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Poésie en français

Poèmes de Mesmin Charles

bonjour Haïti

Haïti terre de perles
Haïti terre des arts
terre de vanité

bonjour Haïti
Haïti terre de feu
Haïti terre de sang
terre de mystères

bonjour Haïti
Haïti terre de joie
Haïti terre de peine
terre de misère

oui bonjour Haïti
Haïti terre de gloire
Haïti terre de prouesse
terre de déboires

c’est bien moi ton fils
c’est bien moi ta fille
je n’ai pas changé
j’suis venu te servir

ô mère enchainée
ô mère abusée
affamée endeuillée
dis-moi viens mon enfant

dans mes bras tu te chois

Empreintes

et ces calques de cendres
jonchées
aux pans de nos vies
demeurent
testament d’un temps
empreintes
de nos misères
de nos heurts de nos joies
et bien sûr
de notre amour
Haïti

Troubadour

je veux être troubadour
pour chanter mon pays
une terre cassée
une terre brisée
sous les brusques rafales
de l’histoire infâme
je pleure sa gloire parée de deuil
et sa beauté tintée de peine
son bicolore intense
image d’un passé glorieux
flétri
ridée d’une mélancolie
éviscérée de maux
les plaintes de mes cordes
résonnent les notes hantées
de ses entrailles crispées
les cris montés des dieux
échos
des sons lugubres
de ma terne poésie
chantre de cette île
damnée
mes pensées ligotées
en amas de chants moroses
gémissent
sous l’autel d’une patrie
à genoux

Tambour

je te sens
au plus tréfonds de mes sens
tu me parles une langue d’esprit
une langue africaine inconnue
mais connue que de moi
je tressaille de tes sons
aux rythmes Pétro Nago Ibo
je conjure les dieux qui ne boivent
que le sang de leurs enfants égorgés
je sens la voix de mes aïeux
résonner à ta voix
je jure comme mes pères
à tes accords-festins
de vivre pour toujours
libre
tambour
à l’assaut de mon âme
nègre
pour la gloire de mon pays.

(Tirés de son recueil de poèmes Capsule Crépusculaire, 2015)

—Mesmin Charles

Poème de Luc Rémy

Parole Libre d’un Février de Promesses (7–8 février 2016)

Je me tais quelques jours,
Non pas que je sois vaincu
Par le dégoût et/ou le sentiment du désespoir
De déception, de relâchement
Ou même de démission et de renoncement au combat.
Qui peuvent bien être en train
De ronger la plupart d’entre nous
Face au suprême burlesque et à la tragédie
Déclenchée par la faune
De notre personnel politique,
Et donc face à la tragédie de nous tous,
De notre Haïti,
Que nous tous
Qualifions de chérie.

Là-bas,
Chose plutôt rare,
Cette année-ci,
Comme en 2010,
Au temps du séisme de 7.2,
Ce dimanche 7 février
A manqué tout son gras,
Même pour ces ingrats
Qui veulent tout dépecer,
Tout emporter,
Tout détruire de notre Patrie.
Officiellement, Il n’y a pas eu
De dimanche gras !
Et c’était clair:
Un autre tremblement de terre,
D’amplitude similaire,
Vient juste de se terminer.
Et le pays semble à bout de souffle !
Pire, ou mieux, comme en 2010,
Il n’y aura ni lundi gras, ni mardi gras !

Mais, ne vous en faites pas,
Comme en toute autre saison,
Ils sont encore sans raison
Sans état d’âme,
Sans pitié pour Elle,
Sans amitié pour nous,
Sans faculté de jugement,
Car toujours sans amour
Sans humanité.
Mais comme en 2010,
Le carnaval continue,
En salles closes,
Dans sa version à la Graham Greene,
Dans sa théâtralité politique,
S’amplifie, se déploie et défile,
Du Palais national
Et de quelques autres repaires
À la Chambre des Députés et au Sénat.
Là, les maîtres saltimbanques
Établissent les hauts-lieux de leurs forfaits indignes.

