Seul un discours critique sur le créole haïtien peut aider ses véritables défenseurs à dresser les balises capables d’en empêcher une dénaturation populiste. Dans le système qui prédomine chez nous depuis deux siècles, le faux a souvent triomphé sur le vrai pour des raisons bassement mercantiles. Et c’est par le biais de la dénaturation du vrai que cela se produit. Là est la note dominante de notre profond mal-être de peuple. Une tendance lourde qui s’exprime et s’enracine dans la conception du chen manje chen. Les droits naturels et fondamentaux sont réduits à néant. Le cynisme croissant des représentants de l’exécutif hypertrophie les prérogatives de ce pouvoir, qui parvient ainsi à fonctionner en dehors de la loi, au vu et au su de tous. Nou bon nan salope tout zefò, ce que nous pouvons faire en toute honnêteté. D’où le passage d’une maladresse sournoisement entretenue à la vocifération arrogante. Le tout sans le moindre réflexe de culpabilité.
Si l’enseignement est dispensé en créole au niveau seulement de l’école fondamentale publique, il désavantage les élèves qui en sortent lorsqu’ils se retrouvent à partir du secondaire en concurrence avec des élèves provenant des écoles privées où le français est la norme. Le populisme linguistique n’aura donc pas servi à grand chose. Si, par contre, l’État avait imposé à toutes les écoles privées et publiques l’utilisation du créole comme langue d’enseignement à l’école fondamentale, il aurait modifié tout le dispositif d’organisation de la société. Cela aurait exigé l’élaboration de nouveaux programmes d’enseignements et empêché un nivellement par le bas dans la mesure où le dispositif serait appuyé par un programme massif de traduction de manuels scolaires et de culture générale. Le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) devrait établir la liste annuelle des ouvrages de culture générale à traduire en créole pour chaque classe. À raison d’une moyenne de dix ouvrages, il faudrait traduire une centaine d’ouvrages chaque année. À moins d’une révolution, une telle politique d’inclusion sociale provoquerait de fortes méfiances et résistances, comme cela a été le cas avec la réforme de Joseph Bernard de 1979 qui a été sabotée de l’intérieur.
Épreuve qu’en 1982, Guy Alexandre, Raymond Chassagne et Guy-Serge Pompilus ont vécu en première loge. En effet, ayant obtenu audience auprès du super-ministre Jean-Marie Chanoine pour planifier la campagne d’information sur le lancement de la réforme Bernard, ils perdirent leur innocence quand leur interlocuteur déclara : « Messieurs, je vous croyais plus mûrs… Le message du Président que vous évoquez… porte de belles phrases pour de beaux discours… La vérité est que la décision politique véritable n’a pas encore été prise, relativement à cette réforme… Et c’est vrai aussi que, dans les avenues du pouvoir, il y a des gens puissants qui sont opposés à ce projet1.»
L’effet miroir est parfois cruel. Les forces du statu quo n’ont pas hésité une seconde à venir jouer sur les plates-bandes des réformateurs. En évitant tout manichéisme, Guy Alexandre relate cette expérience en écrivant : « Cette réforme n’a pas été désirée par l’État et le gouvernement qui, au contraire, de diverses manières, passeront leur temps, de 1979 à 1986, à la saboter proprement de façon plus ou moins ouverte ou plus ou moins larvée selon les moments2. »
Depuis le tremblement de terre de 2010, la refonte du système d’éducation est revenue à l’ordre du jour avec plus d’acuité. La question du créole comme langue d’enseignement est évoquée avec force. 500 millions de dollars ont été alloués à la refondation du système éducatif. Selon le New York Times, qui lui a consacré un éditorial3, la moitié du financement vient de la Banque Interaméricaine de Développement (BID) et le reste par des organismes privés. Le programme d’éducation prévoit construire 625 nouvelles écoles, tripler le nombre d’écoles publiques et dispenser une nouvelle formation à 90% du corps professoral estimé à 50 000 personnes. Sur le même registre, l’Organisation Internationale de la Francophonie a publié en novembre 2010 un manuel de formation à l’endroit des enseignants haïtiens4, dans lequel elle encourage la promotion du créole haïtien comme langue d’enseignement. Mais le gouvernement, loin de toute planification, s’est lancé dans le Programme de Scolarisation Universelle Gratuite et Obligatoire (PSUGO) qui non seulement dénature l’essence conciliatrice du projet, mais avance de faux chiffres sur le nombre d’enfants scolarisés. Des chiffres démentis par le Ministre de l’Éducation nationale, qui a été peu de temps après relevé de ses fonctions.
