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Les premiers cent jours de Barack Obama*

—par Tontongi

C’est pratiquement impossible d’évaluer le succès ou l’échec, et encore moins le caractère définitif, de l’administration Obama aux États-Unis, selon l’échéance dualiste—réussite versus défaite—qu’entonnent les médias de communication de masse (journaux, télévision, radio, internet, etc.) pour faire de ses premiers cent jours une sorte de référendum sur son fonctionnement ou rendement.

Ce mesurage est d’autant plus absurde que la nouvelle administration a hérité d’une colossale crise économique et désarroi socio-existentiel qui menacent de faire chambarder tout son programme de changement politique préconisé durant la campagne présidentielle.

Cela dit, tout en nous gardant de tomber dans le fétichisme d’échéance qu’implique la notion de cent jours, nous pouvons analyser comment la nouvelle administration a agi ou s’est débrouillée durant ses premiers quatre mois, qui coïncident à la marche galopante de la récession économique.

On remonte l’observance des cent jours au président Franklin Delano Roosevelt durant une autre période de panique créée par l’avarice des financiers spéculateurs et la subséquente faillite des banques, quand il se sert de sa popularité durant ses premiers cent jours, commencés à son inauguration le 4 mars 1933, pour soumettre devant le Congrès une série de lois pour «mete lòd nan dezòd», pour apporter une aide rapide aux personnes les plus victimisées par la crise économique d’alors et fonder des institutions de régulation pour au moins comprimer les élans rapaces du capitalisme. Certaines institutions comme la Federal Emergency Relief Administration ou la Civilian Conservation Corps sont issues de ces lois. Mais, par extension, cette échéance remonte tout aussi bien aux cent jours de reprise du pouvoir par Napoléon le 20 mars 1815 après sa fuite de l’île Elbe jusqu’à sa deuxième abdication le 22 juin 1815, faisant suite à la dévastatrice défaite à Waterloo le 18 juin 1915.

Au juste, à en juger par l’ampleur de la crise et les possibilités de cynisme qu’elle offre, les premiers cent jours d’Obama sont plutôt encourageants, même si, pour les évaluer à leur juste valeur, il faut aussi énumérer les manquements (qui ressortent du réflexe belliqueux inhérent aux prérogatives de «l’unique superpuissance» que se donnent les États-Unis).

Cette prudence veut dire que quand bien même nous applaudissons la furieuse lancée des activités et décisions de redressement qui accompagnent les premiers cinquante ou cent jours de l’administration Obama, accomplissant dans quelques semaines ce que son prédécesseur n’avait pas accompli durant huit ans, on doit le faire avec un esprit critique, car quelque éloquent et sympathique que soit ce président noir, il n’en demeure pas moins le dirigeant d’un État impérialiste à vocation dominatrice (même si il y a des moments, comme aujourd’hui, où la conscience progressiste du pays en a las).

L’héritage de George W. Bush

Le juge en chef de la Cour Suprême des États-Unis, John Roberts, qui administre le serment inaugural à Obama a, par inadvertance, raté les mots formulaires du serment. Pour un court moment il semblait que c’est Obama qui a trébuché sur les mots, jusqu’à ce qu’il devienne clair que c’est le juge en chef qui s’est fourré, pour ainsi dire, une fourchette à la gorge.

Ce petit fait anodin de l’inauguration est étudié et commenté par plus d’un dans les médias et dans le grand public pour en trouver des significations souterraines ou subconscientes. Une interlocutrice m’a dit, sur le ton de la conspiration, que le juge en chef ne voulait pas qu’Obama soit président, donc il subvertit les mots du serment pour les donner une nouvelle signification qui, en fait, annule la légitimité de la mise en fonction. Cette interprétation de l’intention du chief justice peut être difficile à soutenir, surtout quand on sait que cela lui a causé beaucoup d’embarras; mais elle est assez plausible, surtout au niveau de la perception dans un univers bushesque où tout coup bas est possible, pour porter le président et le juge en chef à reprendre le serment dans une session spéciale à la Maison Blanche!

Dans une conversation avec un ami du quartier, soudainement celle-ci porte sur l’héritage de George W. Bush et sur ce que son départ signifie pour les États-Unis. «Beaucoup de ses supporteurs vous diront qu’il a tenu le pays sain et sauf, protégé des terroristes durant ses huit années», énonce mon ami, plus sur le ton sarcastique de l’ironie maligne que de l’approbation ou de la réfutation sérieuses.