À celui ou celle qui se demande qui ils sont
Et d’où ils viennent,
Faisons remarquer
Qu’ils s’accoutrent ou se déguisent,
Pour la plupart,
En pagnes de flibustiers et de pirates,
En plumes de pintades,
De coqs-qualité, d’aigles rapaces,
Et portant en bandoulière
Leurs macoutes d’harpagons,
Leurs flèches de congos ou docos à courte vue
Leurs complets-vestons noirs
De loup-garous,
De croque-morts,
Ou blancs d’assassins présents aux funérailles,
Apparemment simplement compatissants,
Mais à la vérité tenant à s’assurer
Du sort ultime de la Victime,
Et tout furtifs et toute à la hâte
Et au fond bien tremblant de doute
Et de peur à la seule idée
Des bruits du dehors
Ou des échos d’alentour,
Ou de la tournure du lendemain.

En tout état de cause,
Ils déclarent tenir boutique en permanence:
Emplissant de billets de vente de candidature,
Le Département du Magasin du Parlement
Chargé de liquider les affaires
Courantes et mourantes
De la présidence de la République d’Haïti.
Liquider, sans me dédire, c’est vraiment peu dire,
Car on le voit et sait trop bien,
Il s’agit plutôt pour eux dans ce décor bicaméral,
Et dans cette entreprise carnavalesque et bien grotesque,
De s’affairer aux ventes à l’encan,
En gros ou en détail, aux plus offrants,
Aux plus vendus et aux moins haïtiennes et haïtiens.

La vente aux enchères s’anime, s’agite et fleurit,
Tout semble bien achalandé.
Le magasin fera certainement bonne recette:
Ses offres alléchantes et de produits tentants
Ne feront pas qu’avaler des salives
À beaucoup de gloutons avérés ou subtils.
Ils les prendront net aux appâts
Et les mettront à nu,
Et dans leur avidité
Et dans leur insincérité
Et ce sera franchement
À la Patrie résistante
De grande utilité.

À tout cela je m’ étais fort longtemps préparé,
Et de pied ferme, et d’un œil exercé et curieux,
Je mettais gentiment en garde
Contre ce parlement par arrangements fabriqué.
D’un esprit serein, et priant et confiant
j’attendais la suite.
Et j’ai vu la suite.

Et j’attends maintenant la suite de la suite.
Déjà, j’entrevois et sens la bourrasque qui progresse,
Et j’entends ce grondement dévorant
Qui me dit que tout cela n’est que prélude
Au tsunami et à la tornade
Qui cloront le bal du Mardi-gras,
Ouvriront le mercredi des cendres
Où la Nation souffrante et revendicative,
Debout dessalinement,
Parodiant Marc premier, verset 15,
Aura dit à ses enfants égarés:
«Ressaisissez-vous et repentez-vous
Soyez purifiés, désaliénés,
Croyez en vous-mêmes,
Croyez en votre Pays et croyez en votre Peuple,
Car même par moments
Fléchissant et pliant, incertaine,
Je ne me laisserai jamais rompre;
D’ailleurs, bientôt, je me relèverai pour de bon!»

—Luc Rémy

Poème de Lenous Suprice

Chemin faisant

Lorsque les cardinaux des nations, virtuoses de messes noires en do majeur,

embouchent certaines trompettes disgracieuses, il faut les voir, les musiciens locaux, dans leurs habits de plomb mensonger, combien heureux sont-ils, à l’unisson, d’exécuter leur partition mineure, avec leurs masques de pirates indécents

Nouveaux arpenteurs de mers lointaines, derrière de fausses affiches démocratiques, ils offrent l’absurdité à quelques naïfs de l’heure, lors d’imprévisibles kermesses, au milieu de vautours et de graves bourriques nauséeuses

Quelqu’un, au bon moment, sortira des quartiers de la colère, amplifiera ses longs appels à d’autres, en vue d’une surtension de la persévérance dans la pensée, devant l’ampleur des méfaits à éteindre sur le visage des humbles

