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L’hypothèse communiste d’Alain Badiou

Des extraits commentés par Annie Demont

Le nouveau livre événement du philosophe Alain Badiou, l’Hypothèse communiste, sort en librairie ce samedi 18 avril. L’auteur et son éditeur, Nouvelles Éditions Lignes, nous ont donné leur accord pour en publier des extraits.

On pourrait suggérer sans ironie : de quoi Alain Badiou est-il le nom ? Ou proposer une variante plus signifiante encore : de quoi Alain Badiou est-il le signe ? Admettons que ces deux questionnements, parce qu’ils « disent » quelque chose de notre ici-maintenant et révèlent aux yeux de tous quelques marqueurs originaux de notre inconscient collectif, restent intimement mêlés. Au fond, qui n’a jamais lu le moindre de ses livres, à commencer par le sulfureux et fascinant De quoi Sarkozy est-il le nom ? publié en 2007 (1), ne peut comprendre comment et pourquoi Alain Badiou s’est subitement imposé tel un météore sur la scène médiatique intellectuelle—d’ordinaire très hermétique et autocentrée sur quelques noms, BHL, Finkielkraut et consorts—alors que ce même homme, professeur à la réputation « dithyrambique » à en croire ses élèves, arpente le monde de la philosophie et des idées en général depuis quarante ans déjà…

Car voilà. Le philosophe, mais également romancier et dramaturge, à soixante-douze ans, n’est pas que le pamphlétaire flingueur du capitalisme (et de tous ses valets zélés) qui annonce clairement : « S’agissant de l’antique capitalisme, le verdict, solidement étayé, me semble aller de soi : inacceptable, il doit être détruit. » Non, Badiou est aussi (et essentiellement, pourrait-on dire) l’un des théoriciens des ruptures. En somme, celui qui dérange et invite à repenser le monde, le rôle de l’État, les limites de la démocratie, l’idée républicaine, l’évolution des formes d’opposition, les combats sociaux, etc.

Ainsi, avec l’Hypothèse communiste, intitulé qui figurait déjà comme tel dans le dernier chapitre du livre consacré à Sarkozy et dont il embrasse cette fois toute l’ampleur, le philosophe affirme que l’idée communiste « en est encore, historiquement, à ses tous débuts ». À toutes fins utiles, l’auteur verbalise, pour mieux la mettre à distance, la fameuse « preuve » historique de « l’échec » du communisme, à partir d’exemples caractéristiques (Commune de Paris, Mai 68, etc.). Donc, ce qu’il appelle « l’expérimentation historique des politiques » reste toujours ce à partir de quoi « on peut inventer de nouvelles solutions aux problèmes sur lesquels cette expérimentation a buté »…

Y a-t-il une hypothèse Alain Badiou ? En bousculant (avec quelques autres tout de même) l’ordre établi, le philosophe, érudit de toujours mais goguenard en diable, ne fait pas que sauver l’honneur. Par les temps qui courent, il incarne à sa manière une forme de courage qui nous surprend tous. Jusque dans ses éclats.

—Jean-Emmanuel Ducoin

(1) Déjà chez Nouvelles Éditions Lignes.

2. « Bonnes feuilles »

« Mon but aujourd’hui est de décrire une opération intellectuelle à laquelle je donnerai—pour des raisons qui, je l’espère, seront convaincantes—le nom d’Idée du communisme. Sans doute le moment le plus délicat de cette construction est-il le plus général, celui où il s’agit de dire ce que c’est qu’une Idée, non pas seulement au regard des vérités politiques (et dans ce cas, l’Idée est celle du communisme), mais au regard d’une vérité quelconque (et dans ce cas, l’Idée est une reprise contemporaine de ce que Platon tente de nous transmettre sous les noms d’eidos, ou d’idéa, ou même plus précisément d’Idée du Bien). Je laisserai implicite une bonne part de cette généralité, pour être aussi clair que possible en ce qui concerne l’Idée du communisme. (…)

