—par Pierre Dubuc
En janvier 2003, au terme d’un sommet réunissant des diplomates américains, français et canadiens au Lac Meech, le diplomate canadien Denis Paradis déclarait: «La communauté internationale ne peut attendre la fin du mandat de cinq ans du Président Aristide en 2005. Aristide doit partir et la communauté internationale doit se préparer à une nouvelle ronde d’aide humanitaire et d’occupation militaire étant donné sa responsabilité démocratique de protéger les habitants vulnérables de cet État en faillite.»
Un an plus tard, le 29 février 2004, des forces d’intervention de ces trois pays investissaient le Palais présidentiel à Port-au-Prince et la résidence privée du président, s’emparaient du Président Aristide, le forçaient à signer une lettre de démission et l’embarquaient dans un avion avec pour destination la République Centre-africaine où il sera tenu incommunicado pendant plusieurs jours.
Une campagne médiatique de grande envergure avait préparé l’opinion publique internationale à voir dans cette opération militaire une action pour libérer le peuple haïtien des griffes d’un président qui aurait dégénéré en dictateur et terroriserait son peuple à la tête d’un mouvement criminel—Fanmi Lavalas—dirigé par des bandes de psychopathes armés, les «chimères».
Dans un livre qui vient de paraître, Damming the Flood: Haïti, Aristide, and the Politics of Containment, Peter Hallward, professeur de philosophie européenne moderne à l’Université de Middlesex, déconstruit morceau par morceau l’extraordinaire campagne de désinformation menée par les grandes puissances à propos d’Haïti. Il réhabilite Aristide, tout en questionnant certaines de ses décisions, présente Lavalas («torrent», «raz-de-marée» en créole) comme un véritable mouvement populaire, sans nier qu’on y retrouve des éléments mafieux, mais, surtout, il rend un hommage sans pareil au courage, à la détermination et à la clairvoyance politique du peuple haïtien.
Pour Peter Hallward, le mouvement de masse qui a porté Aristide au pouvoir en décembre 1990 avec 67% du vote populaire, lors de la première élection libre tenue en Haïti, était annonciateur du mouvement démocratique qui a gagné par la suite le Brésil, le Venezuela et l’ensemble de l’Amérique latine. Encore une fois, selon Hallward, Haïti jouait un rôle de précurseur en rompant la chaîne de la domination impériale dans son maillon le plus fort, comme ce fut le cas avec la proclamation d’indépendance du pays en 1804.
La Révolution la plus conséquente
Hallward revient sur les événements de l’histoire d’Haïti essentiels à la compréhension de la situation actuelle et à la destruction de mythes tenaces. Ainsi, il rappelle que Saint-Domingue (Haïti) était une colonie exceptionnellement riche. À la veille de la Révolution américaine, elle générait plus de revenus que l’ensemble des treize colonies américaines. Elle était le principal producteur de café et de 75% de la production mondiale de sucre. Une productivité exceptionnelle qui était le fruit d’une exploitation exceptionnelle.
La Révolution haïtienne, dirigée par Toussaint L’Ouverture et Jean-Jacques Dessalines, a eu le mérite d’être la plus conséquente des trois grandes révolutions de son époque—avec les Révolutions américaine et française—par l’affirmation inconditionnelle des droits naturels et inaliénables de TOUS les êtres humains.
Son existence mettait en lumière l’hypocrisie des pays européens toujours engagés dans la traite des Noirs, constituait une menace pour les esclavagistes américains et une inspiration pour les mouvements de libération d’Afrique et d’Amérique latine. Elle représentait la plus grande menace à l’ordre mondial. Les grandes puissances allaient le lui faire payer cher.
En 1825, la France consentira à rétablir ses relations diplomatiques et commerciales lorsque Haïti acceptera, sous la menace d’une intervention de la flotte française, de verser une «compensation» de 150 millions de francs pour la perte de ses esclaves, soit un montant égal au budget annuel de la France. Haïti dut contracter des emprunts auprès des banques françaises et les remboursements représentaient à la fin du xixè siècle 80% du budget haïtien. Les paiements ne prirent fin qu’en 1947.