Cet énoncé est un lieu commun que régurgitent tous ceux qui veulent soutenir George Bush par des moyens détournés ou qui veulent lui trouver quelque mérite pour leur avoir favorisé économiquement. C’est une logique simple: Votez vos intérêts si vous voulez les défendre. Appelez-le ce que vous voulez, mais son biais anti-peuple a été bon pour business. C’est normal. Certains pasteurs, qui aimaient bien le programme d’aide sociale à travers les églises dit «l’initiative basée sur la foi» (faith-based initiative) que mettait sur pied George Bush pour amollir les coupures drastiques dans le budget alloué aux pauvres, avaient encouragé leurs congrégations à voter pour la réélection de Bush en 2004. Beaucoup d’entre eux votent effectivement pour lui, contribuant à sa réélection.

Le pire, c’est que la majorité des électeurs étatsuniens vote le plus souvent (cinq fois sur huit durant ces trente dernières années) pour des groupes d’intérêts (les corporations, la bourse spéculative, les intérêts du patronat, etc.) qui ont assez d’argent et d’influence pour imposer leur conception de la réalité, voire la composition des listes de candidats, dans le sens pour justifier et consolider leur exploitation de l’humain par l’humain. Là encore, le défi de l’électorat, cette fois-ci pour voter Obama, a été sinon une exception, du moins une rareté.

S’agissant de la sagacité de mon ami pour la défense de George Bush, j’avance cet argument, ébahi moi-même de l’avoir trouvé avec tant d’aise: Bush, loin de protéger la sécurité des États-Unis, a causé la mort de plus d’Étatsuniens en Irak que le 11-Septembre 2001 (respectivement 4.400 et toujours comptant en mai 2009 contre 3.000 en septembre 2001), sans compter les dizaines de milliers de blessés et d’estropiés étatsuniens, ni en cela les centaines de milliers de tués et millions de blessés irakiens. Tenu dans l’enthousiasme général qui entourait l’inauguration de Barack Obama, cet échange fait partie de la conversation collective que la nation étatsunienne entretenait avec elle-même durant l’élection présidentielle. Heureusement il y avait d’autres consciences qui voyaient la corrélation entre les huit années de Bush et la descente du pays dans l’abîme.

Nombreux sont ceux, presque partout dans le monde, qui ont accueilli l’élection d’Obama comme une opportunité de travailler avec les États-Unis comme un pays adulte. Les huit précédentes années ont été si tantrumiques, capricieuses, si pétries dans des crises de colère désolantes, qu’on a fini par ne rien s’attendre de cette partie du monde. Pour ceux-là, Obama est un soulagement d’autant plus captivant qu’il auréole son appel pour le changement d’une éloquence verbale qui lui semble naturelle. Ses propositions sérieuses sur la conclusion de la guerre contre Irak et pour la relance de l’économie avaient aussi grandement plu.

Bush a passé toute sa présidence au service des riches, à plaire et complaire à ses amis, à menacer et bombarder ses ennemis. «Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous», disait-il avec panache. Vers la fin de sa présidence, qui coïncidait avec la grande crise économique d’été 2008 qui continue aujourd’hui (printemps 2009), le pays avait besoin d’autre chose.

Toute nation a sans doute son mythe fondateur et un tant soit peu de narcissisme identitaire, et c’est difficile de parler d’un pays si on ne connaît ses mœurs, ses habitudes, ses parlers et son mode d’être, autant de particularités qui le singularisent du reste du monde. Mais à trop s’identifier avec la partie positive de l’âme de son pays, Obama a parfois tendance à occulter la vérité profonde de la partie infâme. Naturellement, la fausse naïveté d’Obama peut même susciter quelque sympathie si on la compare à l’arrogance de Bush, qui a poussé la mégalomanie jusqu’à l’absurde, s’identifiant à une sorte de Néo de l’âge digital; un comportement qui ne peut qu’être cause de perte dans le climat de crises multiformes que confrontent les États-Unis.

En effet, la majorité des Étatsuniens croit que leur pays est la partie victimisée dans la plupart des conflits internationaux, même s’ils savent aussi qu’il est le plus fort dans le monde, donc capable de se défendre s’il le faut. Heureusement, comme l’a remarqué Claude Julien dans son livre Le rêve et l’histoire: Deux siècles d’Amérique, il y a deux États-Unis. Il y a les États-Unis des marchands et maîtres d’esclaves, et les États-Unis de Thomas Pain et de Frederick Douglass; il y a les États-Unis de l’agent de police qui cogne à tout bout de champ et qui pratique le profilage ethnique, et les États-Unis d’Angela Devis et d’Abbie Hoffmann, qui demandent la réappropriation par les opprimés de leurs droits et du contrôle de leur environnement vital. Il y a les États-Unis de l’Halliburton, des magnats du pétrole, des généraux lobbyfiés dans la poche du complexe industriel militaire, des tortureurs de la CIA, des «enforceurs» de la National Homeland Security, et les États-Unis des combattants pour la liberté et pour la dignité de l’être.