Éviter le désordre lumpen
La communication entre les Haïtiens n’a pas de prix, mais elle a un coût. Dans un pays où les fonds publics sont rares pour les choses sérieuses, il importe d’agir en citoyens responsables dans la formulation de politiques nécessitant des dépenses publiques. S’agit-il de lancer des idées juste pour les lancer alors qu’on sait qu’elles seront freinées pour des raisons budgétaires ? Quelles sont les dépenses en termes de traduction, les indemnités et autres frais nécessaires pour assurer le fonctionnement en créole de l’administration à partir de la lettre de la loi ? D’ailleurs tous les textes de loi, à commencer par le Code d’Instruction criminelle, sont encore en français. Existe-t-il une institution capable d’assurer de la concordance des textes de loi en français et en créole ? En cas de divergence, lequel des deux textes prime ? Ou est-ce la loi du plus fort qui décidera ?
Quels sont les moyens financiers et humains (traducteurs professionnels, formations de professeurs, manuels scolaires) dont nous disposons pour faire du créole la langue d’enseignement ? Que faire pour empêcher ceux qui enseignent en créole ou enseignent le créole de dispenser un enseignement au rabais et empêcher que leurs étudiants ne se retrouvent dèyè kamionèt-la au moment d’aborder leurs études secondaires et universitaires ? Pour éviter un lave men suye a tè, l’insécurité linguistique doit être pensée en rapport avec l’insécurité socio-économique. Le fait que le créole soit dominant comme langue de communication ne signifie nullement qu’il puisse être la langue d’enseignement au niveau supérieur.
Combien de livres faut-il traduire en créole haïtien chaque année ? Combien de livres sont imprimés en créole par an et combien d’enseignants sont qualifiés pour enseigner le créole dans le cursus primaire ? Qu’est-ce que l’économie peut supporter en termes de coûts de traduction de livres en créole chaque année ? Haïti a-t-elle déjà le bassin de traducteurs nécessaires pour effectuer correctement ce travail ? L’université haïtienne dispense-t-elle la formation adéquate en ce sens ? Comment les traductions en créole haïtien des ouvrages de chimie, physique, géologie, biologie, mathématiques seront supervisées pour assurer leur fidélité par rapport aux textes originaux français, anglais, allemands, etc. ? Comment éviter que le désordre de l’ordre lumpen ne se reproduise dans le combat pour le créole ? La proportion des créolophones est énorme dans la population, mais le pays n’a pas la masse critique des traducteurs qualifiés pour traduire correctement des ouvrages littéraires et scientifiques.