Chemin faisant, il faudrait un plus que respectable ralliement contre tous les fossoyeurs de clarté, d’où qu’ils viennent, et un plus qu’opalescent changement de ton contre les grossièretés de toutes formes, d’où qu’elles émanent, à travers les quartiers et villages, rues et ruelles, aussi maisonnettes et villas, appartements miteux et convenables, condos accessibles et de luxe, à travers toutes sortes de villes, à l’intérieur des petites et grandes chapelles supposément démocratiques, dans le singulier globe d’aujourd’hui, habitat d’un grand nombre de songe-creux, de nouilles molles, pour que toute la brillance soit possible sur l’ensemble de tout ce qui s’apparente à une taupinière et ses désagréables soubassements

—Lenous Suprice

Poème de Lyonel Vilfort

Ode à la Liberté

Liberté, ma meilleure patrie. Terre de vent qui glisse sur ma peau comme une rivière d’inertie fermée à l’embouchure de l’histoire. Ciel de chair douce et crue et dormante dans ma bouche déjà rassasiée de tous les fruits défendus. Ile cardinale qui a pris la forme blanche d’un vol d’oiseau dans la déchirure noire de mon sang.

Liberté, tu m’as porté dans ton ventre, neuf mois comptés parmi les étoiles, neuf mois qui ont fleuri dans la clairière des orages. Au bout de ce temps éclos comme une gerbe d’épines dans l’érosion de la mer, tu as fait de moi un enfant insulaire qui règne à fleur d’embûche sur la prairie des étoiles comme le vent du nord couché sur les cendres de l’aurore. Puis, grâce à la rosée des brûlures qui a fertilisé mon visage, je suis né de nouveau à l’ombre de ton image. Un homme aux yeux d’azur ivres du son elliptique d’un tambour sacré où s’enferme la lampe obscure de tes yeux. Un homme aux mains greffées sur ton ombre qui gît, noyé, entre deux cassures de verrières, dans le miroir à kérosène de la misère. Un homme dont le regard reptile t’embarque, ô dieu des boat-people, au milieu des muscles de souci attachés à son masque en bois rectangulaire de carême. Un homme qui a ouvert son cœur pareil au tien—sang pour sang. Un homme cœur grand ouvert et gardien romantique des quatre battants de l’horizon. Battant du Nord, source limpide des migrations. Battant du Sud synchronisé avec les mouvements incolores de l’arc-en-ciel. Battant du Levant, tapis de prière au rez-de-chaussée des civilisations modernes qui distillent l’inanition des crépuscules africains. Battant occidental, jeté sur la vallée des nuits, entre une montagne vide et le ciel si creux, comme un carrefour secret où se ramifient les branches lumineuses de ta douleur.

Les battements de mon cœur ont parcouru des kilomètres de rédemption pour te retrouver, ô mon île trois fois sainte, île où mon enfance a marché, pieds nus, âme nue, dans la brûlure des matins. Aujourd’hui ta course ensoleillée peigne le sortilège crépu de mes rêves. Mon âme reste ouverte comme une taie de blessure qui coule d’une croix renversée contre la porte du ciel ou comme, au bout d’un pèlerinage nocturne dans le couloir d’une maternité, le ventre oblong d’une femme en mal d’enfant. J’habite la force déchirée de ta chair et je réside dans l’oasis du soleil, à l’ombre de ton histoire où sueur et sang, parole d’ancre et poussière d’éternité improvisent l’horoscope grains-de-poivre des savanes désolées avant de construire la géographie murale qui encadre la silhouette de mon voyage.

Des oiseaux qui n’ont pas fini de picorer la chaleur des dunes essaiment à travers le sommeil caduc de tes yeux. Ils viennent de nulle part, sinon de mes mains poreuses. Au sommet de mon silence, leurs ombres folles s’envolent à tire-d’aile comme des barques immobiles soudain changés en poèmes organiques. Ma voix s’incarne peu à peu dans chaque mouvement de la terre promise qui se révèle, de l’autre côté de l’horizon, dans la miséricorde des eaux dormantes. Cloutée de libellules amorphes ma respiration fauche la dernière germination de l’air et pousse des ailes d’asphyxie au milieu des tisons d’hydrogène qui s’engouffrent dans ma vision. Dépecé en pétales de survie, mon cordon ombilical me précède à l’abattoir du printemps. Tous mes baisers démêlent le plumage équarri des pierres et, telle une pépite d’encens qui parfume le chant du crépuscule, ma toupie d’enfance, originaire du cimetière de Bizoton, agite au fond de mon corps le reflet syncopé de son insomnie. Ô mon île, ô ma patrie bénévole, ton amour—cette couronne de solitude qui coiffe la teneur chevelue de la nuit—me monte à la tête. À l’instant même où je piétine l’image volante d’un aéroport, elle raccommode sur mon visage l’ascendance d’un vertige qui flotte plus céleste que l’agonie d’un drapeau en feu dans la profondeur de ton sang et dans l’habitude des jours.