Le monde entier s’est réjoui qu’il n’est plus ces monstres d’horreur à la Maison Blanche, prêts à déverser les missiles de la plus grande puissance de la planète sur des petits pays qui sont loin d’être leurs égaux sur le plan militaire. La question qui se pose à présent est ceci: Y aurait t il vraiment changement si c’est le ton qui a changé et non la chanson?

Furie d’activités contrariantes positives

Dès les cinquante premiers jours de l’administration Obama on a relevé en effet une furie d’activités contrariantes positives pour créer la perception de démarcation par rapport à l’administration honnie de George Bush.

L’une des actions de redressement a été la signature du décret présidentiel d’Obama qui abolit la prohibition par l’administration Bush du financement fédéral pour la recherche sur les cellules souches embryoniques humaines (human embryonic stem cell research). Les milieux scientifiques étaient bien ravis de sortir de cet interdit obscurantiste, motivé par des considérations faussement morales et religieuses, qui avait pour conséquence pratique de limiter la portée de la recherche sur des maladies comme la sclérose multiple, le diabète et certains cancers récalcitrants.

Plusieurs sondages ont montré que le public, en écrasante majorité ou en grand nombre de voix, a soutenu les actions du président, parmi lesquelles:

  1. La condamnation de la torture et l’imposition de limite aux techniques d’interrogation des détenus «ennemis combattants»;
  2. L’ordre de la fermeture de la base concentrationnaire de Guantanamo;
  3. Le relâchement des règles pour porter plainte contre les entreprises qui pratiquent la discrimination salariale entre homme et femme;
  4. L’imposition d’un plus grand standard d’évaluation d’efficacité et de pollution des carburants;
  5. L’établissement de règles d’éthique plus rigoureuses dans la fonction publique, particulièrement sur le lobbying;
  6. L’ouverture détentielle envers Iran, Corée du Nord, Venezuela et Cuba.

D’autres actions, comme la permission du financement, discontinué sous George Bush, des centres d’avortement à l’étranger qui s’occupent du contrôle de naissance, même si elles n’attrapent pas la majorité des sondés, ont quand même montré le désir de la nouvelle administration de se démarquer de la vision sociale moyenâgeuse de la ci-devant administration.

Un pas en avant, un pas en arrière

Il y a une critique de Lénine qui déplore la tendance des individus et des nations à faire un pas en avant et deux pas en arrière quand ils se trouvent dans des situations difficiles. Bien qu’il soit incorrect d’accuser Obama d’une telle tendance, dans son approche sur l’économie, il est des cas où il semble pratiquement procéder, comme tactique dans l’exécution de son programme de recouvrement économique et dans ses priorités budgétaires, par une sorte d’approche que je paraphraserais comme «un pas en avant, un pas en arrière».

C’est un pas en avant que de demander l’intervention vigoureuse de l’État dans l’économie marchande et du renforcement des régulations sur la spéculation boursière; mais c’est un pas en arrière que de donner aux banquiers, premiers responsables du bubble spéculatif grandement responsable de la crise, l’essentiel de leurs demandes (parachutage, liquidités à gogo, garantie d’immunité, etc.). C’est un pas en avant que d’insister sur le partage des gains (malheureusement pour le court terme) entre les actionnaires du capital et l’État, mais c’est un pas en arrière que de céder le levier de cette politique à une équipe de personnalités qui se font les chantres de la sagesse indépassable du marché libéral et qui ont elles-mêmes pris part dans l’élaboration de la bulle spéculative.

On peut redouter, à vouloir à tout prix trouver un compromis, qu’Obama finira par n’avoir aucune emprise durable sur l’orientation du pays vers la mise en fonction d’une société plus équitable, plus égalitaire, plus juste. C’est bien réjouissant de ressentir des affinités profondes avec l’Obama activiste communautaire, mais y aura t il moins de sauve-la-faim et de sans-abri dans les rues après ses supposées huit années de pouvoir?

Y aura t il moins de victimes de l’abolition du welfare? Y aura t il moins d’ignorance vis-à-vis de la réalité d’être et de la réalité des conditions de vivre de l’Autre?

Obama a été élu grâce à deux principaux intérêts de l’électorat: la mise à fin de la guerre contre Irak et le redressement de l’économie. En cela, c’est un pas en avant que de demander la fermeture de Guantanamo, la fin du régime de torture, la taxation progressive des super-riches. C’est un pas en avant que de réclamer la couverture médicale pour les démunis, mais c’est un pas en arrière que de ne pas chercher la couverture universelle, pour tout le monde sans distinction de moyens, de race et de standing social—et de chercher un compromis avec des soi-disant Républicains «modérés» au Congrès qui marchandent d’autant plus leurs vote que le mot d’ordre obstructionniste de la hiérarchie du Parti républicain est suivi unanimement (zéro vote dans la chambre des Représentants et moins seulement trois votes au Sénat).

