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Quelle voie à suivre, autre que l’endettement?

—par Kwitoya

Quelques heures après l’installation du premier ministre, Robert Malval, début août 93, on louangeait avec tumulte la générosité des bailleurs de fonds internationaux promettant (ou préapprouvant) d’importants crédits à l’État haïtien, une fois que le pays retourne à l’ordre constitutionnel. Rien de grave en tout cela si du côté national tout projet de développement économique est élaboré, en rapport avec les besoins fondamentaux du peuple haïtien, par une volonté politique ferme, crédible, susceptible de rencontrer l’expression commune et, apte à encourager la participation du peuple dans l’exécution des travaux de développement nécessaires. Mais à entendre le chef du gouvernement lui-même, responsable de la conduite de la politique de la nation, avouer que les premières tranches de la dette promise seront retournées aux créditeurs concernés en règlements des services d’anciens crédits, on se demande raisonnablement: est-ce là, vu l’expérience tragique qu’a fait le pays dans l’acceptation de prêts de ce genre, un autre malheur qui s’apprête déjà à se substituer à la grande crise politique engendrée par le coup d’État du 30 septembre 1991? Crise qui a terriblement bouleversé le domaine social et économique du pays… Certes, il s’avère urgent qu’Haïti, mise en lambeaux ces derniers jours, ait grand besoin de plusieurs millions; mais l’endetter dans n’importe quelle condition ne lui fera pas honneur. Loin de lui trouver un abri certain ces prêts la mettent plus près de l’abîme et de la déchéance.

L’histoire d’Haïti, comme celle de presque tous les pays du Sud, montre que la dette extérieure est sans indulgence. Elle n’est autre qu’une arme du capital international pour son entreprise de domination, via le néocolonialisme français, au lendemain même de l’indépendance d’Haïti, ou via l’impérialisme nord-américain depuis 1915. L’endettement, hors de toute volonté politique de développement, n’entraîne que la réduction du niveau de vie de la population endettée, et compromet le développement du pays qu’il affecte, infecte et empeste.

En 1825, soit vingt ans après la gigantesque révolution des esclaves noirs, la monarchie française débita Haïti pour une indemnité de 150 millions de francs or que Boyer, le malheureux représentant de l’oligarchie naissante, accepta sans remontrance de payer pour obtenir du monarque la «reconnaissance» de l’indépendance d’Haïti, à peine conquise par tant d’héroïsmes des indigènes. Cette dette, équivalant à l’époque au budget annuel de la France et payable à terme annuel de 30 millions, fit fléchir l’État haïtien au point où, pour payer la première échéance, il lui fallait à nouveau recourir à des emprunts auprès des banquiers, Rothschild et Lafitte1. L’on peut soutenir avec certains historiens que la charge française de 150 millions de francs or aura mis Haïti, pour longtemps encore, sous le joug d’une dette perpétuelle. L’hypothèque du pays par Boyer nous a mis dans un tel état d’appauvrissement que même une réduction de la dette à 75 millions, acceptée par la France, en 1875, n’aura pas soulagé. La preuve est que la finalité du PNB du pays et de ses ressources fiscales et budgétaires reste le paiement des services de la dette extérieure.

Dans la première décennie du vingtième siècle, la domination néocoloniale française concéda sa place à l’expansion nord-américaine. Et, à la veille de l’occupation américaine, 75% des actions de la Banque Nationale étaient françaises. En 1920, la Banque Nationale, filiale de la National City Bank, demanda un nouvel emprunt de 22,8 millions de dollars. En 1950, la dette d’Haïti au nouveau dominant se rangeait dans l’ordre de 26 millions; elle grimpa sur l’arbre en se nourrissant du jus des fruits succulents pour atteindre les 45 millions en 1970, et—tenez-vous bien—de là elle effectua son vol prodigieux et vertigineux vers un plafond de 135 millions, en 1975, (soit une augmentation de 90 millions en raison de 18 millions l’an partant de 1970). Pourquoi donc une si rapide progression de la dette, alors que le pays débiteur régresse? Laissons dons aux économistes le soin d’y répondre. Mais nous nous permettons, toutefois, de retenir la turbulence des années 60 et 70 dans la sphère du marché des échanges internationaux, pour nous aider, en ces derniers temps, à esquisser notre réflexion sur la dette de notre pays.

Nous avons appris qu’à la fin des années soixante le dollar américain commençait à subir des coups durs sur le marché des échanges internationaux. L’inconvertibilité de cette monnaie en or signala, en 1971, le plein feu des tensions qui montaient. Celles-ci s’exprimeront deux ans plus tard par le premier choc pétrolier. Retenons aussi que la hausse bouleversante du prix du pétrole a entraîné un transfert des revenus des pays importateurs vers les pays exportateurs de l’or noir. Les nations pétrolières en profitèrent pour augmenter le niveau de vie de leurs habitants et aménager leurs infrastructures. Leurs ports encombrés et leurs magasins remplis.

