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Démanteler la corruption et construire Haïti par nous-mêmes

—par Franck Laraque

“Bandits don’t waste their time repairing a building that they are looting (Les bandits ne perdent pas leur temps à réparer un immeuble qu’ils sont en train de piller)” —Bob Herbert.

Notre propos est de suggérer la possibilité de démanteler la corruption et de construire Haïti par nous-mêmes avec le concours de forces étrangères solidaires. Une mobilisation générale structurée s’impose pour des mesures d’urgence. Sans quoi le pays, qui est à l’image de l’école Promesse évangélique de Nérette, s’effondrera dans un grand fracas de ruines, de boue et de sang.

Démanteler la corruption

Il est difficile d’extirper la corruption en Haïti sans savoir comment elle a été institutionnalisée par les Duvalier, ses mécanismes à l’intérieur et à l’extérieur, encore actuels. Sauf quelques dénonciations restées sans suite, aucun effort n’est tenté pour combattre la corruption dont la permanence paralyse le développement économique, politique et social de la nation. Aucune attention sérieuse, aucun débat n’est accordé à l’œuvre colossale d’un concitoyen qui a consacré plus de vingt ans de sa vie à explorer les structures de la corruption en Haïti et ailleurs ainsi que les moyens de les détruire. Leslie Péan ne se contente pas de dénoncer la corruption. Il en décrit les origines et structures de 1791 à 1956 (tomes I, II, III) et se concentre de façon particulière sur la période du duvaliérisme avec les Duvalier et sans les Duvalier 1957–1990 (tome IV)1. Le renversement de ce duvaliérisme n’a pas mis fin aux structures de corruption généralisées et modernisées par François et Jean Claude Duvalier. C’est pourquoi ce tome IV est une pièce indispensable pour la connaissance et le démantèlement de ces structures si les différentes branches de l’État (Exécutif/Gouvernement, Judiciaire, Législatif) et le peuple haïtien veulent véritablement construire Haïti. Sans oublier les médias, s’ils commencent à prendre au sérieux leur rôle de quatrième pouvoir. En effet, Péan insiste sur la permanence de la corruption:

… les pratiques de la corruption n’ont pas cessé après la fuite de Duvalier en 1986, elles ont persisté. La prévarication cette fois consistant d’une part à continuer avec les pratiques corruptrices pendant qu’on dénonce la corruption des Duvalier et de leurs complices, mais aussi en protégeant ces derniers de toute poursuite [judiciaire] sérieuse… Le fil conducteur de la corruption de la justice n’est pas seulement au cœur de l’État mais aussi au cœur de la société civile… L’absence du procès du duvaliérisme et des tontons macoutes est le signe que le mal qui assaille ce pays est profond.*

C’est surtout la preuve que les présidents, gouvernements et leurs alliés qui succèdent à la dictature sanglante et prédatrice des Duvalier bénéficiant presque des mêmes structures de corruption et de dépendance n’entendent pas créer un précédent dont à leur tour ils peuvent devenir les victimes.

L’auteur a raison d’affirmer que le développement d’Haïti ne se conçoit pas sans des préalables parmi lesquels en premier lieu le déracinement de la corruption et le rejet du néolibéralisme imposé par les «pays amis» pour pérenniser la dépendance. Nous avons levé le voile sur cet impératif, il y a des années. Nous avons écrit que «au cas où la conjoncture économique et/ou militaire forcerait le départ de Jean-Claude Duvalier l’armée est prête à jouer son rôle de “gardienne de l’ordre établi et de la loi” sous le regard amusé et vigilant de l’Oncle Sam. Le peuple, bafoué une fois de plus, se retrouvera, après une brève période d’euphorie, sous les bottes de la même dictature baptisée d’un autre nom2».

Nous avons dans un autre article signalé la nécessité de déraciner le duvaliérisme si nous voulons construire Haïti3. Par la suite nous avons mis l’accent sur «l’incontournable impératif d’une conscientisation économique des Haïtiens4». C’est ce qui explique notre enthousiasme pour ce tome IV qui doit être une lecture obligatoire pour tous ceux qui veulent changer Haïti ou se penchent sur son sort.