Mais te voici, aujourd’hui, au fond de toute lumière—lumière présente et lumière absente. Et te voici désormais, au-dessus de toute lumière—lumière des précipices et lumière des astres :

Île du soleil.
Île des étoiles.
Île des lunes postiches.
Île des danses féeriques.
Île des poèmes gauches
Île des heures primitives.
Île visible sur la tête végétale de toutes les autres îles.
Île née sans la mer qui incarne l’archipel de ses larmes
Île née sans le vent qui peigne la décadence de sa douceur
Île née dans un coquillage chimique avant toute lumière—lumière épileptique qui s’abouche au silence des vagues et lumière d’horloge qui met fin à l’éternité.

L’arc-en-ciel des hommes te précède et te poursuit dans le déclin nuancé de la terre, entre le soleil qui monte et la pluie qui tombe. Son impatience éparpille l’écume de ses trésors dans ta chevelure discrète toujours en dérive sur des espaces métaboliques. Le jour de sa naissance est dilué dans l’abîme pluriel de tes yeux fondus eux-mêmes dans les carats de tes rêves. Désormais les aveugles voient tout ce que tu vois, se nourrissent du pain noir de ta vue et boivent le vin noir de tes visions. Moi : ton regard me comble, mon vide est renversé.

Grâce à toi, des noms de voyageurs mêlés aux syllabes brisées des coquilles étoilent les murs de ma ville natale et la cime des montagnes qui ont survolé tous les océans lorsqu’elles n’étaient que poussière d’azur. Aujourd’hui l’accalmie incarne l’âme de ces hommes disparus au sommet de leur révolte dans la vapeur anonyme des balles et dans le crissement angulaire des poignards. Des chants de guerre imprimés sur la violence bleue d’un tam-tam célèbrent les noms—tardifs en plein matin de la victoire, mais héritiers d’un alphabet astral—des pèlerins de la rosée, des gouverneurs de la faim, de mes frères boat-people dont le sang a remplacé la mer des Antilles qui s’est évaporée après le passage de l’arche. La clarté du jour épèle aussi le nom commun des hommes vivants qui ont escaladé les murailles de la mort pour donner une fleur et le sourire d’une fleur aux enfants de leur premier amour, aux femmes nées de leurs premières caresses, à la terre née de leur première victoire.

Te voici. Vers toi navigue mon enfance de boat-people, à bord d’une tempête en papier de baiser. Je me suis embarqué, tel que je suis, pieds nus, âme nue, parmi une cargaison de roses pourries et d’amitiés tuberculeuses dont la chute a dégarni les fenêtres du sanatorium de Port-au-Prince. Il y a, derrière la danse chromatique des voiles, plusieurs noces cananéennes ouvertes, non sur une chorégraphie nuptiale aux reflets de vin rouge, mais sur un paysage de violence où scintillent des interludes chrétiens. Il y a aussi des espoirs fermés à double tour de clé derrière les murs funèbres d’une prison attenante aux égouts de la mer, et des actions de grâces célébrées en silence dans l’aquarium de mon poème.

Te voici. Désormais.
Île des vierges-maries noires.
Île des madones inégales.
Île des rivières enceintes.
Île des croix transparentes.
Île des voyelles pénitentes.
Île des ossements d’heures fixes.
Île des voix tordues devant la parole.
Île des oracles au pollen d’araignée.
Île des lampes aux volets de larmes chaudes,
Île des ténèbres ornées de rubans d’aurore froide.
Île des fosses communes sans aucune fleur d’ave maria.
Île des sacrés cœurs imaginés dans les mouchoirs de la mort.
Île coincée, entre le ciel et ma peau, dans la carlingue volcanique des vents alizés.