J’appelle « Idée » une totalisation abstraite des trois éléments primitifs, une procédure de vérité, une appartenance historique et une subjectivation individuelle. On peut immédiatement donner une définition formelle de l’Idée : une Idée est la subjectivation d’une relation entre la singularité d’une procédure de vérité et une représentation de l’Histoire. Dans le cas qui nous occupe, on dira qu’une Idée est la possibilité, pour un individu, de comprendre que sa participation à un processus politique singulier (son entrée dans un corps-de-vérité) est aussi, en un certain sens, une décision historique. Avec l’Idée, l’individu, en tant qu’élément du nouveau Sujet, réalise son appartenance au mouvement de l’Histoire. Le mot « communisme » a été durant environ deux siècles (depuis la « Communauté des Égaux » de Babeuf jusqu’aux années quatre-vingt du dernier siècle) le nom le plus important d’une Idée située dans le champ des politiques d’émancipation, ou politiques révolutionnaires. Être un communiste, c’était sans doute être un militant d’un Parti communiste dans un pays déterminé. Mais être un militant d’un Parti communiste, c’était être un des millions d’agents d’une orientation historique de l’Humanité tout entière. La subjectivation liait, dans l’élément de l’Idée du communisme, l’appartenance locale à une procédure politique et l’immense domaine symbolique de la marche de l’Humanité vers son émancipation collective. Donner un tract sur un marché était aussi monter sur la scène de l’Histoire.

On comprend dès lors pourquoi le mot « communisme » ne peut pas être un nom purement politique : il lie en effet, pour l’individu dont il soutient la subjectivation, la procédure politique à autre chose qu’elle-même. Il ne peut pas non plus être un mot purement historique. Car, sans la procédure politique effective, dont nous verrons qu’elle détient une part irréductible de contingence, l’Histoire n’est qu’un symbolisme vide. Et enfin, il ne peut pas être non plus un mot purement subjectif, ou idéologique. Car la subjectivation opère « entre » la politique et l’histoire, entre la singularité et la projection de cette singularité dans une totalité symbolique, et, sans ces matérialités et ces symbolisations, elle ne peut advenir au régime d’une décision. Le mot « communisme » a le statut d’une Idée, ce qui veut dire que, à partir d’une incorporation, et donc de l’intérieur d’une subjectivation politique, ce mot dénote une synthèse de la politique, de l’histoire et de l’idéologie. C’est pourquoi il vaut mieux le comprendre comme une opération que comme une notion. (…)

Il est aujourd’hui essentiel de bien comprendre que « communiste » ne peut plus être l’adjectif qui qualifie une politique. Ce court-circuit entre le réel et l’Idée a donné des expressions dont il a fallu un siècle d’expériences à la fois épiques et terribles pour comprendre qu’elles étaient mal formées, expressions comme « Parti communiste » ou—c’est un oxymore que l’expression « État socialiste » tentait d’éviter—« État communiste ». On peut voir dans ce court-circuit l’effet au long cours des origines hégéliennes du marxisme. Pour Hegel en effet, l’exposition historique des politiques n’est pas une subjectivation imaginaire, c’est le réel en personne. Car l’axiome crucial de la dialectique telle qu’il la conçoit est que « le Vrai est le devenir de lui-même », ou, ce qui revient au même, « le Temps est l’être-là du Concept ». Dès lors, selon le legs spéculatif hégélien, on est fondé à penser que l’inscription historique, sous le nom de «communisme», des séquences politiques révolutionnaires, ou des fragments disparates de l’émancipation collective, révèle leur vérité, qui est de progresser selon le sens de l’Histoire. (…) Il faut donc commencer par les vérités, par le réel politique, pour identifier l’Idée dans la triplicité de son opération : réel-politique, symbolique-Histoire, imaginaire-idéologie. Je commence par quelques rappels de mes concepts usuels, sous une forme très abstraite et très simple.