À un autre niveau plus terre-à-terre, on constate une fantaisie inacceptable dans l’écriture des textes officiels publiés en créole. Il suffit pour s’en persuader de relire les discours prononcés depuis 1990 par les premiers mandataires de la nation. Par exemple, la linguiste Marie-Frantz Joachim5 a relevé dans le discours d’investiture prononcé le 14 mai 2011 par le président Martelly6 un nombre inacceptable d’erreurs orthographiques et grammaticales du genre « Sa a, mwen pap negocie li », « Pou jan pep ayitien se pep ki gen kouraj ». L’écriture correcte est bien « negosye » et « ayisyen ». D’autres entorses à la grammaire du créole ont été observées dans l’utilisation la lettre r devant les voyelles arrondies telles « o, ò, ou, on ». C’est le cas quand le president écrit « An nou promèt tèt nou tolerans » ou encore « Combien de célébrités aurions-nous eu si nou te ankadre Jenès la, nan mété-l lan sport, retire-l lan la ri, nan lave machin-n, nan Koripsyon, nan bwè gròg gro soley midi ? » L’orthographie correcte est « nan bwè gwòg gwo soley midi ». Ceux qui pensaient embrasser le créole pour faire flèche de tout bois devraient bien réfléchir et l’apprendre, car la rigueur existe aussi bien en français qu’en créole. Ces quelques exemples montrent qu’on ne peut se lancer dans la traduction créole sans s’astreindre à des exigences rigoureuses en matière de diffusion du savoir. Si nos traducteurs ne peuvent pas traduire correctement un discours aussi simple, comment peuvent-ils se lancer avec de bonnes chances de succès dans la traduction d’ouvrages scientifiques ou philosophiques.
Aujourd’hui, l’utilisation du créole comme langue d’enseignement au niveau de l’école fondamentale (école primaire et quatre premières années du secondaire) est un acquis. Mais combien de professeurs ont reçu la formation nécessaire pour assurer cet enseignement ? Quelles sont les évaluations qui ont été faites de cet enseignement ? L’existence du créole dans le paysage scolaire facilite-t-il l’apprentissage du français, de l’anglais, de l’espagnol ? Quelles sont les instances en place pour la régulation des lacunes terminologiques en créole ? Pas seulement dans les domaines de la théorie, de l’abstraction et de l’esthétique mais dans ceux de l’agriculture et de l’aménagement du territoire pour arriver à une terminologie créole unifiée. Ce tri sémantique est incontournable pour former les esprits dans le sens de la paix et de la liberté. Que disent les résultats aux examens du CEP et dans combien de temps devra-t-on faire un bilan des trente ans de l’option créole comme langue d’enseignement au primaire ? Autant de questions qui méritent des réponses pratiques et institutionnelles à la hauteur des enjeux.
Le passage obligé de la solidarité
Les partisans du bilinguisme actif sont heureux de voir l’enseignement du créole aujourd’hui dans six universités américaines en Floride, Kansas, Indiana, Rhode Island, Massachusetts, et Illinois. Mais cela ne signifie pas que l’unilinguisme créole soit la solution aux problèmes d’Haïti. La lucidité demande de ne pas hurler avec les loups du « tout créole », ni de se rallier aux bannières simplistes des intégristes qui ont déjà produit les horreurs que l’on connaît, ni de prêcher la désespérance. Des écueils et perversions soulignés par les auteurs de L’aménagement linguistique en Haïti7. À vouloir brûler les étapes, on sait à quoi cela a conduit dans d’autres domaines. Aucune politique linguistique ne peut réussir en l’absence d’un projet de société cohérent qui le soutient. Haïti est menacée par un populisme8 linguistique dont la dérive démagogique est bien réelle si l’on s’en tient aux positions exprimées par certains qui voient dans le français la cause tous les maux.
Le stigmate d’infériorité attaché au créole a diminué grâce aux combats menés contre la frontière linguistique, mais on est encore loin d’une dynamique conviviale. Il ne faut pas se leurrer. Une ambitieuse politique de traduction n’a jamais été menée. Les créolophones n’ont pas de livres pour lire. Les bibliothèques ne permettent pas de lire en créole haïtien Eschyle, Voltaire, Shakespeare, Pouchkine et encore moins les anthologies de la littérature haïtienne, de Justin Lhérisson à Jean Price Mars, de Dantès Bellegarde à Etzer Vilaire, de Jacques Roumain à Jacques Stephen Alexis, de René Depestre à Jean Metellus, de Franck Étienne à Kettly Mars.