Tu rebondis sur la crinière d’une névrose comme un poisson d’avril endormi sur une taie d’accalmie se réveille à fleur de sang dans le décor primitif d’une toile d’araignée. À tous vents, tu sèmes des étoiles aux branches de long couteau. De temps à autre, tu lances une poignée de colombes mortes dans le rire de Choucoune, reine nocturne des Antilles. Ensuite tu prends la forme musclée d’un sexe d’horloge pour crever le temps des femmes profondes. Ô douceur abyssale. Voyage de noces appuyé sur l’épaule gauche de la mer.

Tous les chemins du monde sont d’accord avec toi. Ils mènent tous à ton cœur.
Chemins acéphales.
Chemins sans bras ni pieds.
Chemins amorphes.
Chemins épileptiques.
Chemins sans allure étroite.
Chemins trempés de sommeil.
Chemins pavés de retard elliptique.
Chemins mis à l’écart de mon passage.
Chemins à contre-courant des vols d’oiseau.
Chemins secs renversés comme un verre d’eau.
Chemins qui environnent l’équilibre des regards.
Chemins figés dans la chute d’un château de sable.
Chemins attentifs aux sanglots endormis du paysage.
Chemins pavés d’adages d’or et d’histoires de fantômes.
Chemins d’entretemps qui précèdent l’enfance du chaos.
Chemins communicants comme les bois d’une même croix.
Chemins aux étages verticaux saturés de vapeur plus noire que la déroute.
Chemins aux sabots oisifs perchés sur le carillon des ornières.

Chemins déshydratés sur la distance paludéenne que toi, Liberté, as étagée entre la fièvre jaune et la peau de mon front. Car, au début de la guerre, des pèlerins ont assiégé le chef-lieu des langues mortes et poussé des cris d’épouvante qui ont déchiré le ciel. Et le ciel déchiré a pris la forme d’une longue histoire racontée pendant la traversée vers l’Occident depuis les villages soleils aux arbres sans lumière du Sénégal jusqu’aux derniers bidonvilles amérindiens qui fossilisent les rives de l’Amazone.

Chemins sacrés qui montent à l’assaut de l’éternité que la mer a édifiée au sommet d’une montagne aux versants vitrés de brisures d’entraide. Les nœuds gordiens de la guérison qui y fleurissent entre l’écorce de la camomille et les tiges de la rosée incarnent les hallucinations que l’amour a tressées autour de mes blessures. Tous les chemins du monde mènent à ton cœur. Ou à son ombre.

*

Île fertile, lorsque tous les autres voyageurs et moi, nous mangeons, bouche décousue dans l’anagramme d’une révolte, notre part de pomme d’exil cueillie sur une branche obscure de ta force, il me semble que ta forêt d’arbres à faim et nourrit la terre entière. Te voici, la mort en feu noyée dans mon sang. Un grain d’ivresse germe au-delà de mon cœur. Il s’agit d’un télégramme qui annonce le cours buissonnier de ce voyage où mes amis et moi continuons d’être ensemble, face à face, épaules contre épaules, les yeux unis par le même regard farouche, l’âme gangrenée par la même rage, nous tenant tous par la main, par le cœur, par le sang. Les uns visibles et cursifs dans la parole des autres. Nous formons un pont de victoire entre la vie et la mort. Nous partageons une bonne vue. Une vue dansante qui fait bourgeonner les cailloux défleuris de notre chemin de croix. Nous cultivons l’étrange habitude d’être toujours vus ensemble, qui flotte sur le toit des jours fériés surplombant les rues blanches de Port-au-Prince. Notre croyance règne, debout comme un balai magique, au fond de nos cheveux d’herbe coiffés en forme de boussole ardente. Nous t’aimons, toi la première, au-delà de nos âmes, au-delà de notre sang, au-delà de nos souffrances. Car tu nous as donné le pouvoir d’être île au milieu de nous-mêmes comme toutes les autres îles au milieu de la mer.