J’appelle « événement » une rupture dans la disposition normale des corps et des langages telle qu’elle existe pour une situation particulière (…). L’important est ici de remarquer qu’un événement n’est pas la réalisation d’une possibilité interne à la situation, ou dépendante des lois transcendantales du monde. Un événement est la création de nouvelles possibilités. Il se situe, non pas simplement au niveau des possibles objectifs, mais à celui de la possibilité des possibles. (…) J’appelle « État », ou « état de la situation », le système des contraintes qui, précisément, limitent la possibilité des possibles. On dira aussi bien que l’État est ce qui prescrit, ce qui, dans une situation donnée, est l’impossible propre de cette situation, à partir de la prescription formelle de ce qui est possible. L’État est toujours la finitude de la possibilité, et l’événement en est l’infinitisation. Qu’est-ce qui aujourd’hui, par exemple, constitue l’État au regard des possibles politiques ? Eh bien, l’économie capitaliste, la forme constitutionnelle du gouvernement, les lois (au sens juridique) concernant la propriété et l’héritage, l’armée, la police… On voit comment, au travers de tous ces dispositifs, de tous ces appareils, y compris ceux, naturellement, qu’Althusser nommait « appareils idéologiques d’État »—et qu’on pourrait définir par un but commun : interdire que l’Idée communiste désigne une possibilité—, l’État organise et maintient, souvent par la force, la distinction entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il en résulte clairement qu’un événement est quelque chose qui advient en tant que soustrait à la puissance de l’État. J’appelle « procédure de vérité », ou « vérité », une organisation continue, dans une situation (dans un monde), des conséquences d’un événement. On notera aussitôt qu’un hasard essentiel, celui de son origine événementielle, coappartient à toute vérité. J’appelle « faits » les conséquences de l’existence de l’État. On remarque que la nécessité intégrale est toujours du côté de l’État. On voit donc qu’une vérité ne peut être composée de purs faits. La part non factuelle d’une vérité relève de son orientation, et on la dira subjective. On dira aussi que le « corps » matériel d’une vérité, en tant qu’il est subjectivement orienté, est un corps exceptionnel. Usant sans complexe d’une métaphore religieuse, je dis volontiers que le corps-de-vérité, pour ce qui en lui ne se laisse pas réduire aux faits, peut être nommé un corps glorieux. Concernant ce corps, qui est celui, en politique, d’un nouveau Sujet collectif, d’une organisation de multiples individus, on dira qu’il participe de la création d’une vérité politique. S’agissant de l’État du monde dans lequel cette création est active, on parlera de faits historiques. L’Histoire comme telle, composée de faits historiques, n’est nullement soustraite à la puissance de l’État. L’Histoire n’est ni subjective ni glorieuse. Il faut plutôt dire que l’Histoire est l’histoire de l’État.

On peut alors revenir à notre propos concernant l’Idée communiste. Si une Idée est, pour un individu, l’opération subjective par laquelle une vérité réelle particulière est imaginairement projetée dans le mouvement symbolique d’une Histoire, nous pouvons dire qu’une Idée présente la vérité comme si elle était un fait. Ou encore : que l’Idée présente certains faits comme symboles du réel de la vérité. C’est ainsi que l’Idée du communisme a pu permettre qu’on inscrive la politique révolutionnaire et ses partis dans la représentation d’un sens de l’Histoire dont le communisme était l’aboutissement nécessaire. Ou qu’on a pu parler d’une « patrie du socialisme », ce qui revenait à symboliser la création d’un possible, fragile par définition, grâce à la massivité d’un pouvoir. L’Idée, qui est une médiation opératoire entre le réel et le symbolique, présente toujours à l’individu quelque chose qui se situe entre l’événement et le fait. C’est pourquoi les interminables discussions concernant le statut réel de l’Idée communiste sont sans issue. S’agit-il d’une Idée régulatrice, au sens de Kant, sans efficace réelle, mais capable de fixer à notre entendement des finalités raisonnables ? Ou s’agit-il d’un programme qu’il faut peu à peu réaliser par l’action sur le monde d’un nouvel État postrévolutionnaire ? Est-ce une utopie, voire une utopie dangereuse, et même criminelle ? Ou est-ce le nom de la Raison dans l’Histoire ? On ne saurait mener à bien ce type de discussion, pour la raison que l’opération subjective de l’Idée est composée, et non simple. Elle enveloppe, comme sa condition réelle absolue, l’existence de séquences réelles de la politique d’émancipation, mais elle suppose aussi le déploiement d’une palette de faits historiques aptes à la symbolisation. Elle ne dit pas (ce qui serait soumettre la procédure de vérité aux lois de l’État) que l’événement et ses conséquences politiques organisées sont réductibles à des faits. (…) Mais elle ne l’est qu’autant qu’elle reconnaît comme son réel cette dimension aléatoire, fuyante, soustraite et insaisissable. C’est pourquoi il appartient à l’Idée communiste de répondre à la question « D’où viennent les idées justes ? » comme le fait Mao : les « idées justes » (entendons : ce qui compose le tracé d’une vérité dans une situation) viennent de la pratique. On comprend évidemment que « pratique » est le nom matérialiste du réel. (…)