S’agissant des affaires étrangères proprement dites, personne ne s’étonnait qu’Obama n’ait rien dit contre les massacres inutiles d’Israël à Gaza, fermant les yeux sur la collaboration du Pentagone de George Bush dans cette offensive. C’est un pas en arrière que sitôt après son inauguration, qui vient sitôt après la fin de l’offensive israélienne à Gaza, Obama appelle au téléphone Président Mubarack d’Égypte, Roi Abellard de la Jordanie, Président Abbas de l’Autorité palestinienne et Premier ministre Olmert d’Israël, mais pas Ismail Haniyeh, Premier ministre palestinien. Pourtant, le mouvement Hamas où est sorti Haniyeh a été démocratiquement élu dans les élections législatives, reconnues par l’ONU, de janvier 2006. Israël et les États-Unis n’aimaient pas ce résultat. Là réside une des causes de la dernière configuration de la crise israélo-palestinienne. En plaçant le Hamas dans un étouffoir, un «straight jacket», on s’attendait bien à ce qu’il réagisse malencontreusement, donc justifiant a posteriori la politique de l’étouffoir…

L’acte de violence est condamnable d’où qu’il vienne, que ce soit du Hamas dont Israël s’en servit pour justifier son offensive ou d’Israël, qui en fait le dernier moyen—après avoir perdu celui de la raison et de l’impératif moral—, pour maintenir l’occupation. Même quand la violence contre-violence est souvent la seule voie laissée à l’opprimé pour exprimer son existence, comme l’entendaient Frantz Fanon et Jean-Paul Sartre, il n’y a cependant rien de glorieux à tuer des civils; mais là encore il faut se garder de ne pas faire de cette retenue ou rejet de la conscience, une sorte de justifie-tout pour la politique de maintien à tout prix du régime d’occupation.** C’est Obama lui-même qui a appelé, tout au long de sa campagne présidentielle, à l’obligation de se parler entre ennemis. Même avec des Taliban modérés, dira son administration. Pourquoi le Hamas serait-il l’exception?

La CIA et la torture

La CIA et la torture sont certainement un sujet qui est loin d’être nouveau, mais à lire les détails sur les abus des détenus islamistes à Guantanamo que révèlent les mémorandums publiés par le Département de la Justice, et qui font état d’une série de méthodes et techniques de torture autorisées par le Département de la Justice et la Maison Blanche et appliquées à partir du début de 2002 jusqu’à 2005, on sort ébahi par l’ampleur du programme de torture. Élaborés avec un sens de détails kafkaïen, les mémorandums font frissonner plus d’un qui y revoient le spectre d’une CIA à la fois toute-puissante et sadique, qui œuvre avec d’autant plus d’efficacité qu’elle le fait dans l’impunité que confère la fiction légaliste.

Les mémorandums sont très éclairants sur l’état d’âme des serviteurs de l’État, qui opèrent dans la normalité la plus mondaine, la sorte de normalité du mal dont a parlé Hannah Arendt, mais cette fois elle est retranscrite dans des instructions bureaucratiques des plus banals: Une simple question de clarification, sollicitée par la CIA au Département de la Justice, sur ce qui constitue la torture et comment manipuler la loi en vigueur pour justifier son application sur les détenus islamistes accusés d’intention terroriste.

Les méthodes d’interrogation approuvées par le Département de la Justice de George Bush incluent, entre autres, le waterboarding (sensation de noyage et de mort imminente); maintenir les détenus éveillés pendant onze jours d’affilée; les coffrer dans des boîtes réduites pour susciter la claustrophobie; placer des insectes dans les boîtes ou dans le nez des détenus ainsi encastrés pour exploiter leur peur les plus traumatisantes, etc.

Quoiqu’il ait exhibé une attitude militante contre la torture («les États-Unis ne torturent pas, c’est tout», dit-il à tout bout de champ), Obama n’est pas allé jusqu’au bout de ce refus, c’est-à-dire placer en jugement ceux responsables de la violation de la loi sur la torture. On comprend bien l’appréhension qu’ait pu susciter le temps d’hystérie anti-terroriste faisant suite aux attentats du 11-Septembre 2001; mais la peur de l’ennemi, la passion ou le plaisir de revanche ne doivent jamais être des facteurs légitimes de gouvernement. À vrai dire, dès le second jour de son inauguration, l’administration Obama a rejeté les opinions «légales» existantes de la ci-devant administration Bush; mais là encore il n’a pas jugé nécessaire d’aller au cœur de son raisonnement; il a cru bon, de préférence, d’insister qu’on doit oublier le passé et pardonner les tortureurs parce qu’ils obéissaient des ordres quand ils administraient la torture. Un argument qui n’était pas valable durant le jugement de Nuremberg.