L’économie politique de la corruption (tome IV): une lecture obligatoire

Nous sommes ici en présence d’un grand classique de la culture haïtienne. Nous entendons ici par classique toute production qui dans un domaine spécifique exerce une influence profonde sur la façon de penser. Une œuvre capable de changer la mentalité ou de l’orienter vers une voie nouvelle et bénéfique. Toute œuvre qui de manière frappante et convaincante donne une vue d’ensemble d’une époque, d’un mouvement, d’un individu hors du commun. Comme exemples nous citons parmi d’autres, Ainsi Parla l’Oncle de Jean Price-Mars, L’Histoire d’Haïti de Thomas Madiou, L’économie haïtienne et sa voie de développement de Gérard Pierre-Charles, l’Histoire politique d’Haïti de 1896 à 1920 (c’est nous qui choisissons ce titre) de Roger Gaillard, Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Les Œuvres complètes de Jacques Roumain de Léon François Hoffmann.

Nous n’avons pas l’ambition de faire dans le cadre réduit de notre article une analyse approfondie de ce remarquable tome IV. Nous en laissons le soin à des économistes et diplômés de science politique beaucoup plus qualifiés. Nous tenons à en donner les lignes générales pour convaincre nos concitoyens en particulier de la nécessité d’une telle lecture, de débats dans les médias, s’ils sont vraiment intéressés à un changement en Haïti et de la formation de groupes de pression sur nos dirigeants dont c’est le devoir. Dans sa préface qui cadre avec la densité de pensée du livre, Jacques Chevrier brosse à grands traits des aspects importants qui ont appelé son attention de façon notoire: le premier volet avec François Duvalier et le deuxième volet avec son fils Jean-Claude Duvalier.

Le premier volet se caractérise par le noirisme comme philosophie du pouvoir qui justifie l’utilisation de tous les moyens de coercition pour prendre le pouvoir et le garder à vie. Ce populisme noiriste, réaction contre le mulâtrisme bourgeois, n’a pas de limites et justifie la destruction de n’importe quel obstacle sur son parcours ainsi que des individus, noirs ou mulâtres, qui osent ou même pensent à se dresser contre lui. Il s’agit d’une négritude réactionnaire qui entreprend le décervelage des cerveaux en vue de les transformer en éponges par la peur, les faveurs, la sorcellerie, le fer et le feu, et arrive malgré tout à gagner le soutien du gouvernement américain et de la mafia.

L’introduction (chapitre 1) de quarante pages est un résumé du tome IV qui aide à comprendre que le duvaliérisme complexe et multiforme exige pour qu’on le saisisse dans son ensemble et sa spécificité fasciste de longues et rigoureuses analyses, des commentaires judicieux, explicatifs. L’auteur dévoile l’origine et les nombreuses alliances du duvaliérisme dans le contexte d’une corruption mondiale et de la chasse aux communistes. La poursuite de «l’empire du mal» requiert l’entraînement des tueurs à gages économiques, le chantage, les écoutes électroniques, les changements de régimes, les assassinats de dirigeants récalcitrants, les services des corporations et organisations internationales, tout le bataclan, quoi! Le duvaliérisme emploie simultanément la corruption politique, la corruption financière, la corruption médiatique, la corruption des consciences. Chacune d’elles définie ici sera élaborée avec ses mécanismes, ses liens avec les autres corruptions en Haïti et ailleurs dans le corps du livre.

Péan explique ce qu’il entend par le MALPAS, l’État marron, et donne le plan de l’ouvrage. MALPAS est un acronyme qui groupe les principales composantes de la corruption: Malversations, Arrangements, Lois, Pratiques, Aménagements, Silences. Malversations: les appropriations des fonds publics par les gestionnaires s’accompagnent de la perversion des valeurs, de connivences corruptrices et de contraintes irrésistibles. Arrangements: les mesures prises pour contourner les accords internationaux sur la fiscalisation des taxes et revenus de l’État afin de les détourner, pour empocher les taxes consulaires, extorquer et rançonner les individus en toute impunité.