De sa parution en 1944 à 1980, Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain a été traduit en 18 langues avant que Maud Heurtelou en fasse en l’an 2000 une adaptation créole sous le titre Fòs lawouze chez Educa Vision en Floride. Les efforts réalisés dans la production de textes créoles de Morisseau-Leroy à Georges Castera ou encore de Lyonel Trouillot à Louis Philippe Dalembert ne sauraient faire croire à une égalité du français et du créole en Haïti. Cette égalité n’est qu’apparente car elle ne permet pas aux locuteurs créolophones d’avoir accès aux livres pour acquérir un savoir disponible aux francophones. Le fait que sur une population de 100 élèves inscrits à l’école maternelle, seulement 8 arrivent en classe de philo dans le lapse de temps réglementaire prévu, est un indicateur de l’ampleur de l’échec scolaire, le mécanisme principal de la transmission des savoirs. Cette statistique ne dit toutefois rien sur les « redoublements » ni sur le chemin parcouru par ceux qui abandonnent en cours de route.
La détérioration du système éducatif haïtien ne date pas d’aujourd’hui. Depuis la fuite des cerveaux provoquée par les tontons macoutes au début des années 1960 vers l’Afrique et le Canada, l’école haïtienne est en chute libre. Les professeurs Idalbert Pierre-Jean et Wilhem Roméus ont dénoncé dès 1979 le système éducatif haïtien en des termes non équivoques. Ils écrivaient : « Nous avons mauvaise conscience à dispenser un enseignement bâtard qui aliène les fils du peuple, nihilise les fils de la classe moyenne, néantise les fils de la bourgeoisie9.» De plus le favoritisme dans les nominations de professeurs dans l’enseignement public a encore ajouté au mal. C’est surtout le cas dans les écoles publiques en milieu rural où seulement 35% du personnel enseignant était qualifié10. Selon le Ministère de l’Éducation nationale, 26 ans plus tard en 2005, la situation s’est encore détériorée, car 85% des enseignants n’ont aucune formation professionnelle et 30% d’entre eux ont un niveau inférieur à la neuvième année fondamentale11. On s’explique donc que le taux d’échec au baccalauréat soit généralement de 65%. Le personnel éducatif, qui était déjà sous-qualifié, s’est trouvé encore amputé suite au séisme de janvier 2010. Ce ne sont pas uniquement d’éminents professeurs tels que George Anglade, Mireille Anglade, Micha Gaillard, Pierre Vernet qui sont morts, mais plus d’un millier d’enseignants moins connus.
À ce stade de la globalisation, il s’agit de faire les ajustements nécessaires pour que la population soit véritablement bilingue, sinon multilingue, dans un horizon précis. Cela implique qu’il faut d’abord sortir du marasme économique. Konesans se richès, comme le disent les jeunes haïtiens rencontrés en 2011 qui étudiaient en polonais à l’Université de Varsovie. Que doit faire l’État pour financer la promotion et l’enseignement du créole mais aussi du français, de l’anglais et de l’espagnol ? Le combat doit être mené sur deux fronts : l’analphabétisme et l’illettrisme. Du côté de ceux qui n’ont jamais appris à lire et écrire. Et aussi de celui des personnes qui ont été scolarisées mais ne peuvent pas écrire une simple lettre. Ces dernières qui sont aloral sont encore appelées « analphabètes fonctionnels » en ce sens qu’elles ne maitrisent pas la lecture, l’écriture et le calcul. Selon l’UNESCO, « Est fonctionnellement analphabète toute personne incapable de lire et d’écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref de faits en rapport avec sa vie quotidienne12. »