Tout cela explique, et dans une certaine mesure justifie, qu’on ait pu à la fin aller jusqu’à l’exposition des vérités de la politique d’émancipation dans la forme de leur contraire, soit la forme d’un État. Puisqu’il s’agit d’un rapport idéologique (imaginaire) entre une procédure de vérité et des faits historiques, pourquoi hésiter à pousser ce rapport à son terme, pourquoi ne pas dire qu’il s’agit d’un rapport entre événement et État ? L’État et la Révolution, tel est le titre d’un des plus fameux textes de Lénine. Et c’est bien de l’État et de l’Événement qu’il s’agit. Cependant, Lénine, suivant Marx sur ce point, prend bien soin de dire que l’État dont il sera question après la Révolution devra être l’État du dépérissement de l’État, l’État comme organisateur de la transition au nonÉtat. Disons donc ceci : l’Idée du communisme peut projeter le réel d’une politique, toujours soustrait à la puissance de l’État, dans la figure historique d’un « autre État », pourvu que la soustraction soit interne à cette opération subjectivante, en ce sens que « l’autre État » est lui aussi soustrait à la puissance de l’État, donc à sa propre puissance, en tant qu’il est un État dont l’essence est de dépérir.

C’est dans ce contexte qu’il faut penser et approuver l’importance décisive des noms propres dans toute politique révolutionnaire. (…) Pourquoi ce glorieux Panthéon des héros révolutionnaires ? Pourquoi Spartacus, Thomas Münzer, Robespierre, Toussaint-Louverture, Blanqui, Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, Mao, Che Guevara, et tant d’autres ? C’est que tous ces noms propres symbolisent historiquement, dans la forme d’un individu, d’une pure singularité du corps et de la pensée, le réseau à la fois rare et précieux des séquences fuyantes de la politique comme vérité. Le formalisme subtil des corps-de-vérité est ici lisible en tant qu’existence empirique. L’individu quelconque trouve des individus glorieux et typiques comme médiation de sa propre individualité, comme preuve qu’il peut en forcer la finitude. L’action anonyme de millions de militants, d’insurgés, de combattants, par elle-même irreprésentable, est rassemblée et comptée pour un dans le symbole simple et puissant du nom propre. Ainsi, les noms propres participent de l’opération de l’Idée, et ceux que nous avons cités sont des composantes de l’Idée du communisme dans ses différentes étapes. (…) Récapitulons aussi simplement que possible. Une vérité est le réel politique. L’Histoire, y compris comme réservoir de noms propres, est un lieu symbolique. L’opération idéologique de l’Idée du communisme est la projection imaginaire du réel politique dans la fiction symbolique de l’Histoire, y compris sous la forme d’une représentation de l’action des masses innombrables par l’Un d’un nom propre. La fonction de cette Idée est de soutenir l’incorporation individuelle à la discipline d’une procédure de vérité, d’autoriser à ses propres yeux l’individu à excéder les contraintes étatiques de la survie en devenant une partie du corps-de-vérité, ou corps subjectivable.

