—par Charlot Lucien
Ce portrait à l’huile de « Manno, banm yon ti limyè / Manno fais-moi un peu de lumière » a été exécuté en 1987, et a connu les affres du maquis, de l’exil, de la torture, et du « cachot », comme son sujet, Manno Chalmay.
Manno k ap jwe «Ban m yon ti limyè», penti pa Charlot Lucien.
À l’époque, membre de l’équipe du journal universitaire INAGHEI-Actuel, j’avais discuté avec Franz Duval la possibilité d’une interview avec le chanteur engagé Manno Charlemagne, récemment revenu de l’exil après la chute de Jean Claude Duvalier en 1986. Je participais assidûment à plusieurs de ses concerts, admirais sa voix puissante, son cran, sa verve révolutionnaire et son anticonformisme anti-bourgeois. Brassens, c’était plutôt l’anti-conformiste bourgeois, confortable. Lui Manno insultait la dictature, risquait sa vie, et crachait son mépris, littéralement, sur les planchers de certains auditoriums des facultés où il était invité à chanter lorsqu’il concluait sa chanson « Oganizasyon mondyal » :
« Pou chyen ayisyen ki di yo kiltive
ka pe fè komès ak mizè refijye nan inivèsite
Mwen voye yon plòt [pause—raclement des gorge, puis floup !] krache. »
(Pour ces chiens d’haïtiens qui se disent cultivés / qui trafiquent/dissertent sur la misère des réfugiés (pour s’obtenir des diplômes) / j’envoie un jet de crachat !)
Au cours de ses prestations à l’INAGHEI et à la Faculté de « droite » où il était parfois invité, apprenti caricaturiste, je m’étais familiarisé avec la structure osseuse de son visage, à sa gueule agressive armée de deux rangées de dents visiblement toujours prêtes à mordre, à son profile facial quasi-méphistophélétique dans la pénombre de certaines salles. J’en avais en plusieurs fois sur le tas esquissé des croquis, que certains lui avaient passés.
Frantz et moi discutâmes donc de l’interview et il me trouva le numéro du camoquin-en-chef que surveillaient constamment les forces militaires du Conseil National du Gouvernement (CNG). Je composai le numéro…
- Puis-je parler à Manno Chalmay ?
- Yah. Le ton sec, sur ses gardes.
- Je suis Charlot Lucien, étudiant de l’INAGHEI, de la Faculté de droit. Frantz m’a passé ton numéro pour une interview.
- Yah ? Encore sur ses gardes. Il faut dire que l’Institut nationale de gestion d’administration et des hautes études (INAGHEI), la Faculté de… droite, avaient la réputation de regorger de sympathisants duvaliéristes ou de « réactionnaires. »
- Pour parler de ton engagement, et de tes rapports avec des intellectuels et leur influence dans ton parcours révolutionnaire marxiste.
- Yah ? Une pointe d’intérêt finalement.
- Donc je voulais l’adresse où te trouver.
- Tu connais Crystal Ciné à Carrefour ? Tourne au coin et trouve la rue… et puis…
Karikati Manno, pa Charlot Lucien.
J’arrangeai avec mon condisciple Junior la visite, confirmé pour un samedi matin. Je m’attelai entre temps à travailler sur un portrait que j’avais conçu, me basant sur son accoutrements habituel d’artiste (sandales de cuir rustiques, chapeau de paille…) et de ces objets qui semblaient appartenir à sa réalité de fils du peuple : la guitare, le tambour, la cône du lambi, la petite lampe de marmite, la tête de l’aigle impérialiste à qui il rêvait de tordre le cou, la petite carte verte américaine…
Ce samedi-là, dans la petite pick up de Junior nous nous rendîmes à l’adresse indiquée. Une maisonnette basse, simple, dans un quartier de Carrefour. La cour est déserte. Je frappe à la porte, à une fenêtre. Silence total. Nous passons dix minutes à attendre, à regarder aux alentours, puis je demande à un Vieillard que j’avais vu nous observer, perché sur une muraille, s’il connaissait Manno Chalmay ?
- Ahhh ? Le type qui gratte tout le temps à la guitare ?
- Oui, il chante aussi.
- Oui, il chante aussi. Peut-être si vous allez deux blocs plus bas, vous verrez des joueurs de dominos sous un grand manguier. Vous les trouverez facilement, car vous les entendrez. Il se peut que « gason » Manno soit là…
Ils étaient une douzaine de joueurs, bruyants, certains torses nus, quelques-uns avec des pinces à lessive accrochées à leurs nez ou à leurs oreilles : les perdants.
Manno ? On pense le connaître. Il passe parfois dans la zone. Mais on ne l’a pas vu. Et pourquoi je le cherche ? Je débite ma petite histoire d’universitaires qui veulent l’interviewer ? De quelle faculté ? INAGHEI !
- Ah! Les voilà ces gars de l’INAGHEI. Les duvaliéristes ! Que voulez-vous de Manno ?
Je retire alors le tableau de Manno dans la voiture, et explique que je dois aussi lui donner « ça ». Moment de silence, regards furtifs et questions sur le peintre et les raisons pour ce tableau. Je passe l’interview avec succès.