Titid ou Lame
En 1915, les troupes américaines débarquèrent dans l’île et l’occupation dura vingt ans. Washington abolira l’article de la Constitution qui empêchait des étrangers de détenir des propriétés en Haïti, s’emparera de la Banque nationale, réorganisera l’économie pour l’orienter vers le remboursement des dettes, expropriera des terres pour créer de grandes plantations et créera une armée pour faire face à un seul ennemi: le peuple haïtien.
Après le départ des Marines, l’armée, renforcée par les Tontons Macoutes sous Duvalier, deviendra la force dominante du pays. Pour Hallward, l’affrontement entre l’armée et le peuple est la contradiction fondamentale d’un pays où l’élite—1% de la population possède plus de 50% de la richesse—se résume à une poignée de familles divisées entre un courant conservateur de grands propriétaires terriens duvaliéristes et un courant plus
«libéral» formé de quelques industriels, d’hommes d’affaires dans l’import-export et de membres des professions libérales.
Aristide avait bien compris l’enjeu que représentait l’armée. Une des ses premières décisions à son arrivée au pouvoir au début des années 1990 a été d’abolir l’armée pour la remplacer par une force policière rurale. Moins d’un an plus tard, il sera renversé par le général Raoul Cédras qui rétablira l’armée. De retour au pouvoir en 1994 et en 2000, Aristide démantèlera à nouveau l’armée. Le peuple exprimera sa compréhension de cet affrontement crucial dans un slogan: Titid ou Lame. Artistide ou l’armée.
La théologie de la libération
Peter Hallward raconte que les services de renseignement de l’armée américaine avaient identifié, au cours des années 1980, la théologie de la libération comme constituant la plus sérieuse menace aux intérêts américains en Amérique latine, bien avant les groupes marxistes-léninistes ou les organisations syndicales. À Haïti, c’est autour de cette idéologie et des prêtres qui la personnifiaient que s’est constitué un fort mouvement démocratique d’organisations populaires et de groupes gravitant dans l’orbite des églises (ti legliz) qui forcera Bébé Doc à l’exil par un soulèvement populaire en 1986 et culminera avec l’élection d’un théologien de la libération comme président.
L’élection d’Aristide, explique Hallward, déjoua totalement les plans des puissances tutélaires et l’élite haïtienne. Convaincues par la persistance de la mobilisation populaire contre l’armée qu’il fallait remplacer une «force militaire pro-démocratique» par un
«démocrate pro-militaire», elles investirent $36 millions dans la candidature de Marc Bazin, en prenant soin de mettre sur les rangs Roger Lafontant, un ex-chef macoute, afin qu’il serve d’épouvantail.
La victoire d’Aristide jeta les classes dirigeantes dans un tel état de panique que, le soir même de l’élection, une délégation américaine dirigée par l’ex-président Jimmy Carter chercha à persuader Aristide de renoncer à la présidence et à céder le pouvoir à Bazin, même si celui-ci n’avait récolté que 14% des suffrages contre 67% pour Aristide, dans une élection où s’exprima 80% de la population.
Une mince marge de manœuvre
Aristide se retrouvait dans une position bien fragile à la tête d’un pays dont près de 70% du budget d’opération et 90% du budget des grands projets reposait sur l’aide et les prêts internationaux. Une aide qui n’était pas sans condition. L’exemple du riz est éloquent. En 1995, le gouvernement américain, qui subventionnait son industrie rizicole à hauteur de 40% du prix de détail, obligeait le gouvernement haïtien à réduire à 3% les tarifs sur les importations de riz. Du jour au lendemain, Haïti a été inondé de riz américain qui se vendait à 70% de la valeur du riz haïtien.