Les lois: les lois sont adoptées pour la monopolisation des trois branches du pouvoir pour le vote de la présidence à vie, le droit de nommer son successeur, la légitimation des spoliations, des expropriations et d’autres forfaits. Pratiques: des mesures qui foulent aux pieds le droit et la loi et confèrent au macoute l’autorité de faire et de défaire, d’exiger obéissance au moindre de ses désirs. «Haïti devient la propriété de Duvalier» qui, maître des vies et des biens, gère, légifère, pille et tue. Son alliance avec la mafia accroît le trafic de la drogue en Haïti, généralise la fraude et la contrebande. Aménagements: les accords tortueux pour que les subventions et prêts destinés prétendument au renflouement de l’économie haïtienne ruinée par les Duvalier filent droit dans leurs longues poches. Silences: Les opposants ont été massacrés, les caisses de l’État pillées mais ceux qui ont décidé de rester dans le pays sont forcés de composer avec le gouvernement et les macoutes. Le pays zombifié ferme les yeux et se bouche les oreilles. Un silence sépulcral intériorisé au point que même après le renversement de Jean Claude Duvalier personne ne sait où sont passés les milliers de «disparus» dont les parents n’osent pas demander des renseignements sur leur disparition. L’État marron: «L’État marron se caractérise essentiellement par un refus des institutions et par la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du Président. Ceci s’accompagne d’une instabilité chronique et de turbulences au niveau de la garantie des droits de propriété». Péan indique comment l’État marron viole les droits civils et politiques des citoyens et crée les composantes du MALPAS décrites plus haut.

Nous avons des réserves quant à l’emploi du terme marron. Marron est dévoyé de son sens véritable. En effet, le marron de notre histoire est l’esclave révolté contre son état infâme qui s’enfuit dans les mornes à la recherche d’un espace de liberté et est donc le pionnier de l’abolition de l’esclavage et de l’indépendance d’Haïti. Contrairement au sens attribué par le colon qui considérait que le marron avait fui ses responsabilités d’esclave et le punissait sévèrement. Le sens, en somme, adopté dans le langage populaire actuel qui ne rend pas justice au marron. Voyons rapidement le plan de l’ouvrage.

Plan de l’ouvrage

Le chapitre 2 (Le racisme antiraciste) analyse le couronnement de la politique coloriste avec le triomphe du noirisme en Haïti en 1957, la transformation de l’indigénisme identitaire de Jean Price-Mars en une idéologie raciste antiraciste qui appelle à la rescousse la rivalité historique noire-mulâtre pour la défaite de celui-ci dans le sang, les disparitions, le déchoucage de ses biens, l’exil. Elle trace un exemple terrifiant: le bain de sang d’innocentes familles mulâtres jérémiennes en représailles de la tentative de renversement du gouvernement de François Duvalier par les 13 héros de Jeune Haïti. Le chapitre annonce la rebuffade de cette idéologie noiriste par le mariage de Jean-Claude Duvalier et de la mulâtresse Michèle Bennett, le sexe de la mulâtresse ayant toujours été «un champ de bataille». L’alliance fragile du pouvoir politique noir et du pouvoir économique mulâtre.

Le chapitre 3 (La duplicité de la transition) reprend, dans le menu détail, la période de transition, la brutale prise du pouvoir par François Duvalier qui s’est allié l’armée pour kidnapper le président provisoire Daniel Fignolé qu’il avait contribué grandement à mettre au pouvoir («nou pran’l», aurait-il dit, en frappant le sol du pied quand Fignolé a accepté) et se faire élire à la première magistrature par le Chef d’État Major de l’armée, le général Antonio Kébreau.

Le chapitre 4 (L’organisation formelle de la criminalité) révèle le visage de la corruption associée à la barbarie pour continuer l’accaparement des fonds publics et traquer les opposants. Le prétendu patriote offre plusieurs fois le Môle Saint Nicolas comme base navale pour faire preuve de sa loyauté et de son anticommunisme. Une carte qu’il ne cessera jamais de jouer pour exploiter la frousse du gouvernement américain des communistes et lui soutirer une plus grande assistance financière et militaire. Il établit des liens secrets avec la mafia américaine. Il impose sa réélection en 1961 à un pays atterré.