Dans un pays où les portes des « écoles-borlettes » (nom créé par analogie avec la loterie appelée en Haiti borlette) battent comme celles des saloons laissant entrer, sortir, se bousculer, des professeurs et des élèves qui n’en sont pas, vouloir imposer le créole sans l’existence des moyens humains et matériels appropriés est pour le moins hasardeux. La part du secteur public dans l’éducation se rétrécît comme une peau de chagrin. Cette part qui était en 1950–1960 à 80% est passée en 1979–1980 à 57% et en 2005–2006 à 8%13. Entre 1997 et 2003, on remarquera que 3 216 écoles privées ont été créé et seulement 72 écoles publiques. Une situation d’anarchie décrite par l’expert en éducation Robert Chaudenson en ces termes. « Dans certaines écoles, les enseignants ont recours au créole dans leur enseignement. Ailleurs l’enseignement se donne soit en créole, soit en français, soit le plus souvent dans les deux langues. À Port-au-Prince, la capitale, l’enseignement se fait surtout en français ; hors de cette zone, le créole est majoritairement utilisé. Les “écoles-borlettes14” privées et payantes, qui permettent de gonfler les statistiques officielles sur l’éducation, se sont multipliées, sans grand résultat comme on l’imagine. Seul l’enseignement privé traditionnel échappe à cet état de déliquescence. Dans le secondaire et l’université, la langue d’enseignement demeure, naturellement, dans tous les cas, le français15. » Les manuels scolaires qui servent à transmettre le savoir aux trois millions d’élèves du système scolaire abordent marginalement les problèmes d’Haïti. La transformation profonde de l’institution scolaire passe par la compréhension du fait que la solidarité entre les différentes catégories de la population est un passage obligé. Les manuels scolaires n’expliquent pas pourquoi les Haïtiens ont faim ; pourquoi ils sont maintenus dans l’ignorance ; pourquoi plus de 70% de la population est au chômage ; pourquoi les provinces dépérissent ; pourquoi les besoins essentiels ne sont pas satisfaits ; pourquoi les Haïtiens doivent s’expatrier ; pourquoi l’invasion des ONG ; pourquoi Haïti est occupée militairement depuis neuf ans par les troupes de la MINUSTAH.
Contre toute politique d’exclusion
Un fait est indéniable : ceux qui ont faim et soif sont limités dans ce qu’ils peuvent penser. Comme l’écrit judicieusement Vertus Saint-Louis, « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais il vit d’abord de pain16. » D’ailleurs, nos compatriotes n’hésitent pas à s’expatrier dans des pires conditions pour ne pas mourir de faim en Haïti. Nos premiers boat people vers Cuba remontent à 1911, martelant ainsi à leur manière le mot « sak vid pa kanpe ». Et c’est grâce aux transferts d’argent et de nourriture de la diaspora que les 80% de notre population vivant avec moins de deux dollars par jour survivent.
Nombre de langues développées aujourd’hui comme le français, l’anglais, l’espagnol, l’italien, le portugais, etc. sont des créoles dérivés du latin. La mise en valeur du capital linguistique créole haïtien ne doit pas conduire à une nouvelle exclusion des masses. Le but poursuivi par l’État marron haïtien a toujours été de marginaliser la majorité des paysans. C’est l’exclusion du peuple sur les plans politique et économique qui a pour conséquences son exclusion sur les plans éducatif, linguistique et culturel. D’où notre insistance à appeler les partisans du créole à lutter pour le changement dans la gestion globale de la société. Comme le dit Jacques Barros, « L’éducation haïtienne est le reflet d’une situation d’oppression, elle ne changera qu’avec elle17. »
Sans les livres permettant une réelle transmission des savoirs, la mise en valeur de notre capital linguistique créole risque de donner lieu à une marche en arrière. Le mal de la privatisation du système éducatif haïtien opérée sous le jean-claudisme a créé un désordre dans les esprits et un vide dans les consciences d’une jeunesse qui ne parle et n’écrit ni français ni créole. Comme l’écrit le journal Haïti en marche le 22 septembre 2012 : « L’école haïtienne ne ressemble plus à rien ! » Du mulatrisme au noirisme, comme l’explique Pierre Hudicourt, les excès de la rationalité postcoloniale des élites ont fait que « notre société arriérée prélève 300 gourdes sur la tonne de café du paysan et rien sur les milliers de dollars de revenus d’un prêteur ou d’un grand propriétaire urbain18. » L’État haïtien n’a donc jamais eu les moyens de financer l’éducation dans le cadre d’une politique linguistique vraiment démocratique.