De 1995 à 2002, les importations annuelles de riz en provenance des États-Unis ont grimpé de 7 000 à 220 000 tonnes pour un marché total de 350 000 tonnes. La production locale a été presque complètement détruite et la spectaculaire hausse actuelle du prix des denrées alimentaires menace de famine un pays dont les trois-quarts de la population survit avec moins de deux dollars par jour et plus de la moitié avec moins d’un dollar.
La marge de manœuvre d’Aristide était extrêmement mince. Son programme, bien que très prudent, envoyait tout de même un signal sur la direction qu’il entendait prendre avec, en sus de l’épuration de l’armée, la distribution de terres, une campagne d’alphabétisation, la baisse du prix des aliments et une augmentation modeste du salaire minimum.
Un gouvernement parallèle: les ONG
Aristide devait aussi composer avec la présence de plus de 10 000 organisations non-gouvernementales (ONG), selon une évaluation de la Banque mondiale, soit plus per capita que partout ailleurs au monde. En Haïti, plus de 80% de la fourniture de services, souvent de première nécessité, provient des ONG. Certaines ONG ont des budgets plus importants que les ministères œuvrant dans le même champ de compétence.
La majeure partie de l’aide étrangère va aux ONG sous prétexte que l’argent y est mieux géré que par des «ministères corrompus» et qu’elle va réellement «à ceux qui en ont besoin». Hallward démolit cette assertion en citant un rapport de l’USAID, l’agence par laquelle transite la majorité de l’aide américaine. Selon ce rapport, sur chaque dollar d’aide à Haïti, 84 cents revient aux États-Unis sous forme de salaires, d’honoraires de consultants et d’achat de services.
Hallward écrit que le terme OAG serait plus juste que ONG, ces organisations soi-disant non-gouvernementales étant plutôt des organisations d’un «autre» gouvernement. Elles établissent un plan de fonctionnement et d’intervention en fonction des intérêts du pays donateur et minent les initiatives du gouvernement légitime.
L’ONG montréalaise Alternatives, grassement financée par l’Agence canadienne de développement international (ACDI), a participé et participe toujours à cette campagne pour affaiblir le gouvernement central. Bien entendu, cela se fait sous un couvert «progressiste» de décentralisation et de démocratisation, comme en témoignent les textes de François L’Écuyer, le chargé de mission de l’organisme pour Haïti sur le site Internet d’Alternatives.
Le contrôle des médias
Pour Hallward, les ONG constituent la nouvelle forme du contrôle impérial et le principal mécanisme institutionnel et idéologique de reproduction de la classe dirigeante en Haïti. Il donne l’exemple de l’USAID qui se vantait en 2001 d’avoir «formé» avec ses partenaires plus de 11 000 personnes dans presque mille organisations. Pour façonner et consolider cette classe dirigeante, le contrôle des médias est essentiel.
Aussi, il n’est pas étonnant de lire sous la plume de François L’Écuyer, le 6 février 2006, que l’ONG Alternatives «co-gère un programme de la section bilatérale Haïti de l’ACDI en appui aux journalistes et aux organisations de presse» pour la mise en œuvre d’un «vaste programme de renforcement des capacités des médias, particulièrement en vue des prochaines élections». Rappelons que l’ONG Alternatives publie un supplément mensuel dans le journal Le Devoir.
Aristide a dû faire face à une presse hostile, presque entièrement sous le contrôle de l’opposition. Le journaliste indépendant Jean Dominique, immortalisé par le film «L’agronome» de Jonathan Demme—que l’aut’journal a projeté à Montréal—était le seul à appuyer, non sans critiques, le gouvernement Aristide. Il fut assassiné dans ses bureaux de radio Haïti-Inter en 2000.
Réclamation à la France
Aristide fut accusé dans la presse internationale anglophone mais également francophone de corruption, d’autocratie et de complicité dans les abus commis contre les droits humains. Dans le cas de la France, cela n’est pas étranger à la demande d’Aristide, formulée à l’occasion du bi-centenaire de l’Indépendance en 2004, que Paris rembourse à Haïti la «compensation» versée par Haïti à son ancienne métropole pour la libération de ses esclaves. Calculée à un taux d’intérêt minimal de 5%, la réclamation haïtienne s’élevait à 21 milliards $!