On demandera maintenant : pourquoi estil nécessaire d’avoir recours à cette opération équivoque ? Pourquoi l’événement et ses conséquences doivent-ils aussi être exposés sous la forme d’un fait, et souvent d’un fait violent, qu’accompagnent des variantes du « culte de la personnalité » ? Pourquoi cette assomption historique des politiques d’émancipation ? La raison la plus simple est que l’histoire ordinaire, l’histoire des vies individuelles, est tenue dans l’État. L’histoire d’une vie est par ellemême, sans décision ni choix, une part de l’histoire de l’État, dont les médiations classiques sont la famille, le travail, la patrie, la propriété, la religion, les coutumes… La projection héroïque, mais individuelle, d’une exception à tout cela—comme est une procédure de vérité—veut aussi être en partage avec les autres, elle veut se montrer non seulement comme exception, mais aussi comme possibilité désormais commune à tous. Et c’est une des fonctions de l’Idée : projeter l’exception dans l’ordinaire des existences, remplir ce qui ne fait qu’exister d’une dose d’inouï. Convaincre mes entours individuels, époux ou épouse, voisins et amis, collègues, qu’il y a aussi la fabuleuse exception des vérités en devenir, que nous ne sommes pas voués au formatage de nos existences par les contraintes de l’État. Bien entendu, en dernier ressort, seule l’expérience nue, ou militante, de la procédure de vérité, forcera l’entrée de tel ou tel dans le corps-de-vérité. Mais pour l’amener au point où cette expérience se donne, pour le rendre spectateur, et donc déjà à demi-acteur, de ce qui importe à une vérité, la médiation de l’Idée, le partage de l’Idée sont presque toujours nécessaires. L’Idée du communisme (quel que soit par ailleurs le nom qu’on lui donne, qui n’importe guère : aucune Idée n’est identifiable à son nom) est ce à travers quoi on peut parler le processus d’une vérité dans le langage impur de l’État, et déplacer ainsi, pour un temps, les lignes de force par quoi l’État prescrit ce qui est possible et ce qui est impossible. Le geste le plus ordinaire, dans cette vision des choses, est d’amener quelqu’un à une vraie réunion politique, loin de chez lui, loin de ses paramètres existentiels codés, dans un foyer d’ouvriers maliens, par exemple, ou à la porte d’une usine. Venu au lieu où une politique procède, il décidera de son incorporation ou de son repli. Mais pour venir au lieu, il faut que l’Idée—et depuis deux siècles, ou peut-être depuis Platon, c’est l’Idée du communisme—le prédéplace dans l’ordre des représentations, de l’Histoire et de l’État. Il faut que le symbole vienne imaginairement à l’appui de la fuite créatrice du réel. (…)

La seconde raison est que tout événement est une surprise. S’il ne l’était pas, c’est qu’il aurait été prévisible en tant que fait, et du coup s’inscrirait dans l’histoire de l’État, ce qui est contradictoire. On peut alors formuler le problème ainsi : comment nous préparer à de telles surprises ? Et cette fois le problème existe, même si nous sommes déjà actuellement militants des conséquences d’un événement antérieur, même si nous sommes inclus dans un corps-de-vérité. Certes, nous proposons le déploiement de nouveaux possibles. Mais l’événement qui vient possibilisera ce qui, même pour nous, reste encore impossible. Pour anticiper, au moins idéologiquement, ou intellectuellement, la création de nouveaux possibles, nous devons avoir une Idée. Une Idée qui enveloppe bien entendu la nouveauté des possibles que la procédure de vérité dont nous sommes les militants a mis à jour, et qui sont des possibles-réels, mais qui enveloppe aussi la possibilité formelle d’autres possibles, par nous encore insoupçonnés. Une Idée est toujours l’affirmation qu’une nouvelle vérité est historiquement possible. Et puisque le forçage de l’impossible en direction du possible se fait par soustraction à la puissance de l’État, on peut dire qu’une Idée affirme que ce processus soustractif est infini : il est toujours formellement possible que la ligne de partage fixée par l’État entre le possible et l’impossible soit encore une fois déplacée, si radicaux que puissent avoir été ses précédents déplacements, y compris celui auquel nous participons actuellement en tant que militants. (…) Cela nous permet de conclure sur les inflexions contemporaines de l’Idée du communisme. Le bilan actuel de l’Idée du communisme, je l’ai dit, est que la position du mot ne peut plus être celle d’un adjectif, comme dans « Parti communiste » ou « régimes communistes ». La forme-Parti, comme celle de l’Étatsocialiste, sont désormais inadéquates pour assurer le soutien réel de l’Idée. Ce problème a du reste trouvé une première expression négative dans deux événements cruciaux des années soixante et soixante-dix du dernier siècle : la Révolution culturelle en Chine, et la nébuleuse nommée «Mai 68 » en France. Ensuite, de nouvelles formes politiques ont été et sont encore expérimentées, qui relèvent toutes de la politique sans-parti. À échelle d’ensemble, cependant, la forme moderne, dite « démocratique », de l’État bourgeois, dont le capitalisme mondialisé est le support, peut se présenter comme sans rivale dans le champ idéologique. Pendant trois décennies, le mot « communisme » a été soit complètement oublié, soit pratiquement identifié à des entreprises criminelles. C’est pourquoi la situation subjective de la politique est devenue partout si confuse. Sans Idée, la désorientation des masses populaires est inéluctable.