Haïti subit aujourd’hui en 2013 les conséquences de choix de politique fiscale et de taxation de nos ancêtres. Le marasme économique découlant de la taxation outrancière du café a non seulement empêché une répartition équitable des charges fiscales, mais il a aussi bloqué les investissements dans l’éducation et la connaissance. Ce qui explique, d’une part, le faible niveau d’alphabétisation de 30% en Haïti et, d’autre part, la rareté d’ouvrages traduits en créole. Tant que cette littérature créole écrite n’existe pas, la promotion du créole demeure un vœu pieux et risque même de faire partie du marasme que les Haïtiens entretiennent pour construire leur propre cordon sanitaire.
Il importe de mettre de côté tout ce qui peut créer la division dans le camp des démocrates. Cela ne signifie pas qu’on ne doive pas discuter de pied ferme en dénonçant avec tolérance les idées fausses. Le récent accord signé au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour l’enseignement de la science et de la technique en créole haïtien est un pas dans la bonne direction. C’est un fait, mais quel sens lui donner ? C’est une énorme gageure qui n’est pas gagnée d’avance. Combien d’itinéraires de ce genre ont été empruntés avec tout le tapage requis par les effets d’annonce pour être ensuite abandonnés à la cloche de bois ? Combien de ces cheminements antérieurs se sont révélés de fausses pistes ?
On applaudit au don d’un million de dollars pour cinq ans obtenu de la National Science Foundation par le professeur Michel DeGraff afin d’adapter en créole haïtien des outils pédagogiques destinés à l’enseignement de la science, de la technologie, du génie et des mathématiques (STEM en anglais). Mais, on est aussi en droit de se demander si les Haïtiens ne devraient pas s’abreuver à leur propre source, c’est-à-dire financer eux-mêmes leur propre apprentissage dans la production de leurs savants. Les autres continueront de nous prendre pour des mauvais comédiens tant que nous n’aurons pas fait ce pas décisif de notre prise en charge par nous-mêmes. Le gouvernement haïtien aurait pu financer DeGraff au lieu de financer des carnavals ! Gouverner, quand on n’est pas bête et méchant, c’est être capable de faire de tels choix. En refusant d’exclure le français.
Quand l’insignifiance est élevée au rang de principe, quand le gouvernement revêt la défroque des assassins qui se sont succédé au pouvoir pendant un demi-siècle, quand des pratiques financières occultes permettent à un petit groupe de s’emparer des fonds publics, aucun événement linguistique, aussi positif qu’il puisse être, ne peut faire consensus. Encore moins donner des résultats positifs. Dans la gestion d’un pays, l’établissement des priorités, la planification des étapes et la capacité d’anticipation sont incontournables. N’en déplaise à ceux qui persistent à faire croire que tout se vaut et que l’ordonnancement n’est pas nécessaire. Il est venu le temps de se réconcilier avec le temps long de la pensée. Pour commander une halte dans la tendance à la préséance du temps court d’un événement : ce ballon d’essai lancé pour préparer le retour du duvaliérisme par les urnes. Comme ce fut le cas pour la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne en 1933.
Cela fait deux siècles que les Haïtiens recherchent sans succès des stratégies efficaces de promotion du créole dans le cadre d’un bilinguisme démocratique. La construction des éléments d’un possible dépassement de la contradiction français/créole existent. La rhétorique et les pratiques réactionnaires sont possibles aussi bien en français qu’en créole. La remise en question de l’ordre financier qui a produit le marasme économique et écologique dans lequel nous vivons doit rester la question prioritaire dans la hiérarchie des problèmes à résoudre pour changer notre avenir. Sans un nouveau modèle de société, la demande restera toujours supérieure à l’offre sur le marché linguistique. La vigilance doit être de rigueur si l’on veut éviter une instrumentalisation du créole haïtien par les forces du statu quo.