Certains critiques, comme Jonathan Turley, professeur de droit à l’Université George Washington, ont affirmé que le refus d’Obama de poursuivre en justice ceux-là qui ont commis des crimes de torture équivaut à une action de subversion et d’obstruction de la justice, parce que la loi étatsunienne—et internationale—simplement proscrit la torture des détenus. Naturellement l’administration rétorque, comme celle de Bush avant elle, que les agents qui appliquaient les «techniques améliorées» croyaient sincèrement défendre la sécurité nationale des États-Unis en se renseignant sur l’intention des terroristes.

Des manquements dans la bonne direction

Même quand elle est généralement dans la bonne direction, il y a un grand nombre de manquements importants qu’a commis la nouvelle administration. Premier manquement: Seulement quatre jours après son inauguration, Obama donne l’ordre à ses commandants en Afghanistan de lancer deux attaques missiles, à partir des avions téléguidés dits Predator drones, très impunément positionnés dans les cieux, contre deux villages pakistanais situés dans la région Warizistan, sur la frontière afghano-pakistanaise. Ces attaques ont tué 18 personnes, dont une majorité de civils. Il est vrai que, candidat, Obama préconisait l’accélération des attaques étatsuniennes sur cette région qu’il considère comme un guêpier de terroristes. Mais cette première décision montre qu’en certaines choses, les États-Unis, sous George Bush ou sous Barack Obama, il n’y a pas de différence. Ces attaques continuent encore avec une accélération des interventions de la coalition USA-NATO-Afghanistan-Pakistan et les contre-attaques des forces islamistes des Taliban et d’Al-Quaeda.

Cette action est très significative si on la place dans le contexte de cette même semaine, précisément cinq jours plus tôt, où les Israéliens étaient encore à Gaza, tuant dans l’impunité et la sûreté, avec la bénédiction des États-Unis, des centaines de civils palestiniens (on se rappelle qu’à la fois Obama et sa secrétaire d’État Hillary Clinton insistaient à l’époque qu’Israël «a le droit de se défendre»). À vrai dire, on apprendra plus tard qu’Obama faisait des pressions en sourdine pour qu’Israël stoppât son offensive avant l’inauguration, quitte à ne pas souiller la pureté virginale de sa pompe. C’était insensible, comme on dit ici, que de ne pas questionner les prémisses d’Israël pour lancer la dernière guerre contre le Hamas à Gaza et accepter la thèse ou la fausse conception que cette organisation ne serait qu’un groupement de terroristes.

Deuxième manquement: Le 28 mars 2009, Obama annonce le déploiement de 17.000 troupes de combat et de 4.000 troupes d’entraînement sur le théâtre pakistano-afghan, en addition aux 38.000 soldats étatsuniens qui sont déjà engagés dans ces deux pays. Cette décision constitue une escalade majeure de la guerre.

Le jour de l’annonce de l’escalade, une présentatrice de la chaîne de télévision câblée MSNBC, Rachel Maddow, a branché un spot télévisuel montrant George Bush et Barack Obama placés en position parallèle sur l’écran dual où ils répètent les mêmes formules, la même grandiloquence à «défaire l’ennemi», pour Bush l’ennemi étant Saddam Hussein et son supposé arsenal d’armes de destruction massive, pour Obama, c’est Al-Quaeda et Ossama Ben Laden. Pour Bush le théâtre d’opération est Irak, pour Obama, c’est Afghanistan et, dans une certaine mesure, Pakistan, considéré comme le «sanctuaire» des terroristes et dont les forces armées ont plutôt tendance à fermer les yeux sur ce qui se fait sur sa frontière occidentale (nonobstant les récentes velléités offensives montrées par l’armée pakistanaise sous le présent gouvernement d’Asif Ali Zardari, veuf de Benazir Bhutto, l’ancienne première ministre assassinée par les islamistes en décembre 2007).

Ms. Maddow a demandé à son invité spécial au programme Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, ce qu’il pense de la politique pakistano-afghane d’Obama. Il répond qu’il en est solidaire et s’en prend avec véhémence à un autre commentateur du programme qui a comparé la politique afghane d’Obama à la politique vietnamienne de John Kennedy, qui avait intensifié la guerre du Vietnam vers la «guerre totale» qu’elle deviendra sous Johnson et Nixon: «La guerre menée par George Bush en Irak, dit Brzezinski, était une guerre de choix, tandis que la guerre en Afghanistan a été imposée à Obama.» Une bien étrange logique qui insinue que les attaques du 11-Septembre 2001 ayant pris leur source en Afghanistan, la guerre contre Afghanistan serait donc légitime, oubliant que la planification et les préparatifs du 11-Septembre prenaient lieu également à Hambourg et en Floride. À la fois Kennedy, Johnson et Nixon pensaient que la guerre du Vietnam était légitime: pour endiguer le démon communiste.