Une main-d’œuvre très élevée permet à bon nombre de familles d’envoyer leurs enfants étudier dans de grandes universités tant américaines qu’européennes. L’on avait vu des pays comme l’Arabie Saoudite et le Koweït devenir de grands carrefours de revenus. Ils ont accumulé d’importants revenus qu’ils ne pouvaient pas d’un coup tout dépenser. Outre leurs dépenses immédiates, les gouvernements de l’OPEP n’avaient d’autre choix immédiat que bombarder les grandes banques internationales à coup d’importants dépôts. C’est alors que revenait la nécessité de trouver des gouvernements au Sud prêts à s’endetter.

Tout un appareillage politique et militaire était mis en mouvement pour trouver ou établir rapidement des gouvernements prêts à décharger les coffres des banquiers internationaux. Ainsi, les pays du Sud (Amérique Latine, l’Asie, l’Afrique) étaient donc désignés d’office, empaquetés pour supporter le poids de l’économie mondiale, entre temps, secouée et menacée par le boom lui-même, causant une véritable hausse de prix du pétrole, une demande croissante des pays de l’OPEP en matériels lourds, nourriture, vêtements, autoroutes, usines, avions, armes, installations de laboratoires…et un Occident acculé par les courbes brusques du train des échanges internationaux et de l’affluence pompeuse des dépôts des nations pétrolières auxquels il fallait ajuster des intérêts assez intéressants.

Tandis que ces pays du Sud, endettés, mal à l’aise avec un taux de croissance démographique de 3% l’an2 ne pouvaient eux-mêmes profiter réellement du choc pétrolier malgré un certain progrès des recettes d’exportation. Parallèlement à eux, ceux du Nord accusaient un taux de 1% de croissance démographique. Ces mêmes pays du Sud avaient pourtant bien du mal à leur assurer un progrès de revenu par tête d’habitant, même avec une croissance économique de 2% l’an3. Ils sont amenés à faire face à chaque planification à une augmentation des importations beaucoup plus que des exportations. En un mot ils (ces pays du Sud) font face à un blocage sérieux de leur projet de développement.

C’est l’endettement de ces pays qui a épargné à l’Occident la stagnation, tandis qu’il a permis à ceux du golfe d’accumuler des surplus vertigineux. En fait, le seul moyen que les gouvernements des pays du Sud avaient pour ne pas se laisser entraver de l’offre suppliante des banquiers encombrés sous l’affluence des milliers de milliards de l’OPEP, c’était de refuser de continuer à enrichir les multimilliardaires en adoptant, collectivement, un moratorium sur le paiement des services de leur ancienne dette, et élaborer avec les grands banquiers de nouvelles conditions qui soient surtout favorables au développement réel de leur pays. Bien sûr, l’épistémologie capitaliste de ces gouvernements traduisait en quelque sorte leur manque de fermeté de contracter des emprunts dans l’intérêt de leur pays. Car négocier dignement, avec de grands centres financiers internationaux pour écarter l’hypothèque de l’État qu’on représente, réclame un certain courage.

Malheureusement, au Sud, les banquiers internationaux ont trouvé bon marché des gouvernements prêts à s’endetter, y compris ceux des Duvaliers et les successifs régimes militaires en Haïti. Des quelques milliers de milliards de dollars de dette distribués, l’État haïtien en a eu pour près de 800 millions; presque les trois quarts sont ré-déposés dans de grandes banques du Nord aux comptes personnels de 1% de la population. Soit une dizaine de familles qui s’approprient 46% des richesses nationales4, tout comme les firmes internationales et les nations impérialistes qui se partagent entre elles seules l’essentiel du revenu mondial au nom d’un système dit libre échange.

Et certains dirigeants des pays du Sud avouent, souvent, avoir fait grands torts à leur pays. Mais, au lieu de lutter contre le mal, ils s’en plaignent. Ils redonnent, ainsi, par leur courbette, par leur manque de dignité, de l’argument aux grands centres financiers internationaux qui essayent de prouver l’inébranlabilité du système. Est-ce pourquoi on avait peine d’entendre le gouvernement légitime de Robert Malval, crédible aux yeux de la population, chanter le bienfait du financement international; alors que c’est plutôt un mal qui renforce la dépendance du pays.

Pourquoi emprunter pour payer obligations et services de la dette du pays? Certes, dans l’état actuel du pays, il paraît qu’emprunter s’impose comme étant la seule voie qu’on souhaite franchir. Mais des prêts qui ne visent pas, en primeur, à doter le pays d’infrastructures nécessaires à sa production agricole par une orientation des ressources vers une productivité compétitivité sont à écarter. La conception, aussi, d’une politique contraire à la production agricole nationale et à la mise en valeur méthodique de nos ressources ne saurait que révéler une mentalité de mendicité et de subordination dans la traditionnelle oligarchie au pouvoir. Une mentalité qui s’inscrit dans la pratique même de la domination impérialiste qui tend toujours à détourner les projets des peuples de leur objectif de justice.

Notre point de vue, ici, veut être une invitation à un débat sur quelle voie à suivre, autre que l’endettement, pour provoquer le flux de devises nécessaires pour stimuler l’économie nationale; autrement dit: Quelle voie de développement autre que la dépendance?

—Kwitoya 17 août 1993

1. Cf. La crise sociale en Haïti, par G. Pierre-Charles
2. Cf. Choc des Nations, par Asnton Brender
3. ibid
4. Cf. La crise sociale en Haïti, par G. Pierre-Charles.

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