*

Toutes les autres îles te couronnent. Et te couronnent aussi, depuis le sommet de ton sang jusqu’au bas-fond de tes larmes, mes frères qui sont morts, au fil du temps, à l’amour comme à la guerre, de l’autre côté des montagnes, et mes frères encore vivants mais prêts à mourir d’amour dans le sable mouvant de ton identité et dans la rosée verbale de ta confiance. Mes frères. Ceux qui n’ont pas eu le temps de sarcler leur dernière moisson d’éclairs dans les grandes plantations de canne-à-sucre en république d’amertume. Ceux qui sont morts chauffeurs de taxi changés en statues de sel dans les rues froides de Chicago. Et mes autres frères, tous bons chrétiens vivants. Ceux qui incarnent dans la grâce d’une montagne le feuillage ascendant d’un arbre à pain noir. Là-haut, ils meurent de vertige au fond de leur âme juchée, entre le ciel et le néant, sur la cime fugitive d’un mât de cocagne. Ils crèvent d’une soif chromée, leurs cris habitent le vent qui ne souffle plus et leur tête semblable à une rivière de suicide coule à travers une bouteille de rhum Barbancourt saignée à blanc. Nuit et jour, ils égratignent un miroir qui cache la fourrure galeuse des cieux, car leur visage est le portrait des ongles sans vocation d’envol échafaudés dans la fêlure de leurs yeux.

Mes frères. Je les aime bien, je les chante à pleine voix. Debout sur un croissant de lune, je les salue et les bénis au nom des poètes de la mer, des chômeurs épidémiques de Little Haiti et des mangeurs de tuf qui règnent à Trou-Foban, village des loups-garous à peau d’étoiles mortes.

Comme eux tous, chaque nuit, à l’heure où mes yeux digèrent les cendres de mes larmes, j’émerge de ma propre soif plus oblongue que les ornières de l’extase et plus déshydratée que l’érosion de la pluie. Je savoure le pain quotidien de ma faim—furtive comme un essaim de drapeaux en flammes—tandis que l’ennui ronge la courbe de mes ongles—furtive elle aussi dans sa douce manière d’héberger le sang musical de la peur et la sueur pensive de la liberté. Je hisse mes rumeurs viscérales—point final de l’univers—à la hauteur du soleil de midi où trônent les entités noires de l’arc-en-ciel qui dressent, entre les quatre murs limpides d’une fable, la généalogie caraïbe de tous les voyages.

Comme eux tous, je psalmodie les vêpres marines du soleil pour la gloire de Dieu, je cultive ma portion de terre sainte aux frontières judéo-chrétiennes pour l’amour des hommes et pour la grandeur des religions qui ont crucifié leurs dieux au sommet d’une montagne rocheuse. Puis, je ramasse des pièces de bois d’ébène que la préhistoire a emportées dans sa chute vers l’Occident et je sculpte des amulettes semblables en faits d’armes à des héros légendaires qui n’ont vécu ni dans les livres chrétiens ni dans l’oraliture des pierres égyptiennes, ni dans la théologie fluviale des poissons ni dans le zodiaque suranné de la raison. Héros qui ont vraiment déplacé des montagnes, héros qui ont créé le soleil à l’image de leur chair et la pluie à la ressemblance de leur sueur, héros qui ont séparé les continents dans le ventre aboli de la terre et qui ont tanné la peau vibrante de l’arc-en-ciel pour couvrir le tambour épidémique des océans.

Ô Liberté, mon île. Lorsque la nuit devient calme à travers le regard d’un enfant et que tout petit le ciel s’accumule dans la rondeur fugitive de mon poing, alors je dégaine ma rage devenue, au contact d’un oracle malin, plus entérique qu’une rivière de serpents qui rampent vers le nid volcanique des vents alizés. Je danse, chef ivre, au milieu des caciques marrons nés de ton feu millénaire, puis je laisse ma danse mourir, imprévue parmi des fleurs plantées dans l’orifice de la rosée. Car au beau matin de la victoire j’ai déjà le front ceint d’un diadème d’épines et je suis prêt à chevaucher à califourchon la tête incendiaire d’un cyclone tropical.