Rachel Maddow a fait bien de remarquer qu’il n’y a pas vraiment de différence entre les recrues étatsuniennes tuées en Irak ou en Afghanistan: la même tristesse d’une mort inutile. Ce n’est pas sans raison que le sénateur républicain, Mitch McConnell, de tendance d’extrême-droite, a applaudi à profusion l’escalade afghane d’Obama, le félicitant pour avoir fait «la chose convenable». Quand on sait que ce même sénateur a été un partisan farouche de la guerre d’Irak sous George Bush et qu’il l’est encore non moins farouchement sous Obama, on voit quel genre de compagnie qu’attire la politique afghane de celui-ci.

Un autre manquement, qui est plutôt une volte-face autrement douloureuse pour ses supporteurs, le 9 avril 2009 Obama a décidé d’allouer 83.4 milliards de dollars à un fonds supplémentaire spécial, pour financer les guerres d’Irak et d’Afghanistan, une méthode procédurale qu’il avait dénoncée et votée contre deux ans auparavant quand George Bush était président. Selon le Boston Globe, citant des chiffres provenant du Congressional Report Service, cette allocation de fonds poussera le coût des deux guerres à l’entour de un billion de dollars (un trillion US$).

À vrai dire, comparé à ses prédécesseurs, au cours des premiers cent jours d’Obama jamais avant un si grand nombre de décisions présidentielles étaient-elles restées si fidèles aux promesses du candidat, comme par exemple la renonciation de la torture comme méthode gouvernementale, le processus de fermeture du camp concentrationnaire de Guantanamo ou l’ouverture détentielle envers la Russie, Venezuela et Cuba—même si ses critiques ont vu son revirement sur le financement spécial de la guerre d’Irak comme un pattern, une tendance continuelle à l’abandonnement d’une position politique épousée durant la campagne.

Mais qu’on le comprenne sur le plan rationnel, c’est tout de même bien déconcertant de voir un président élu grâce à ses promesses de changement prendre des décisions qui s’accommodent du statu quo, en parfait accord avec le réflexe bien commun des politiciens traditionnels. Certains des supporteurs d’Obama insistent qu’il est resté fermement attaché à l’idéal de changement qu’il préconise, mais qu’il doit procéder avec d’autant plus de précaution qu’il attaque les problèmes sur tous les fronts, que ceux-là sont énormes et qu’il évite de provoquer une réaction de droite nostalgique de la superpuissance hypertrophiée qu’ont été les États-Unis. Ce sont là sans doute de bonnes inquiétudes. C’est justement ce genre de débat et de questionnement que les cent jours, échéance arbitraire, ne permettent pas de trancher. Le gouvernement et ses supporteurs disent qu’ils ont besoin au moins de mille jours pour pouvoir montrer des impacts tangibles sur les conditions du pays.

C’est particulièrement un pas en arrière que d’accepter le principe d’une soi-disant «force résiduelle» en Irak, c’est-à-dire adopter un subterfuge, par le moyen d’un euphémisme, pour prolonger l’occupation du pays. Une force «résiduelle» en outre assez robuste (ils avancent le chiffre de 50.000!) pour tuer sur place, localement, par voie des forces spéciales, de la smart counter-insurgency, tactique contre-insurrection intelligente, à l’aide des avions drones qui font le travail à moins de frais et d’autant plus efficacement et sans émoi qu’ils sont autopilotés ou non humainement pilotés, stratégiquement placés n’importe où dans les cieux.

Atout important pour le pays

Malgré ses manquements, Obama est jusqu’ici un atout important pour les États-Unis, moins pour la substance de son message que pour la perception de renouveau qu’il entretient. Ce n’est pas par hasard que les médias occidentaux mettent l’accent sur l’aspect sensationnaliste, sur le glamour d’Obama comme acteur hollywoodien état nature et de Michelle Obama comme supermodèle, négresse fabuleuse sortie des mille et une nuits des semighettos noirs de Chicago.

L’image, ça se vend bien, et pour l’instant les États-Unis en ont besoin une des plus embellies. La rencontre, sensationnalisée à l’extrême, avec la reine Elizabeth d’Angleterre, le rituel de la prise du thé à Buckingham Palace avec un couple royal extrêmement relaxé, la sympathie du public londonien, comme celui de Berlin avant, durant la campagne électorale ou celui de Paris peu après, le sommet d’OTAN, etc., tout cela témoigne d’un regain de sympathie et de prestige par les États-Unis sur la scène mondiale, comme on verra au sommet des Amériques à Trinidad-et-Tobago en avril 2009. Vue du point de vue de l’Empire, c’est une chose remarquable, car souvent l’image, pour l’Empire, est aussi cruciale que la force brute.