La presse française se déchaîna contre Aristide et Paris envoya une mission en Haïti dirigée par Régis Debray. Après avoir conclu que le gouvernement haïtien avait été «impeccable» dans ses paiements à la France, il statua qu’il n’y avait pas de «base légale» pour le remboursement. L’intelligentsia française—qui est née, a été nourrie et dorlotée à même les super-profits de l’exploitation coloniale—retournait l’ascenseur à ses maîtres par l’intermédiaire d’un de ses plus illustres représentants, ex-gauchiste comme il se devait.
Avec cette revendication, Aristide redonnait tout son sens politique à cette célébration du bi-centenaire de l’Indépendance. Paris et Washington l’ont très bien compris et multiplièrent les pressions auprès des dirigeants de leurs pays-clients en Afrique pour qu’ils boycottent les cérémonies. Seule l’Afrique du sud y résista.
Le retour d’Aristide
Évincé par un coup d’État militaire en septembre 1990 après moins d’un an à la présidence du pays, Aristide revient d’exil en octobre 1994 avec l’appui de l’ONU et de 20 000 Marines américains. Dans une entrevue accordée à Peter Hallward, Aristide explique qu’à défaut de pouvoir affronter militairement et directement les États-Unis—l’échec des Sandinistes étant éloquent à cet égard—il ne lui restait qu’à utiliser les contradictions au sein de l’administration américaine. Il affirme qu’il doit son retour au besoin de l’administration Clinton d’obtenir un succès diplomatique, d’autant plus que le cas d’Haïti était devenu une «cause célèbre» dans le mouvement noir américain.
Les États-Unis réalisaient que la solution militaire ne pouvait venir à bout de l’opposition populaire. Après avoir lâché Bébé Doc, ils laissaient maintenant tomber Cédras. Cependant, ils obligèrent Aristide, en échange de son retour, à signer un accord qui prévoyait une amnistie pour les auteurs du coup, un contrôle américain sur la formation des nouvelles forces policières, le partage du pouvoir avec les forces de l’opposition et un programme d’ajustement structurel avec son lot de privatisations.
Plus tard, quand Aristide chercha à remettre en question les privatisations, les États-Unis et leurs partenaires suspendirent l’aide et les prêts. En une nuit, la monnaie nationale—la gourde—perdit 20% de sa valeur et les prix des aliments de base d’augmenter d’autant.
Pendant que les forces pro-Aristide transformaient le mouvement Lavalas en parti politique structuré, rebaptisé Fanmi Lavalas, et qui allait leur procurer d’éclatantes victoires électorales, l’élite locale et les puissances étrangères préparaient la contre-insurrection.
Les victoires décisives d’Aristide au scrutin de mai 2000 avec 92% des suffrages, avec une participation de 65% de l’électorat, et de Fanmi Lavalas à la Chambre des députés, au Sénat et aux élections municipales, furent qualifiées par les États-Unis de «coup d’État électoral»! L’aide américaine fut suspendue et redirigée vers les ONG. Le budget gouvernemental était réduit de moitié, à un ridicule 300 millions $.
La préparation du coup d’État
Quelques mois plus tard, lorsque George W. Bush remplace Bill Clinton, l’hostilité fait place à la haine. Des vétérans de la guerre aux Sandinistes comme John Negroponte sont mobilisés. L’ambassadeur Dean Curran, jugé trop mou, est remplacé par James Foley, dont le principal fait d’armes était d’avoir transformé de bande criminelle en force politique respectable la soi-disant Armée de libération du Kosovo.
De 1994 à 2002, Hallward évalue, sur la base de plusieurs sources, à au moins $70 millions l’aide américaine aux forces de l’opposition à Aristide regroupées dans des organismes comme la Convergence Démocratique, le Groupe des 184.
