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Six ans après sa mort, Boston se souvient de son idole

Depuis 1986, date de son retour d’exil, un phénomène artistique s’est imposé. Fils du peuple, exilé sans le savoir, « formé » dans la diaspora, il est revenu en Haïti, tombant comme un pavé dans la mare. Fustigeant, choquant, dénonçant, citant des noms, dérangeant les bonnes consciences, à travers ses chansons il projette sur la réalité une lumière, une lumière rouge, ultra-rouge…

Manno avec sa guitare, peinture par Charlot Lucien.

Manno avec sa guitare. —peinture par Charlot Lucien

Parmi ceux qu’il dénonce, parmi ceux qu’il emm… il s’en trouve qui, tout en se tenant à distance prudente d’un personnage aussi sulfureux et de ses spectacles « risqués », l’écoutent discrètement, en catimini.

On l’a retrouvé campé aux côtés du mouvement universitaire dans ses heures chaudes depuis 1986, béret noir ou chapeau de paille à la tête, la barbe à la « Che » et les dents agressives, stimulant de sa mâle voix, accompagné de sa guitare sèche.

À la veille du Congrès de la FENEH (1989), le second, « INAGHEI-Actuel » l’a rencontré pour ses lecteurs.

Inaghei-Actuel : Manno ne se présente plus. On le suit plutôt. On suit son évolution. Une évolution dont nous aurions à connaître le cheminement, les principales étapes…

Manno : Je vous remercie d’abord INAGHEI-Actuel, une revue universitaire qui, en me posant ces questions manifeste son intérêt pour la culture haïtienne. Effectivement, il existe une évolution, un suivi dans Manno Charlemagne. Il a d’abord commencé dans les rues avec des amis. Il devient « officiel » dans ses prestations avec Marco avec lequel il allait divorcer en exil. Et c’est là justement que je me suis formé intellectuellement et politiquement. Évidemment, au début je pouvais constater que dans ma société ça allait mal. J’avais cette conception étroite que né de parents pauvres, il me fallait à tout prix arriver et devenir « riche »… Avec la période Manno et Marco, il y a eu une prise de conscience plus réaliste des choses. Prise de conscience qui s’est aiguisée en exil. Avec toute une série d’expériences positives et négatives aussi malheureusement. Je peux réellement affirmer que c’est un exil que s’est fait la formation intellectuelle et politique de Manno, et ceci grâce à des groupes et à des personnalités étrangères et haïtiennes qui ont décelé ces possibilités et qui lui ont fait suivre des conférences des colloques, qui lui ont passé gratuitement des lectures. Je suis conscient de mes redevances envers elles. Même si aujourd’hui nous avons de très nettes divergences politiques. Il y a donc un suivi. Il y a eu un début, il y a eu une continuité… et pas encore de fin. Je ne suis pas encore mort.

Inaghei-Actuel : Tu gardes un souvenir plutôt décevant semble-t-il, des intellectuels haïtiens. De quoi s’agit-il?

Manno : Au cours de mon exil, suite à mes lectures, à mes contacts, j’ai fini par comprendre un tas de choses. J’ai alors sévèrement critiqué des intellectuels avec qui j’avais eu un rapport en Haïti. Ils nous invitaient Marco et moi à animer leurs belles soirées. Ils déclamaient de belles poésies à la mode de Paris... Mais être intellectuel ne pouvait se borner à cela. Être intellectuel entraînait une responsabilité. Celle de nous encadrer, d’expliquer à deux pas du lumpen prolétariat qui évoluaient avec leur guitare, les pièges les embûches à éviter : les petites invitations à des ambassades qui arrivaient, la CIA… celle de nous expliquer certaines données de la conjecture. Bien qu’idéologiquement je ne fusse pas encore « formé », j’ai pu éviter, avec Marco, certains pièges, des tentatives de récupération : j’avais heureusement des convictions profondes. Voilà pourquoi je porte des critiques très aiguës contre ces intellectuels. Ils n’ont pas su. Ils n’ont pas assumé leurs responsabilités vis-à-vis de Manno et de Marco qu’ils utilisaient pour leurs belles soirées intellectuelles à la mode de Paris. Note bien je ne suis pas contre les intellectuels. Je suis contre une certaine façon d’être intellectuel.

Inaghei-Actuel : Déception aussi au niveau des politiques ?

Manno : Oui. Cette même critique, je vais aussi l’apporter contre certains hommes qui m’ont préparé en exil et qui depuis sont restés figés, n’ont pas avancé, n’ont pas évolué. À 40 ans aujourd’hui, j’ai évolué. Mais certains qui à l’époque était considérés comme des « ultra rouge » m’accusent aujourd’hui d’être « ultra rouge ». Voilà!