Oui, on était soulagé que, finalement, il y avait quelqu’un à la tête de l’État qui ne partage pas le monde entre ennemis et amis des États-Unis, un univers manichéen qui ne fait pas de quartier, du noir et blanc sans une zone grise, un homme qui ne voit pas le monde à travers les délusions et les fantasmes d’une petite clique d’hommes et de femmes—néocons, télévangélistes, magnats du pétro-business, bénéficiaires du complexe militaro-industriel, etc.—qui ne semblent pas voir au-delà de leur nez et qui poursuivent des intérêts qui n’ont rien à voir même avec la prétention de la mission supposée protectrice de l’État, gouvernant dans un brigandisme presque provocateur.

Comme on l’a vu durant sa visite en Europe au cours de la première semaine d’avril, l’élection d’Obama a beaucoup aidé l’image de marque des États-Unis. Sa «performance» au cours de la réunion du Groupe des vingt (G-20) à Paris en avril a montré qu’on peut être président de la plus grande puissance économique, politique et militaire de la planète sans succomber dans la maladie de la puissance de l’Empire. Il a bien su montrer que les États-Unis entendent au moins reconnaître le principe d’un monde multipolaire.

En fait, grâce à son penchant naturel à chercher le consensus, Obama a réconcilié la France avec la Chine, qui reprochait à Nicolas Sarkozy son exploitation de la question tibétaine à des fins démagogiques, particulièrement ses efforts pour boycotter les jeux olympiques tenus en Chine en 2008, une épreuve que les Chinois considèrent comme une question de grande fierté nationale. Sarkozy a considéré le contentieux comme clos, réaffirmant son acceptation d’une «Chine unique», au grand dam des sympathisants de l’indépendance du Tibet qui le voyaient comme un allié.

La question haïtienne

Haïti, en tant que première république noire dans les Amériques, a été particulièrement fière de l’élection du premier Noir à la présidence des États-Unis, la plus grande puissance du monde. Les électeurs étatsuniens d’origine haïtienne ont de toute évidence voté Obama dans une écrasante proportion, c’est le peu que je puisse dire en l’absence d’une statistique officielle. De toute façon l’enthousiasme des Haïtiens, particulièrement dans la diaspora, était palpable durant toute la campagne présidentielle étasunienne et après.

Certains des compatriotes ont même émis le vœu de voir les États-Unis «enfin embrasser Haïti comme la leur», l’entourant de leurs affections et de leur générosité.

Bien que je le comprenne sur le plan affectif, je me porte à faux contre ce dernier désir, fruit des épanchements positifs à l’égard d’Obama. La présidence des États-Unis, quelle que soit la couleur de la peau de son titulaire, n’est pas une affaire de sentiment, et encore moins un bureau d’aide sociale motivé par le seul besoin de porter assistance aux autres. En retenant Robert Gates à la Défense et en recyclant les dinosaures de l’ex-administration Clinton, y compris ses matières grises idéologiques dans le domaine économique, Obama a voulu montrer qu’il est plus intéressé à la continuité de l’Empire qu’à la rupture que suppose le concept de «changement» adopté comme slogan par sa campagne.

À connaître l’antécédence d’Obama et à lire ses livres, qui livrent un homme pénétré par la complexité de la vie et de la contingence de la chance dans l’histoire des peuples et des individus, on a certainement grand espoir qu’il emploie la puissance multiforme des États-Unis au service de l’humanisme libérationnel qu’il préconise. C’est un noble objectif, mais c’est trop espérer d’un président étatsunien—que la couleur de sa peau soit noire, blanche, rouge ou jaune—dont l’arrivée au pouvoir même implique une certaine assurance donnée aux pouvoirs établis, à l’Establishment, quant à la loyauté idéologique et adhésion institutionnelle du candidat. C’est ce que j’appelle dans la première partie de cette trilogie «l’acceptabilité» d’Obama par le système.

Compte tenu de la lutte historique du peuple noir étatsunien pour l’égalité politique et la justice sociale, on ressent une sympathie naturelle envers Obama et envers le grand rêve d’espoir qu’il inspire; mais on reste chagriné par le mur de pragmatisme qui s’élève devant un tel espoir.

Ce m’est toujours émouvant de voir ces mères haïtiennes qui adoptent Obama comme leur propre fils, ne perdant aucune occasion pour l’applaudir et le défendre, exprimant la peur qu’on lui fasse du mal et l’espoir qu’il réussisse. Pour la première fois on sent que l’affection d’un pauvre ou d’une minorité ethnique envers un président étatsunien n’est pas simple affaire d’aliénation, mais l’expression d’une solidarité organique à un président qu’ils considèrent «pas comme les autres», un président dont la fulgurance, la gloire, la dignité et l’intelligence leur rendent fiers et lesquelles ils vivent comme une sorte de revanche de l’altérité, la réapparition de l’Autre dans l’Histoire.