—Leslie Péan 7 Juin 2013
1. | Guy Alexandre « La politique éducative du jean-claudisme : Chronique de l’échec “organisé” d’un projet de réforme », dans Lyonel Trouillot et Pierre Buteau, Le prix du jean-claudisme—Arbitraire, parodie, désocialisation, P-au-P, C3 Éditions, 2013, p. 30. |
2. | Guy Alexandre, Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti, Ministère de l’Éducation nationale, P-au-P, 1989, p. 15. |
3. | « Haiti’s Schools », Editorial, New York Times, August 17, 2010, p. A27. |
4. | Organisation Internationale de la francophonie (OIF), Adaptation de la didactique du français aux situations de la francophonie—Guide du formateur : Haïti, niveau préscolaire (enfants de 4 à 5 ans), novembre 2010. |
5. | Marie-Frantz Joachim, « Le créole dans le discours politique, continuité et changement avec Martelly », Alterpresse, 20 mai 2011 |
6. | « L’intégralité du discours du nouveau chef d’État haïtien Michel Martelly », Haïti Press Network (HPN), 16 mai 2011. |
7. | Robert Berrouët-Oriol, Darline Cothière, Robert Fournier, Hugues St-Fort, L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions, Édition du CIDIHCA, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011. |
8. | Le populisme comme doctrine est « antiélitiste, exalte le peuple et insiste sur le pathos de “l’homme du commun” ». Lire Pierre-André Taguieff, « Le populisme et la science politique—Du mirage conceptuel aux vrais problèmes », Vingtième siècle, Revue d’histoire, numéro 56, 1997, p. 10. |
9. | Idalbert Pierre-Jean et Wilhem Roméus, « L’enseignement secondaire en question », Le Nouvelliste, 30 avril 1979, p. 1. |
10. | Fernand, « La misère de l’éducation primaire rurale en Haïti », Le Nouvelliste, 30 mai 1979. |
11. | Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP), Programme Cadre de formation des Agents de l’Enseignement Fondamentale, P-au-P, 2005. |
12. | Actes de la Conférence générale, dixième session, Paris, 1958, Résolutions, Paris, Unesco, 1959, p. 97. |
13. | Pierre Enocque François, Avoir 16 ans à l’école primaire—Les surâgés dans le système scolaire haïtien, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 67. Pour les chiffres de 2006, voir Social résilience and state fragility in Haïti, World Bank, April 27, 2006, p. 44. |
14. | « La “borlette” est en Haïti, la loterie nationale, dont le gros lot, à l’époque de Papa doc (Duvalier Père), était régulièrement gagné par Madame Duvalier (sic). Notons aussi au passage que l’offre débridée d’éducation privée a créé des conditions très favorables au renforcement des positions de l’anglo-américain. » Voir pour référence la note qui suit. |
15. | Robert Chaudenson, Éducation et langues, Français, Créole, langues Africaines, Paris, l’Harmattan, 2006, p. 48. |
16. | Vertus Saint-Louis, Système colonial et problèmes d’alimentation—Saint Domingue au XVIIIe siècle, Montréal, Éditions du CIDHICA, 2002, p. 9. |
17. | Jacques Barros, Haïti—de 1804 à nos jours, Tome 2, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 635. |
18. | Pierre L. Hudicourt, « Enfin l’impôt sur le revenu », La Nation, 5 octobre 1946. |
—Leslie Péan économiste, historien, publié pour la première fois dans l’AlterPresse du 22 mai 2013) http://www.alterpresse.org/spip.php?article14590
[NDLR: Le lecteur est prié de lire l’essai en ayisyen de Tontongi « Pèsistans prejije malpanse kont kreyòl ayisyen » qui critique certains des points soulevés par l’auteur même s’il est d’accord avec lui sur l’essentiel de ses critiques, à savoir la nécessité d’une approche responsable envers la politique de langue en Haïti.]