Le chapitre 5 (Le jeu incessant de la corruption et du pouvoir absolu). S’étant attribué les pleins pouvoirs, François Duvalier les utilise pour privatiser à son profit les taxes, les impôts, les revenus des organismes autonomes de l’État. Il se fait rouler par Mohammed Fayed (dont le fils, amant de la Princesse Diana, périra avec elle dans un tragique accident de voiture). Clément Barbot parvenu au fait de son ascension en tant que le personnage le plus puissant de la nation après le président, perd pied, est emprisonné, libéré et assassiné. Duvalier fait la fortune de Clémard Joseph Charles afin de détourner les taxes de la Régie du Tabac et des Allumettes mais lui casse les reins peu après, se saisit des revenus ainsi détournés, des biens personnels de ce dernier et l’emprisonne. Ce chapitre traite aussi de la tentative héroïque des héros de Jeune Haïti, du vol de l’argent des voyages clandestins aux Bahamas et des paiements de la main-d’œuvre haïtienne en République Dominicaine. Sont également mentionnés: les trois têtes de l’aigle américain: le gouvernement, la mafia, les organisations financières internationales au service du gouvernement; les conséquences néfastes du macoutisme sur l’écologie, l’agriculture avec tableaux à l’appui; une liste des miliciens; l’invasion du 29 juillet 1958 (Pasquet, Dominique, Perpignan); la chambre unique qui a voté la présidence à vie le 25 mai 1964; des annexes et fac-similés significatifs.

Le chapitre 6 (L’épouvantail communiste) comprend quatre sections: 1) la cooptation d’hommes de gauche, 2) la réalité de la gauche haïtienne, 3) les contradictions de cette gauche et son impuissance, 4) la demande de convocation d’urgence de l’OEA face à la menace communiste. Ces sections soulignent la cooptation d’hommes de gauche, de faux communistes dont certains font partie des différents cabinets listés chronologiquement et de certains syndicalistes; les contradictions des partis de gauche, leur impuissance et leur surveillance par les agences de renseignements étrangères; la rivalité de puissants duvaliéristes pour le contrôle des centres de pouvoir et d’argent. On suit avec intérêt la cooptation de Roger Gaillard, de syndicalistes, d’étudiants de l’École de Médecine; la collaboration de Roger Mercier; le kidnapping des recettes de la Banque Royale du Canada par de jeunes communistes; l’assassinat de Jacques Stéphen Alexis; le massacre des guérilleros de Cazale et d’innocents résidents de l’endroit; la dénonciation du Parti d’Entente Populaire, du Parti Unifié des Démocrates haïtiens et du Parti Unifié des Communistes haïtiens; les tractations avec l’ambassadeur américain Knox pour garantir la reconnaissance de la présidence à vie de son fils Jean-Claude Duvalier âgé de 18 ans, un cancre notoire, mais «être cancre c’est avoir de la valeur»; le voyage en Haïti de Nelson Rockefeller, gouverneur de l’État de New York, représentant du Président Nixon et ses retombées financières pour Duvalier. Et aussi l’adoption de purges pour que le nom de Duvalier, synonyme de terreur, contribue à la sécurité du nouveau régime qui durera 15 ans.

Le chapitre 7 (Quand le pouvoir est un os à sucer). L’analyse de «la maturité de la corruption» qu’amène l’avènement au pouvoir de Jean-Claude Duvalier, la confrontation des jeunes loups aux dents longues entourant le nouveau Président et les grands mangeurs dinosaures accrochés aux jupes de Madame François Duvalier, la proéminence de Luckner Cambronne, vendeur de sang et de cadavres, organisateur d’une curée financière et sa déchéance. Le chapitre comprend trois parties. La première traite des structures économiques dans un tournant critique vers la sous-traitance qui attire les paysans dont le plus grand nombre gonflent les bidonvilles; de l’abattage systématique du cochon créole, principale source d’épargne de l’agriculteur; de la destruction de l’agriculture par la formation des grands domaines qu’opèrent les puissants du jour en s’appropriant la terre du paysan. La deuxième partie: l’accroissement de l’aide bilatérale. L’aide bilatérale étrangère qui dans le passé était évaluée à $14 millions de dollars passe à cent millions l’an pour les comptes en banque des Duvalier. La troisième partie se consacre aux luttes des potentats duvaliéristes, chacun défendant son territoire et les magots qui s’y attachent. Ils s’appellent Siclait, Boyer, Désinor, Cambronne, Lafontant, Bayard etc… La création d’une bourgeoisie d’État se poursuit.

Le chapitre 8 (La corruption triangulaire) expose «la mutation de la corruption qui, binaire, devient triangulaire avec la mainmise des puissances criminelles sur l’État mais aussi sur des entrepreneurs du secteur privé». Fulgurante apparition de Michèle Bennett, l’épouse du président, qui au nom de la lutte contre la corruption l’enracine davantage, la diversifie, avec l’aide de son père Ernest qui devient l’homme d’affaires le plus important de la nation. C’est aussi la période où «l’ensauvagement macoute» atteint son degré le plus élevé avec l’ère des monopoles du secteur privé, la formation des prix du sucre, de la farine, du ciment, des huiles comestibles, la valse des emprunts extérieurs, le refus de Bazin et la résistance de Fourcand qui sont des coups d’épée dans la mare duvaliériste.

