées par la manne de la main-d’œuvre noire à bon marché. Mandela en était conscient. Le chemin qu’il a parcouru montre clairement que la victoire sur le pouvoir raciste n’était pour lui que la première pierre dans la construction d’une nouvelle société en Afrique du Sud, celle basée sur une meilleure distribution des richesses et sur une véritable égalité entre Noirs et Blancs).
En 1944, Mandela rejoint le Congrès national africain (en anglais African National Congress, ANC), un parti politique fondé en 1912, dont l’objectif est de défendre les intérêts de la population noire sud-africaine. Mandela ainsi que Walter Sisulu, Oliver Tambo, Anton Lembede et d’autres jeunes femmes et hommes établissent la Ligue de jeunesse de l’ANC, une instance militante conçue pour organiser des mouvements de protestation et de dénoncer le pouvoir blanc. Mandela fut élu son premier Secrétaire Général. Âgé de 26, fraîchement diplômé de la faculté de droit de l’université Fort Hare, il est animé d’une détermination farouche de libérer son peuple du sentiment d’infériorité inculqué par des nombreuses années d’oppression. Ses jeunes camarades et lui se donnent pour mission de galvaniser l’ANC, « un corps de gentleman avec les mains propres »; et avant tout, comme on peut le lire dans le manifeste de la Ligue, ils veulent incarner l’esprit du nationalisme africain. Les nouvelles méthodes de protestation adoptées toujours guidées par la philosophie de la non-violence ne s’appuieront plus sur la députation, les pétitions et les activités sporadiques, mais sur «l’action directe».
À l’époque, l’Afrique du Sud se distingue de l’ensemble des pays du continent par son industrie moderne et un système socio-économique organisé et perpétué par un État policier et un corps armé de façon à réprimer les luttes de la majorité et protéger le pouvoir, les richesses et les privilèges de la minorité blanche. Le pays connaît une très grande expansion industrielle au cours de la deuxième guerre mondiale : on assiste à une augmentation importante d’investissements étrangers profitant de la main d’œuvre à bon marché. En 1948, le parti Afrikaner Nationalist prend le pouvoir et institue le système de l’apartheid, sous lequel les lois drastiques sont introduites pour exclure et subjuguer la population noire. Essentiellement, trois facteurs sont à analyser pour comprendre le mécanisme de ce système : a) la rationalisation du contrôle ségrégationniste de la main-d’œuvre « indigène », l’organisation de celle-ci repose sur le contrat temporaire. « Tout est mis en œuvre pour que ne viennent dans les zones blanches, pour une durée limitée, que des célibataires qui leur contrat rempli, reviennent immédiatement dans leurs Réserves. »2 Les Noirs se trouvant dans les villes, dont certains s’y sont établis depuis plusieurs générations, voient leurs droits progressivement réduits. Pour se déplacer, on les contraint à se munir de passeports intérieurs, et tout un système juridique (décrets, arrêtés, etc.) est mis en place de façon si systématique que ce système de contrôle est devenu pour les Noirs le symbole même de l’oppression raciale; b) les territoires réservés aux Noirs (les Réserves devenues les Bantoustans) devraient assurer non seulement le coût de la reproduction de la main-d’œuvre noire mais également en constituer l’armée des chômeurs; c) la mise en place des Bantoustans, des territoires africains devenus «indépendants» à l’intérieur même du pays et dirigés par des élites colonisées au service de Pretoria. Cette nouvelle réalité permet surtout de remplacer l’idéologie de « la hiérarchie raciale et culturelle Blanc/Noir [par] une idéologie de la différence basée sur les spécificités nationales. La discrimination dont font l’objet les non-Blancs ne sera plus justifiée par une quelconque infériorité, mais au contraire par le souci de respecter “leurs liens traditionnels et émotionnels, leur propre langage, leur propre culture, leur patrimoine national”. »3 Le véritable enjeu est bien entendu tout autre : dans la réalité, les Bantoustans permettent aux élites noires d’atteindre une ascendance sociale qu’elles n’auraient pu réaliser dans les zones blanches, mais ce rôle que le pouvoir leur attribue n’est possible que si elles «s’engagent à exercer sur leur propre peuple l’ensemble des moyens de contrôle indispensables au maintien de la suprématie de l’économie blanche…».4
Pendant plusieurs années, le régime de l’apartheid, malgré de nombreuses contradictions internes, permet ainsi aux compagnies sud-africaines et étrangères (notamment des compagnies américaines, canadiennes, françaises et surtout britanniques) de tirer le maximum de profits.