Île majeure.
Île nourrice de toutes les autres îles.
Île taie d’eau bénite éclose sur la cime des îles sèches.
Île version bissextile du soleil en amont des îles apocryphes.
Île ronde comme un poing serré autour de la mer.
Île grande fenêtre sans maison qui héberge des orages rectangulaires.
Île grand chef des métaux capturés dans la forge de mon âme.
Île grand pays matinal saturé de voix ferrées mais infiniment mourantes.
Île grand pays syndiqué où les arbres chômeurs éternuent sous le vent givré de vols d’oiseaux.

Île grand feuillage d’horoscope qui précède l’abandon inégal de ma parole et que les vagues bercent dans leurs bras d’oraison.

Île grande route excommuniée à cause de son hérésie bordée d’ossements de prières.

Te voici. Sans doute pour la dernière fois. Déjà je récite ma prière. De petites croix de rhum fleurissent le son de ma voix pour te chanter, ô Liberté, avec des mots-parlants choisis au hasard du silence, avec des mots de passe qui piègent chaque battement latéral de mon cœur. Des mots solides comme des soldats de plomb et des mots animés comme les lèvres d’une femme douce. Des mots vagabonds pour briser des vitrines et des mots pèlerins pour traverser le dialecte des ponts Des mots chefs d’arc-en-ciel pour allumer un feu sous la pluie et des mots chefs de distance pour trouver le bout des océans. Des mots romantiques qu’un écolier docile récite au chevet d’une marelle insomnieuse et des mots en papier de transit qu’un poète migrateur déchire pour ensemencer le départ immémorial de la mer.

(extrait de La Marche des Noyés)

—Lyonel Vilfort Chicago, IL

Poèmes de Tontongi

Pour près d’un mois, du 8 juillet au 5 août 2014, Israël a lancé une attaque continue, systématique, féroce sur la bande de Gaza, tuant 1900 personnes, 80% d’entre elles des civils, y compris un grand nombre d’enfants. Le nombre des blessés dépasse 9000 d’après les Nations Unies. La destruction causée par l’offensive est infernale, l’infrastructure de la ville totalement dévastée. La souffrance totale. L’ampleur de l’agression la qualifie indiscutablement comme un crime contre l’humanité pour lequel Israël doit être poursuivi et puni. Ce poème s’inspire de cette tragédie.

Le terrorisme de l’esprit

(dédié à Mahmoud Darwish)

Il fait de la vérité un non-dit sacré
et du silence une vertu tel le civisme
et la force brute, bras droit de l’impératif
sécuritaire ou d’autres saloperies et vaudevilleries
qui empêchent l’esprit de s’étendre.

C’est la rigidité du Cosmos, dit-on,
la Bible l’annonçait il y a un certain temps
et le Torah, les missiles et le Iron Dom,
le Dôme de Fer qui empoigne les roquettes de Hamas
depuis le ciel et tout le reste.
Je m’étouffe ! Je m’étouffe !

Avec ces Batteries Patriots détourneurs de terreur
avec vos blindés qui soufflent du malheur
avec vos grandes voix éloquentes à Harvard
avec vos énormes investissements à Wall Street et à Londres
avec votre alliance avec l’Unique Superpuissance du monde
qui plane au-dessus de nos têtes comme un aigle furieux
comme une ombre englobante, fluide et atmosphérique ;
avec vos grandes prouesses technologiques,
éblouissantes tel un carnaval de l’orage ;
avec vos symposiums par AIPAC interposée *
et les illuminés qui vous acclament comme la Providence
et vos rapiècements de Gaza à la manière d’un fromage suisse
et le détournement de l’eau vers votre seul village
avec vos grands accomplissements
et vos médailles d’or, votre architecture
de l’enclosure—le Panopticon
qui se ferme sur la Méditerranée—,
avec tous les honneurs que le destin vous comble,
pourtant vous tuez des enfants innocents
et condamnez des veuves à la pauvreté.

Il fait de la décence un inconnu
et de la conscience un interdit ;
il dicte la marche du processus
de la guerre et de la paix
et du recommencement,
parfait, telle la récurrence des saisons,
les hôpitaux, les estropiés et les villages aplatis
sont une autre chose. Vos illusions.

Il fait sonner à vos oreilles
les alarmes terroristes à perdre le sommeil
EIIL leur donne raison, ils disent, **
c’est la prophétie de la clairvoyance bien guidée.
Nous pouvons même nous aimer, je le sais
mais ce n’est nullement un jeu, vous savez ?