Le chapitre 9 (L’abîme cacogène duvaliérien), c’est-à-dire l’univers duvaliériste de désintégration des valeurs, est l’épilogue. Une synthèse de l’ouragan duvaliériste qui a tout détruit par la corruption de la conscience et de la justice, la culture de la faveur et de la haine. Des suggestions pour la réforme du cadre juridique, la restructuration de l’administration et une solution dans un processus à long terme. La postface de Serge Fourcand contribue à montrer le duvaliérisme vu du dedans. Elle sera tout de même l’objet de controverse ainsi que le refus de Bazin et la défense de Roger Gaillard. On peut se demander si l’on n’est pas en présence d’une tentative de blanchiment de ces personnages qui ne se sont jamais désolidarisés du régime de criminalité dont ils faisaient partie intégrante, car ministres, secrétaires d’État et hauts fonctionnaires sont solidaires de la politique générale de leur gouvernement.

Construire Haïti par nous-mêmes avec l’aide des forces étrangères solidaires

«Construire Haïti par nous-mêmes» est le sous-titre de notre livre Défi à la pauvreté qui espérait attirer l’attention des candidats et électeurs d’alors sur la nécessité de programmes concrets pour le développement scientifique du pays, de la transition de la dépendance à l’interdépendance en fonction des ressources humaines et matérielles. Tout en effleurant la question de la corruption nous n’avions pas encore en notre possession les œuvres éclairantes de Péan. Dans son épilogue, il insiste sur la nature des différentes faces de la corruption modelées par les Duvalier, de leur modernisation, la déliquescence des mœurs, la métamorphose de la psyché aboutissant à la déformation généralisée de la mentalité qui appelle corruption «intelligence». L’intelligence du gain de l’argent facile, de l’acquisition de milliers de dollars par d’incroyables magouilles et le trafic de la drogue qui s’étend sans contrôle. On ne saurait oublier que de jeunes générations n’ont rien connu d’autre, ont passé toute leur jeunesse dans ce climat délétère et contagieux. C’est pourquoi, selon l’auteur, il faut une lutte de longue haleine et bien structurée, «une approche intégrée et non partielle… le souci de trouver des solutions rapides est la meilleure façon de ne pas toucher à l’essentiel du problème». Dans la même veine il suggère la réforme du cadre juridique, la restructuration de l’administration publique, la révolution de l’éthique, le besoin d’assainissement. Notre accord est entier. Une lutte de longue haleine n’exclut pas l’impératif de mesures d’urgence immédiates comme préalables.

Notre préalable: Construire Haïti par nous-mêmes avec l’aide des forces solidaires. Autrement dit, prendre en nos propres mains la destinée du pays avec le concours des pays, organisations et individus étrangers qui veulent nous aider à briser le joug de la dépendance et de l’occupation permanente.

Le budget de l’État est l’un des instruments fondamentaux qui reflètent notre dépendance économique, partant politique, causée par le concept d’un budget mangeoire pour grands et petits au lieu d’un budget opérationnel et de développement économique. Les taxes et impôts de l’État sont donc insuffisants et boucler le budget réclame la charité des bâilleurs de fonds internationaux qui nous font crier «tonton, fè pa m» comme le disait Reagan.

On n’a pas besoin d’être constitutionnaliste pour comprendre la constitution et exiger l’exécution de ses prescrits. On n’a pas besoin d’être économiste pour comprendre le budget et exiger qu’il soit équitable pour tous les citoyens et cesse d’être une mangeoire. Nous n’avons pas les données pour démontrer chiffres à l’appui comment réaliser le concept de construire Haïti par nous-mêmes. Nous explorerons toutefois le processus qui, une fois qu’il sera corroboré par le calcul et les chiffres de toutes les données nécessaires, prouvera le bien-fondé de notre thèse. Le processus envisagé pour un budget d’austérité qu’exige la crise actuelle: accroissement des revenus et diminution des dépenses. Accroissement des revenus: augmentation des taxes à l’importation des produits étrangers autorisée par les conventions internationales (un ancien ratio de 130% réduit à entre 3% et 10% a causé l’effondrement de la production nationale); collecte d’impôts sur le revenu de contribuables récalcitrants; contributions financières de la diaspora mobilisée et convaincue de l’intégrité d’une relance économique; fiscalisation des revenus des organismes publics autonomes, qui n’ont pas été fiscalisés (à notre connaissance: AAN, APN, BPH, EDH, OAVCT, ONA,TELECO). Ces mesures fourniraient un montant beaucoup plus élevé que celui des taxes locales et droits de douane de $798 millions prévu dans le budget national de 2008 adopté comme référence (peut-être le triple?).