C’est au cours de cette période et dans ce contexte particulier que fut réalisée l’éducation politique de Mandela et de ses camarades. Grâce à leur engagement, l’ANC adopte un programme plus militant basé sur les grèves, les boycotts et la désobéissance civile. Ce nouveau programme est mis en œuvre de manière précipitée après le massacre de 18 manifestants lors de la marche du premier mai 1950. Le 26 juin, l’ANC lance avec succès une journée de protestation nationale pour dénoncer la tuerie. C’était la première fois qu’un arrêt de travail fut observé sous l’obédience de l’ANC.
À partir de 1951, l’ANC construit des alliances importantes avec d’autres organisations, notamment le Congrès Indien de l’Afrique du Sud. La lutte consiste alors à dénoncer et à violer les lois de l’apartheid. Comme le feront de manière systématique les Afro-Américains à la fin de la décennie et au cours des années 60, des groupes de jeunes, organisant la Campagne de Défiance (Defiance Campaign), investissent des stations de trains et des bureaux de poste réservés uniquement aux Blancs. Des couvre-feux appliqués seulement aux Noirs ne sont pas respectés ; le mouvement prend une tournure importante quand, par solidarité, des Blancs entrent dans des quartiers (townships) habités par des Noirs, violant ainsi la loi de la séparation des races promulguée par le système de l’apartheid. En tout, 8 500 personnes sont arrêtées.
Mandela, avec vingt autres leaders, est reconnu coupable d’avoir organisé le mouvement. Il est condamné à neuf mois d’emprisonnement avec sursis. Sa contribution était si impressionnante dans l’organisation de la Campagne de Défiance qu’il fut élu président de l’ANC (dans la province du Transvaal). Sa popularité grandissante le fit remarquer par le gouvernement : on l’interdit d’organiser des rassemblements et il est confiné à Johannesburg. En septembre 1953, l’interdiction est prolongée pour une période de deux ans. Cette fois-ci on lui demande également de se retirer de l’ANC. Mandela écrira plus tard faisant référence à cette époque : « Je me suis retrouvé restreint et isolé des hommes, suivi partout par les officiers de la Branche spéciale…j’étais par la loi un criminel non pas pour ce que j’avais fait, mais pour ce que je défendais. »
L’interdiction frappe également d’autres leaders. Plusieurs d’entre eux sont incarcérés. Pour que l’ANC puisse survivre, il fallait développer continuellement de nouvelles méthodes et stratégies. Malgré tout, Mandela continue avec force de lutter contre l’apartheid : « Vaincre l’oppression, écrit-il, est la plus haute aspiration de tous les hommes libres. »
En dépit des harcèlements, persécutions et l’ordre de quitter Johannesburg, Mandela et Oliver Tambo continuent d’exercer leur métier d’avocat dans la ville. C’est l’occasion pour eux de découvrir les injustices du système : des paysans expropriés, des époux dont l’acte de mariage devenu illégal parce que l’acte n’était pas conforme à la loi sur la séparation des races, les prisons surchargées, etc. Tout cela illustrait la brutalité du système. Le jour de son procès historique, Mandela dira que « toute la vie d’un Africain qui pense l’amène en permanence à un conflit entre sa conscience et la loi…une loi, qui, à notre avis, est immorale, injuste et intolérable…nous devons protester contre elle, nous devons nous opposer à elle, nous devons la changer. »
La lutte prend une tournure majeure quand le Congrès du Peuple fut mis sur pied par plusieurs organisations anti-apartheid, dont les plus importantes furent l’ANC, le South African Indian Congress, le South Congress of Democrats. L’objectif du Congrès est de permettre aux ouvriers, étudiants, syndicalistes et paysans de prendre position sur la situation en Afrique du Sud. Leurs demandes sont inclues dans la Charte de la liberté, et le 26 juin 1955 à Kliptown (situé à 17km de Johannesburg) trois mille personnes adoptent la Charte comme la politique officielle du Congrès. À travers la Charte, le mouvement consolide son unité idéologique et développe une vision commune de l’avenir du pays. En particulier, la Charte met l’accent sur le fait que « le Sud Afrique appartient à tous ses citoyens, Noirs et Blancs ». Il s’agit avant tout de dépasser l’idéologie raciste du pouvoir, de la combattre par tous les moyens et d’inscrire dans la lutte anti-apartheid une doctrine inclusive, où les combattants, Blancs et non-Blancs, pour une nouvelle Sud Afrique, pouvaient se reconnaître.