Inaghei-Actuel : Et tu les as rencontrés où ces gars qui ont contribué à ta formation?

Manno : Miami, Canada Paris, New York. Vraiment ce fut une grande expérience l’exil. Expérience qui a donné finalement le Manno Charlemagne d’aujourd’hui.

Inaghei-Actuel : Parlons des intellectuels de la gauche. J’entends souvent reprendre l’idée par des doctes professeurs ou par des commentateurs d’une autre génération que l’appartenance à la gauche de l’Université ne serait qu’une illusion, une maladie qui finirait par passer son combat serait vain. D’après toi ?

Manno : Peut-être conviendrait-il d’abord de définir, c’est quoi la gauche ? Ici dès qu’on n’est pas avec le gouvernement, on est taxé de communiste étiqueté de gauche. Même lorsqu’on est un pire élément de droite. D’autre part, ceux-là qui se voudraient de gauche se cachent prudemment derrière l’étiquette de socialo-communiste, de social-démocrate, etc.

Raymond Justin, Yvon Lamour, Patrick Sylvain, Tontongi, Jean-Robert Boisrond, Charlot Lucien & Lunine Pierre-Jerôme le samedi 20 janvier 2018 dans une activité culturelle à Boston en hommage à Manno Charlemagne.

De gauche à droite : Raymond Justin, Yvon Lamour, Patrick Sylvain, Tontongi, Jean-Robert Boisrond, Charlot Lucien & Lunine Pierre-Jerôme le samedi 20 janvier 2018 dans une activité culturelle à Boston en hommage à Manno Charlemagne. —photo par Black Fefe

On dit toujours des mouvements de l’Université que c’est émotionnel, que c’est un apprentissage. Il s’agirait d’un processus normal : protester d’abord contre le système avant de s’y intégrer… Il y a malheureusement des exemples frappants. Des activistes de 1986 qui ont contribué à la chute du régime de Duvalier, et qui sont depuis rentrés dans les « rangs ». Et pensez bien, ceci n’a rien à voir avec le fait que vous soyez en pays sous-développés. Yves Montand en France, jadis de gauche, a opéré carrément un virage vers l’extrême droite.

Il existe effectivement de ces types qui veulent paraître. Ils se faufilent d’abord par la gauche et dès qu’une « roue-libre » se présente dans le gouvernement, hop ! ils traversent. Il y aura toujours des mouvements de jeunesse, il y aura toujours avec des renégats. Qu’on se rappelle des mouvements universitaires de 1960 sous Duvalier vendus par des éléments tristement célèbres désormais. Donc, qu’on ne s’étonne pas tellement des critiques portées contre les mouvements universitaires. Où l’existence des brebis galeuses est une réalité. Mais il existe aussi des exemples de gars restés fidèles sans jamais faillir comme Jean Ziegler… En Dominicanie, j’ai vu un camarade qui a tenu ferme jusqu’à 70 ans… un communiste violent, « tout rouge ».

Inaghei-Actuel : Et comment se porte le mariage de Mano avec l’Université ? C’est bientôt le prochain congrès de la FENEH.

Manno : Je suis toujours avec la FENEH dans toutes ses activités. Ça ne m’intéresse pas particulièrement ce qui se passe en son sein, mais elle a une représentativité au niveau de l’université et qui dit université, dit pays. À la FENEH de savoir distinguer les renégats des non-renégats… Les activités de la FENEH ont pour moi une signification nationale, et je serai toujours là. En 1986, en ’87, en ’88. Si j’ai quelque chose à faire pour elle, en ’89 je serai encore là.

Inaghei-Actuel : Quand on assiste à un spectacle de Mano, on sent la culture haïtienne : les instruments utilisés, les chansons, la cadence. Comment le communiste que tu es concilie-t-il sa doctrine athée avec une culture fortement imprégnée de vodou ?

Manno : Entendons-nous, être communiste ne signifie pas être anti-culture. Je suis bien content que vous me donniez l’occasion d’éclaircir ça. Le communisme c’est quoi ? Une approche différente de la réalité… L’approche différente d’un, de deux, de plusieurs individus appartenant à une élite, qui vont former d’autres, et encore d’autres personnes jusqu’à ce que tout le monde soit en mesure de voir clair. Mais il faut que quelqu’un, que son approche, quelle qu’elle soit, soit appliquée et adaptée à la réalité. Le vodou c’est une essentialité culturelle qu’il faut intégrer. Père Aristide, un homme exceptionnel que j’admire énormément, a su concilier le côté essentialité culturelle avec la foi catholique pour apporter un changement dans l’église. Le communisme est une vision, une conception visant un changement en faveur de la majorité. Elle vous a donné à tous un minimum de vie décente. Mes conceptions communistes ne souhaitaient me porter à nourrir quoi que ce soit contre ma culture. J’en ai plutôt après le vodou en tant que religion organisée de façon hiérarchique avec une structure féodale que je récuse énergiquement.