Le Canada n’est pas en reste. Hallward raconte que le ministre des Relations étrangères Pierre Pettigrew a rencontré des leaders de l’opposition peu avant le coup d’État et que l’ACDI a accordé une aide financière significative à des organismes comme le Réseau national pour la défense des droits humains et Solidarité Fanm Ayisyen, un organisme féministe. Toujours selon Hallward, d’autres groupes comme Développement et Paix, Droits et démocratie et la Fondation canadienne pour les Amériques ont participé à la campagne de démonisation et de déstabilisation.
Le trio Canada/États-Unis/France ne s’est pas contenté d’organiser l’opposition de droite, mais aussi l’opposition de gauche par le biais d’ONG appuyant la Plate-forme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA) et le groupe syndical semi-trotskyste Batay Ouvriye, deux groupes chéris de l’ONG Alternatives.
Batay Ouvriye, le groupe qui a fait le plus de dommages à la réputation de Lavalas sur la scène internationale, a reconnu, après que les faits furent révélés, avoir reçu en 2005–2006 au moins 100 000 $—soit beaucoup plus que le budget annuel des organisations syndicales haïtiennes—du National Endowment for Democracy—un organisme reconnu comme étant une société écran de la CIA—par l’intermédiaire de l’AFL-CIO.
Parallèlement à cette campagne de déstabilisation interne et à l’échelle internationale, se préparait une intervention militaire à partir de la République dominicaine dirigée par des gens comme Jodel Chamblain, un criminel reconnu. Mais la contre-insurrection avait besoin d’un pied à terre en Haïti même. Elle réussira à s’implanter aux Gonaïves, une région limitrophe à la République dominicaine, en détournant une organisation pro-Lavalas après avoir assassiné son leader.
Le coup d’État
Mais, contrairement aux attentes des contre-révolutionnaires et de leurs commanditaires, le peuple ne se souleva pas et restait fidèle à Aristide. Les grandes puissances durent elles-mêmes faire le sale travail. C’est ainsi que le 1er mars 2004, les États-Unis, la France et le Canada déposèrent Aristide au cours d’une intervention conjointe, le jour même où un avion en provenance d’Afrique du sud apportait au gouvernement Aristide les munitions que les pays tuteurs lui avaient refusées. Un économiste néo-libéral, ancien fonctionnaire de l’ONU, Gérard Latortue, fut ramené en catastrophe des États-Unis pour occuper le poste de Premier ministre.
Le programme d’alphabétisation fut abandonné. Les subsides pour les livres d’école et les repas aux enfants annulés, la réforme agraire arrêtée, la collecte des impôts suspendue pour trois ans. L’enseignement de l’anglais fut rendu obligatoire dans toutes les écoles. Mission fut donnée au gouvernement de prendre ses distances avec le Venezuela et Cuba. La Havane avait envoyé 800 médecins et infirmières dans un pays qui comptait moins de 1 000 médecins pour une population de près de 9 millions d’habitants.
Une campagne de terreur fut instaurée dans les bidonvilles. On jeta en prison des centaines de militants de Fanmi Lavalas dont le Premier ministre Yvon Neptune et le ministre de l’Intérieur Jocelerme Privert. Mais Jodel Chamblain, un criminel notoire, obtint l’absolution pour ses crimes passés. Même l’ambassadeur américain James Foley ne put s’empêcher de déclarer dans son dernier discours avant de quitter Haïti que cet acquittement était un «scandale pour le pays et son image à travers le monde».
Les hésitations de la MINUSTAH
Pour «pacifier» le pays, on dépêcha en Haïti 9 000 soldats et 6 000 policiers internationaux, ainsi que plus de 10 000 gardes d’agences de sécurité privées. Des centaines de policiers haïtiens jugés trop
«politiques» seront congédiés et remplacés par plus de 1 000 anciens soldats. Rapidement, tous les chefs de police seront d’anciens militaires, alors qu’il n’y en avait que deux avant le coup d’État.