Dans une série de publications, Mandela dénonce et attaque l’éducation bantoue et la ségrégation universitaire. Parallèlement, il met sur pied en collaboration avec ses camarades des cellules au niveau des organisations de base à partir desquelles on pouvait passer des directives sans la nécessité d’organiser des rassemblements. Cette méthode renforçait structurellement l’ANC et constituait un élément important de décentralisation.
Face à ce mouvement unitaire et ce militantisme de plus en plus important, l’État ségrégationniste passa à l’offensive. Le 5 décembre 1956, Mandela, le chef Lutili (président général de l’ANC), Oliver Tambo et Walter Sisulu sont arrêtés et accusés de trahison. Au terme d’un procès houleux, cependant, tous les accusés sont acquittés après que le pouvoir ait échoué de prouver que le mouvement était infiltré de communistes et voulait renverser le gouvernement par la force.
En 1958, Mandela épouse Nomzamo Winnie Madikizela venue du Trankei pour étudier à Johannesburg. Winnie embrassa avec un exceptionnel courage et une conviction inébranlable, la lutte anti-apartheid. Pendant plusieurs années, le couple devient le symbole de la résistance contre le pouvoir raciste.
En 1960, une série d’événements allèrent bouleverser l’échiquier politique sud-africain. L’ONU proclame 1960 l’année de l’Afrique et reconnaît le principe universel de l’indépendance africaine après des décades de domination coloniale. En Afrique du Sud, la police tire sur une foule qui marchait pacifiquement à Sharpeville, tuant 69 personnes et blessant 176. Ce dernier évènement crée un véritable outrage à travers le monde et des manifestations massives sont organisées à travers la planète. Pretoria déclare l’état d’urgence et procède à l’arrestation de plus de 20 000 personnes, dont Mandela. L’ANC fut déclaré hors la loi. Quelques mois après le massacre de Sharpeville, les détenus sont graduellement relâchés, et, pour la première fois en neuf ans, Mandela pouvait parler et organiser librement.
Voulant briser tout lien institutionnel avec la Grande Bretagne, le Sud Afrique devient au cours de l’année 1961 une république, plus précisément une république blanche où les Noirs ne sont toujours pas reconnus comme citoyens. Pour protester contre cet état de fait, 1 400 délégués africains, venant de toutes les parties du pays, organisent une conférence à Pietermaritzburg (capitale de la province du Kwazulu-Natal), l’objectif étant de dénoncer le nouvel État sud-africain dans sa volonté de continuer à nier aux Noirs leurs droits civiques. La foule fut électrisée lorsque Mandela prononça le discours d’ouverture. Inspirés par son courage et sa détermination, les participants l’élurent pour diriger les protestations et effectuer des revendications afin d’établir non pas une république blanche, mais une nouvelle union de tous les Sud-Africains, une Convention nationale. Il était prévu de déclencher une grève générale si le gouvernement n’obtempérait pas à ces demandes.