Diminution des dépenses: élimination de sinécures parmi les 52,135 employés de l’État (Administration centrale: $655 millions); réduction du nombre de consuls, d’ambassadeurs, d’ambassadeurs adjoints, de conseillers; élimination des programmes et projets qui ne sont pas strictement destinés à la production nationale mais aux frais des ministres et fonctionnaires, aux dépenses extrêmement coûteuses des déplacements des dirigeants (Programmes et projets: $1milliard 300 millions); élimination des intérêts et charges financières ($108 millions) pour des dettes contractées par des gouvernements corrompus avec l’assentiment des bâilleurs de fond internationaux en violation des règlements de prêts. Les dépenses du budget de 2008 (plus de $2 milliards de dollars) moins la somme totale des réductions et éliminations (à déterminer) seront de beaucoup inférieures à ce montant.

Un accroissement sensible des revenus et une diminution des dépenses même s’ils sont bien moindres peuvent être une première étape décisive dans la direction d’une relative interdépendance. Il est évident que pour une telle entreprise le gouvernement ait besoin d’une force de police apolitique bien équipée, bien rémunérée et fiable. Si elle ne peut pas être constituée maintenant, le sera-t-elle jamais?

Conclusion

Nous espérons que nos réflexions contribueront à des débats contradictoires sur la crise et sa résolution pour un soutien à tout mouvement de mobilisation du gouvernement visant à cet effet. Les mesures décrites plus haut sont nécessaires, indispensables mais insuffisantes si elles ne sont pas

les préalables d’une restructuration de l’économie nationale. Une restructuration économique (impliquant l’adhésion des associations paysannes et ouvrières existantes, la coopération de l’ECOSOF (Experts-conseils en Économie, Finance, Gestion et Société), de la Fondation du groupe 73 et le concours des forces étrangères solidaires), c’est-à-dire: réforme agraire visant au développement de communautés paysannes et ouvrières économiquement viables et incluant de grands espaces disponibles comme la Gonâve, les îles Caïmittes, les anciennes plantations Dauphin; accroissement rapide des vivres, denrées et de tous autres biens de consommation en remplacement des produits importés; préservation de l’écologie; création d’écoles, de centres hospitaliers et d’apprentissage, de projets de création d’emplois, d’assainissement dans les bidonvilles pour les rendre progressivement autosuffisants.

Restructuration de l’économie s’entend donc d’un plan d’ensemble à longue échéance qui se définit dans des programmes spécifiques dans le domaine de la santé, du bien-être social, de l’éducation scientifique, de la conscientisation économique des masses pour leur intégration dans le circuit politique, économique et social de la nation. Nous souhaitons que le budget de 2009 indique une voie nouvelle dans le sens de nos préoccupations.

—Franck Laraque Professeur émérite, City College, New York, le 21 novembre 2008

Notes

1. Leslie J.R. Péan, Haïti, économie politique de la corruption. (Tome IV): L’ensauvagement macoute et ses conséquences 1957–1990. (Pour achat: lesliepean@yahoo.com).

* Les citations non numérotées sont de l’ouvrage de Péan précité.

2. Franck Laraque, «Prologue de la Révolution: un comité de libération et de reconstruction nationales» in Haïti Observateur, mars 19-26, 1982 & Défi à la pauvreté CIDIHCA, 1987.

3. Franck Laraque, «Déraciner le duvaliérisme et construire Haïti» in Haïti Progrès 25 décembre1984 & Défi à la pauvreté, CIDIHCA, 1987.

4. «L’incontournable impératif d’une conscientisation économique des Haïtiens» in Haïti: La Lutte et l’Espoir, CIDIHCA, 2003, de Paul et Franck Laraque.

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