Tontongi, Carline Désiré & Jean-Robert Boisrond le samedi 20 janvier 2018 dans l’activité culturelle «Chiktay Literè» à Boston en hommage à Manno Charlemagne.

De gauche à droite : Tontongi, Carline Désiré & Jean-Robert Boisrond le samedi 20 janvier 2018 dans l’activité culturelle «Chiktay Literè» à Boston en hommage à Manno Charlemagne.

Au sommet de cette hiérarchie vous avez quelques prêtres vodou, les hougans, les soi-disant intellectuels, magouilleurs à souhait, à la recherche de quelques portefeuilles ministériels. Le sommet de la hiérarchie hougan si elle rivale la hiérarchie catholique dont elle veut la place, œuvre dans le même sens que cette hiérarchie catholique. Même position politique sur les plus récents gouvernements, même désir d’avoir leurs entrées et sorties au palais, dans les allées du pouvoir. Avez-vous jamais entendu les hougans signer quelque note de presse, quand les secteurs progressistes se manifestaient ? S’élever contre les injustices, les massacres perpétrés contre le peuple ? Ne confondons pas le secteur hougan avec le vodou comme essentialité culturelle. Le blanc utilise cette expression « You are a vaudou man » pour nous désigner, nous… Et quand il dit ça ce n’est pas pour vous parler d’une religion mais d’une essentialité culturelle différente de la leur. Don, non à un rouleau religion de type hiérarchisé féodal, oui à un vodou essentialité culturelle haïtienne.

Inaghei-Actuel : Maintenant quelques questions éclairs. Ton personnage préféré de l’histoire d’Haïti ?

Manno : Je répondrai Moïse. Moïse Louverture…

Inaghei-Actuel : Louverture, ça mériterait un approfondissement. Et comme artiste préféré ?

Manno : Beethova Oba.

Inaghei-Actuel : Et comme artiste au niveau international ?

Manno : Victor Jara du Chili, Mercedes Sosa de l’Argentine, Georges Brassens de la France que j’ai connu trop tard...

Inaghei-Actuel : Brassens ?

Manno : Georges Brasses, de la France. Un artiste exceptionnel. Je l’ai connu malheureusement trop tard. J’aurais dû le connaître avant que je ne sois Manno Charlemagne formé tel qu’il est aujourd’hui. J’aime aussi Frédéric Mey. Mais nos radios ne nous donnent pas le temps d’écouter souvent de pareils artistes. Je les ai connus à l’étranger.

Inaghei-Actuel : Leaders politiques au niveau international ?

Manno : Castro ! Fidel Castro sans conteste.

Inaghei-Actuel : Tu écoutes quelle radio ?

Manno : Radio Haïti, Cacique, Caraïbes…

Inaghei-Actuel : Un dernier mot Manno ?

Manno : Le secteur universitaire doit être conscient que c’est lui l’avenir du pays. La présence de brebis galeuses ne doit pas faire baisser le bras. Ceux-là qui sont les vrais fils du peuple ne doivent pas se complexer, croire que fils du peuple, ils ne peuvent être des intellectuels. Archi-faux. Ils doivent au contraire travailler d’arrache-pied, se doter d’une conscience de classe pour expliquer aux autres d’où ils sont sortis, où ils sont arrivés et où ils aimeraient voir les autres arriver eux aussi.

Si vous universitaires défendez le peuple, vous aimeriez le voir doté au moins d’un minimum de vie descente. Un minimum je dis. Je rentre parfois dans certains endroits et je me demande comment les gens survivent. Les dirigeants n’ont jamais pris ça en considération. Même des types de bonne volonté qui aimeraient faire quelque chose ne peuvent rien contre ça. Donc vous du secteur universitaire, vous les plus progressistes, à vous de savoir sur quoi mettre l’accent dans vos domaines respectifs pour sauver le pays. Ce sauvetage ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudra 10 ans, 15 ans, 25 ans mais il faudra une préparation préalable pour que dans ces 15 ou ses 25 ans, le changement qui devra s’effectuer, se fasse pour le mieux.

Inaghei-Actuel : Merci Manno Charlemagne.

—propos recueillis par Charlot Lucien, mars 1989

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