La réaction du pouvoir fut de déclencher une nouvelle vague de répression. Mandela prit le maquis. Sa vie dans la clandestinité ne fut pas de tout repos. Il explique dans une lettre que sa vie clandestine reste pour lui le seul choix possible, malgré les difficultés et les souffrances que cette existence implique. « J’ai dû me séparer, écrit-il, de ma chère épouse et de mes enfants, de ma mère et de mes sœurs pour vivre comme un hors la loi sur ma propre terre. J’ai dû abandonner ma profession et vivre dans la pauvreté et la misère, comme plusieurs de mes concitoyens…La lutte, conclut-il, est ma vie. »
Mandela écrit non seulement au Premier ministre, mais au leader de l’opposition pour défendre l’idée de la nécessité d’organiser la Convention nationale. Celle-ci, indique-t-il, doit être réalisée avant le 31 mai 1961, sinon une grève générale éclatera le 29. Et il ajoute : « Nous ne serons pas dissuadés par les menaces et par la violence venant de vous et de votre gouvernement. »
Les arrestations massives de militants radicaux (de toutes les races) et, de façon arbitraire, de milliers de Noirs qui s’ensuivirent illustrèrent une fois de plus la volonté du gouvernement d’écraser tout mouvement de protestation et son refus de dialoguer avec toute organisation qui remettait en question les lois racistes de l’apartheid. De la clandestinité, Mandela multiplie les déclarations et donne même des entretiens aux journalistes. Le 29 mai, le mot d’ordre de la grève fut respecté à 60% à Johannesburg et à 75% à Port Elizabeth, malgré les menaces d’arrestation. L’ampleur de la lutte et ses répercutions internationales, le charisme et la farouche détermination de Mandela à dénoncer l’État raciste faisaient de lui le leader incontesté du mouvement anti-apartheid. L’isolement politique du régime s’accentuait et les appels au boycott de compagnies qui investissaient dans le pays étaient devenus de plus en plus nombreux.
Toutefois, les stratégies de lutte s’inspirant de la doctrine de la non-violence devenaient à la fin des années 1961 inopérantes. Face à la brutalité du régime et du soutien qu’il continuait de recevoir des puissances occidentales, il devint clair aux leaders de l’ANC que l’avenir du mouvement passa par l’organisation de la lutte armée. C’est ainsi que fut mis sur pied Umkhonto we Sizwe (fer de lance de la nation), le bras armé du mouvement. L’objectif immédiat est le sabotage des institutions gouvernementales. Mandela explique, dans le manifeste de Umkhonto, que le temps était venu où deux choix s’offraient aux militants : soit de se soumettre, soit de combattre. Pour Mandela la lutte armée devenait incontournable. Au cours de sa clandestinité, il se rendit à l’étranger et rencontra des chefs d’État africains ainsi que plusieurs leaders politiques à Londres et en Algérie.
Après dix-sept mois dans le maquis, Mandela fut capturé dans la province du Natal le 5 août 1962. On le condamna à cinq ans de travaux forcés. Le mouvement de libération subit peu de temps après un sérieux revers : Walter Sisulu et d’autres leaders furent appréhendés un an après l’arrestation de Mandela. Tous les principaux dirigeants de l’ANC furent condamnés à la prison à vie.
Mais ce procès fut pour eux une occasion pour faire entendre à la nation et au monde leurs doléances ; ils le transformèrent en un procès politique. Comme l’explique Joel Joffe, leur avocat, « Ils étaient déterminés à exprimer fièrement leurs idéaux » ; le tribunal était devenu pour eux une plateforme où ils devaient clarifier leurs positions par rapport au problème central de la société sud-africaine : le système de l’apartheid. Le discours que Mandela prononça ce jour-là résonna à travers le monde avec une puissance inégalée.
Notes
1. Toutes les informations citées dans le texte (sauf indiqué autrement) sont tirées du livre : Nelson Mandela, The struggle is my life, Pathfinder Press, New York 1990.
2. René Lefort, L’Afrique du Sud. Histoire d’une crise. François Maspero, Paris, 1977.
3. Ibid…
4. Ibid…