Et même nos douleurs et nos cris
notre sang épandu qui coule sous les débris
les guerres victorieuses que vous aviez lancées
ne pouvaient pas arrêter votre voracité, ils disent,
et toujours vous tuez des enfants
et envoyez vos Autres indésirables dans l’agonie.

Vous avez le pouvoir de détourner la logique,
et ça vous a réussi à merveille, même nos pleurs,
ils disent, vous ont servi pour atteindre la grandeur
pour votre peuple et la désolation pour le nôtre.
Tout comme les tempêtes et les tornades
vous détruisez la vie à volonté et jetez
la moitié de la nation dans la rue,
quand de l’autre côté du mur
vous rayonnez dans la splendeur
vos bombes pleuvant comme des étincelles
sur Gaza qui s’assombrit dans le noir.

Vous avez le pouvoir divinement sacré
d’empêcher l’œil de voir les horreurs
ni l’ouïe d’entendre les gémissements
ni la bouche de parler à grande voix,
pourtant vous tuez des enfants au grand jour.

J’ai honte de mes contemporains, lâches
zombies des champs ou opportunistes de la grand’ rue
aliénés des conditionnements de l’âme sécurisée ;
vous laissez nos filles disparaître, violées et vendues,
vos prétendez condamner l’aventure iraquienne de Bush
et complimentez le pacte Obama-Nantanayu-Gaza.
Vous faites de l’horreur une routine quotidienne
qui ne dérange personne certainement pas le marchand d’armes
ni le McDonald du coin of course not.

Il fait de vous un lâche reporter du CNN
un trompeur du MSNBC qui condamne Rula Jebreal
pour avoir dit tout haut ce qu’on pense tout bas ; ***
il fait de vous un faux objectivateur de l’État
il vous retourne à l’état d’humanité pure,
crasseux cadavre de chair qui vit pour l’instant
il vous retourne à l’état sanitaire
qui refuse d’être contaminé par la connaissance.

Avec les menaces environnementales, le boulot
en péril, le châtiment de l’exclusion,
la contemplation de la géhenne des sans-abri
le réflexe est autorégulé, la conscience muselée,
vous avez trop à perdre désormais.

Ah ! Les petits enfants de la non-chrétienté
que leur mort serve à vaincre le terroriste local,
l’auto-justification obéit à la règle,
le mal est représenté comme l’attribut du bien
—et le débat est clos, parlons donc de l’Ukraine
et de la Coupe du Monde. Un peu d’amusement
et de divertissement dans l’auto-infligée myopie.

Tout est bien sous le soleil
jusqu’à l’autre rendez-vous
avec Gaza indignée de son baboukèt, ****
indignée du sort réservé à un peuple honorable,
indignée de l’hypocrisie des Grands Dominants
et de la logique d’accommodation des méfaits
de leurs amis et alliés victorieux de la guerre
menée dans une grande prison d’âmes souffrantes
qu’Anderson Cooper puisse vertueusement ignorer,
l’outrage est sélectif, vous savez, parce que c’est Gaza,
Gaza la rebelle, Gaza qui refuse de mourir en silence.

—Tontongi 23 juillet 2014

* AIPAC : American Israel Public Affairs Committee. Groupe de support (lobby) pro-israélien.

** EIIL : État islamique en Irak et au Levant, groupe sunnite djihadiste en Irak.

*** CNN et MSNBC (respectivement Cable NewsNetwork et Microsoft National Broadcasting Company, réseaux télévisuels de cable étatsuniens). MSNBC a terminé ses relations avec la journaliste palestinienne Rula Jebreal parce qu’elle a critiqué les biais pro-israéliens des médias étatsuniens dans une émission du 21 juillet 2014. Personne du staff ou du personnel n’a protesté contre cette violation outrageuse de la liberté journalistique.

**** Baboukèt : Muselière.

Des vagues sur des rochers de la plage Burleigh Heads en Australie.

Des vagues déferlent sur des rochers à la plage de Burleigh Heads, Australie, janvier 2015. —photo par David Henry

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