Cependant, de multiples signes (…) indiquent que cette période réactive s’achève. Le paradoxe historique est que, en un certain sens, nous sommes plus proches de problèmes examinés dans la première moitié du xixè siècle que de ceux que nous héritons du xxè siècle. Comme aux alentours de 1840, nous sommes confrontés à un capitalisme cynique, sûr d’être la seule voie possible d’organisation raisonnable des sociétés. On insinue partout que les pauvres ont tort de l’être, que les Africains sont arriérés, et que l’avenir appartient, soit aux bourgeoisies « civilisées » du monde occidental, soit à ceux qui, à l’instar des Japonais, suivront le même chemin. On trouve, aujourd’hui comme à l’époque, des zones très étendues de misère extrême à l’intérieur même des pays riches. On trouve, entre pays comme entre classes sociales, des inégalités monstrueuses et croissantes. La coupure subjective et politique entre les paysans du tiers-monde, les chômeurs et les salariés pauvres de nos sociétés « développées » d’un côté, les classes moyennes « occidentales » de l’autre, est absolue, et marquée par une sorte d’indifférence haineuse. Plus que jamais le pouvoir politique, comme la crise actuelle le montre avec son unique mot d’ordre, « sauver les banques », n’est qu’un fondé de pouvoir du capitalisme. Les révolutionnaires sont désunis et faiblement organisés, de larges secteurs de la jeunesse populaire sont gagnés par un désespoir nihiliste, la grande majorité des intellectuels sont serviles. Opposés à tout cela, aussi isolés que Marx et ses amis au moment du rétrospectivement fameux Manifeste du Parti communiste de 1847, nous sommes de plus en plus nombreux cependant à organiser des processus politiques de type nouveau dans les masses ouvrières et populaires, et à chercher tous les moyens de soutenir dans le réel les formes renaissantes de l’Idée communiste. Comme au début du xixè siècle, ce n’est pas de la victoire de l’Idée qu’il est question, comme ce sera le cas, bien trop imprudemment et dogmatiquement, durant toute une partie du xxè. Ce qui importe d’abord est son existence et les termes de sa formulation. D’abord, donner une forte existence subjective à l’hypothèse communiste, telle est la tâche dont s’acquitte à sa manière notre assemblée d’aujourd’hui. Et c’est, je veux le dire, une tâche exaltante. En combinant les constructions de la pensée, qui sont toujours globales et universelles, et les expérimentations de fragments de vérités, qui sont locales et singulières, mais universellement transmissibles, nous pouvons assurer la nouvelle existence de l’hypothèse communiste, ou plutôt de l’Idée du communisme, dans les consciences individuelles. Nous pouvons ouvrir la troisième période d’existence de cette Idée. Nous le pouvons, donc nous le devons. » © Nouvelles Éditions Lignes

—Annie Demont

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