Selon Peter Hallward, la répression fut aussi sévère que celle qui suivit le premier coup d’État et se compare à la situation au Chili lors du coup d’État de 1973. Il cite une enquête qui évalue à 8 000 le nombre de morts et à 35 000 les agressions sexuelles.
Les forces policières voulaient terroriser les populations des bidonvilles en se servant des soldats de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) comme couverture. Cependant, pour la plus grande partie de 2004, les soldats de la MINUSTAH résistèrent à ce que leur commandant général Augusto Heleno Ribeiro condamnait comme «les pressions extrêmes exercées par les États-Unis, la France et le Canada à utiliser la violence».
Quelques mois plus tard, suite à des opérations menées dans l’immense bidonville Cité Soleil, le général Ribeiro démissionne. Il est remplacé par un militaire au cœur moins tendre, un autre général brésilien, Urano Teixera da Matta Bacellar. Six mois plus tard, Bacellar est retrouvé tué par balle dans sa chambre d’hôtel, au lendemain d’une rencontre houleuse avec des membres des familles Boulos et Apaid, la crème de l’élite haïtienne. La théorie du suicide ne convainc personne.
La presque reine
Il est intéressant de noter que c’est au beau milieu de cette campagne de terreur contre les populations pauvres d’Haïti menée avec les encouragements du Canada que le Premier ministre Paul Martin nomme une canadienne d’origine haïtienne au poste de Gouverneur général du Canada. La perspective haïtienne permet également de mieux comprendre l’accueil triomphal réservé par le gouvernement français à la «presque reine» du Canada, descendante d’esclaves de l’ancienne colonie française.
Que ceux qui se sont offusqués que le traitement réservé à Michaëlle Jean ait occulté l’objet de sa visite, soit la célébration du 400è anniversaire de la fondation de Québec, se rappellent qu’au terme de la Guerre de Sept Ans, la France avait préféré la possession de ses colonies antillaises et caribéennes aux «quelques arpents de neige» du Canada.
Toujours vivant
Malgré l’ampleur de la répression, le mouvement démocratique du peuple haïtien est toujours vivant. Il l’a démontré dès le 30 septembre 2004 avec une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes pour commémorer l’anniversaire du premier coup d’État. Il l’a exprimé à nouveau lors des élections du 7 février 2006.
Après beaucoup de débats, Fanmi Lavalas a décidé de participer aux élections et d’appuyer René Préval, l’ancien premier ministre d’Aristide. Bien qu’on ait multiplié les obstacles—par exemple, en réduisant le nombre de bureaux de votation de 10 000 à 500, dont aucun près de Cité Soleil—les gens se sont rendus voter en grand nombre. Même si les «exit polls» attribuaient la victoire à Préval avec de 60% à 70% des suffrages, les premiers résultats de la Commission électorale lui accordaient un peu moins de 50% des votes, ce qui aurait nécessité un deuxième tour de scrutin.
Sentant la magouille, des dizaines de milliers de partisans d’Aristide et de Préval prirent d’assaut les rues de Port-au-Prince. La Commission électorale se ravisa. Préval fut déclaré élu avec 51% des suffrages. Les autres candidats soi-disant «progressistes», chouchous des ONG, durent se contenter de scores tous inférieurs à 3% des suffrages.
Le livre de Peter Hallward deviendra sûrement un classique de l’analyse des politiques et des méthodes de déstabilisation. Il devrait être objet d’étude pour tous ceux qui luttent contre l’empire, particulièrement ceux qui sont dans son voisinage immédiat. Espérons qu’il sera rapidement traduit en français.
—Pierre Dubuc 13 juin 2008, publié pour la première fois dand l’aut’journal, édition 30 août 2008): www.lautjournal.info
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«Canadiens, Américains et Français ont un point commun: Ils ne respectent pas la Constitution d’Haïti»;
«Les ONG appuyaient la prise du Parlement haïtien par les armes: Le Canada a financé la minorité anti-Aristide».