- Ah, donc l’homme Manno, n’est jamais en place. Vas deux quartiers plus bas, au numéro 38. Une femme t’ouvrira. Demande pour Manno. Il se peut qu’il soit là.
Au numéro 38, la femme nous explique que parfois Manno s’arrête par ici. Mais il n’est pas là. Si nous conduisons un peu plus bas, puis tournons sur la main gauche, et empruntons 2 détours, nous trouverons une maisonnette de telle couleur où nous pourrons frapper.
La maisonnette en question est la toute première maison où nous avons été. Cette fois quand nous frappons, la puissante voix d’un Manno, accompagnée d’un rire égrillard nous répond :
- Vin non ti mesye ! Rentrez donc jeune homme. Je vous suis, vous êtes sous surveillance depuis le premier moment où votre pick up est rentrée près de Crystal Ciné. On s’introduit. J’introduis le portrait.1
- Koumanman, oui fooout ! se mwen sa ? Sainte mère ! C’est moi ?
Je l’eu donc, l’interview. Une longue interview, une fascinante interview qui fut publiée dans INAGHEI Actuel. Sur son parcours de militant. Ses rapports contradictoires, ses contentieux avec certains intellectuels qu’il voyait s’embourgeoiser, se pavaner dans les ambassades, analyssseeeeeer en permanence, pendant que lui et le peuple avançaient à grands pas vers l’aboutissement logique, irrémédiable de ces analyses (l’engagement révolutionnaire), et se retrouvaient dans les tranchées…
À la fin de l’interview je lui promets que le tableau lui sera envoyé…
- Beau tableau. Mais où le mettrai-je ? Vous pensez que cette maison est en sécurité ? Gardes-ça pour l’instant mon ami.
Je le gardai. Je devais voyager pour les États-Unis en 1990. Les militaires sont alors encore au pouvoir. Pas moyen de montrer ça à l’aéroport. Je laisse le tableau à Bourdon. Après mon départ, nouveau coup d’État des militaires en 1991. Effrayés, les gens de chez moi—j’appris plus tard –, cachent le Manno, face contre le sol de béton, sous des amoncellements de boites et autres débris lourds—au cas où l’on viendrait fouiller la maison d’un étudiant. Le vrai Manno, lui, est caché dans le maquis, et prendra refuge plus tard dans une ambassade…
Le tableau ne rentrera à Boston qu’en 2002. En fichu état. Gravé un peu partout. Je le fais restaurer par un professionnel à Boston, mais à demi, en décidant de garder les égratignures visibles sur le canevas, cicatrices d’une époque.
En 2015, Manno est en concert à Boston. Je m’arrange avec l’un des organisateurs, son ami Jean-Robert Boisrond, pour lui remettre le tableau. Finalement. Manno remercie en public, indique que je le tourmente depuis 1986 avec mes caricatures2, évoque les périodes tumultueuses de l’université. Il me remercie en privé à nouveau, puis me confie discrètement :
- Donc Charlot, ton tableau tu peux le garder…
- Le garder ?
- A mon chè ! Kenbe l ! Nan ki k ay mwen pral mete l. M pa gen kay non papa.
(Ah, mon cher, garde-le. Où est-ce que je vais le mettre ? Je n’ai pas de maison. Je suis un nomade. Je vais le perdre. Garde-le pour moi.)
C’était là, parole de bohémien, de kamoken que je ne compris que bien plus tard. Il n’a jamais eu de maison—littéralement. Même lorsqu’il était maire de Port-au-Prince. Maire d’alors…
Ma dernière illustration de Manno « Manno aux yeux sanguinolents » date de 1993.
Et puis après, je n’ai pas apprécié certaines choses : un certain discours, certains parcours, certains détours, certaines pattes de vautours autour de ses épaules en public… Même si la voix, et la gouaille de l’artiste persistaient.
J’ai donc gardé les Manno qu’il m’avait confiés : la gueule caricaturée, le portrait égratigné, les yeux sanguinolents de 1993. Ceux-là, ils ne me sont pas morts et je les aurais toujours tout près, yeux ardents, yeux perçants, yeux sanglants me rappelant, même lorsque sa voix se serait tue : Ban m yon ti limyè souple…
—Charlot Lucien Boston, novembre 2017 ; cet article est aussi publié dans Le Nouvelliste du 21 décembre 2017
De droite à gauche : Manno Charlemagne avec Charlot Lucien et le tableau représentant Manno peint par Lucien.
Notes
1. | Pour les plus jeunes qui se demandent pourquoi je n’avais pas téléphoné ou « texté » une fois sur place à Carrefour… les téléphones portables n’étaient pas encore en existence. |
2. | Manno faisait référence à quelques caricatures que j’avais réalisées de lui entre 1986–1989. |
Correspondence
On Monday, January 12, 2004, 11:51:54 PM EST, mannocha@aol.com wrote:
Alo Charlot estetik ki genyen lan youn karikati ke-w fe gen plis vale ke tout lot bagay e se pa tout ti la konesans ki ka konprann bagay sila a sa pran plis refleksyon e youn (œuvre) kon sa merite admirasyon tout moun ki lan pwezi. Pa gen manti lan karikati kenbe la manno.
PS: il se pourrait que j’aille à Nancy (France) dans deux jours pour une semaine.