Pour nous, Haïtiens, le critère d’évaluation d’Obama ne doit pas être axé sur la seule connexion affectivo-idyllique, bien que nous ayons déjà appréhendé sa présidence comme une grande victoire symbolique pour le peuple noir étatsunien. Sa présidence sera aussi nécessairement évaluée par la traduction de ses impacts sur la réalité, sur la vie de chaque jour, par le traitement des immigrés et réfugiés haïtiens, par le respect de la souveraineté nationale haïtienne, par une politique de solidarité—et non plus de charité—envers le projet de développement d’Haïti, par le respect des droits de l’homme et de la femme en Haïti, y compris le respect du processus démocratique qui suppose le droit à la participation et à la représentation du peuple à travers les partis politiques qu’il soutient librement.

En dernière analyse, et en vue des leçons de l’histoire récente d’Haïti, l’attente d’un bon papa étatsunien qui viendra résoudre ses problèmes est une proposition irréaliste. La consolidation démocratique et le développement économique d’Haïti—avec toute réserve envers les présupposés eurocentristes de cette notion—sont une question de nature endogène, en opposition à une action exogène. Si vous avez besoin d’être «sauvé» par une puissance impérialiste, vous n’êtes qu’une colonie. Le protecteur se réserve des droits exclusifs à vos dépens; c’est la nature de la puissance.

Nous sommes d’accord entièrement avec l’assistant secrétaire-général de l’OEA (Organisation des États américains), Albert Ramdin, quand il appelle récemment pour un changement du discours et de la préconception vis-à-vis d’Haïti, pour la cessation du «stéréotype négatif et incorrect envers Haïti», disant qu’il voit Haïti «comme un pays plein d’opportunités, comme un pays plein de future où toute chose est possible», exprimant le vœu que «toute aide donnée par la communauté internationale soit basée sur les priorités et les besoins du peuple haïtien et en consultation avec le gouvernement haïtien».

Haïti, en tant que nation souveraine, a ses propres intérêts. S’il se trouve à la Maison Blanche un occupant qui prenne à cœur les péripéties de la nation haïtienne, tant mieux; mais les Haïtiens ne doivent pas attendre d’une autre nation, quelque sympathique que soit son président, qu’elle vienne la «sauver». Haïti n’a pas besoin de la charité, mais du respect de son droit à un choix de développement qui lui soit propre et spécifique. Haïti a besoin des amis et des pays qui lui sont solidaires, comme elle a été jadis solidaire envers des peuples et pays dans le monde qui luttaient pour leur indépendance.

Obama pourra peut-être bien changer cette dynamique négative s’il a le courage de résister les arrière-gardes de sa société qui continuent à voir Haïti comme une république figue-banane. Mais il incombe de prime abord aux Haïtiens eux-mêmes de lutter pour se défaire de cette image négative. C’est à ce contours que nous trouverons qui est vraiment un ami d’Haïti—sans égard pour la couleur de sa peau.

L’altérité comme l’identité ou l’Autre comme le pareil

En prélude d’écrire cet essai sur les cent jours d’Obama, dans le cadre de ma trilogie «Barack Obama et la revanche de l’altérité», j’ai décidé de lire ses deux ouvrages, l’autobiographie Dreams of my Father (Les Rêves de mon père), et la collection de mémoires politiques The Audacity of Hope (L’Audace d’espérer).

L’autobiographie est bien instructive; elle dévoile un homme dont les instincts son en parfaite osmose avec ceux de l’humanité souffrante, l’humanité des démunis et des opprimés de la société d’abondance que sont les États-Unis comme celle du tiers-monde. Dans l’autobiographie, l’empathie d’Obama est plutôt ahistorique, dans le sens qu’elle accepte la prémisse que les États-Unis seraient une nation de philanthropes animés seulement par l’amour de l’humanité!

Cependant, quand on lit l’autobiographie où Obama a raconté son apprentissage de la vie en tant que progéniture d’un Africain, en provenance de Kenya et d’une Blanche étatsunienne du Kansas, on est frappé par à la fois la beauté et la limpidité de son écriture et sa grande intelligence. Sa colère contre l’absence du père, qui, divorcé de la mère d’Obama, passait son temps au Kenya, se jetant dans les luttes politiques intérieures du Kenya et de la région. En Hawaï où il vit avec sa famille maternelle (sa mère et ses parents), ils ont vécu l’odyssée commune, quotidienne, des millions de familles étatsuniennes périssant sous les poids, lourds, de la rareté, de la minceur de l’allocation de nourriture par l’assistance sociale, des déceptions amoureuses, des délocalisations, des adversités de la contingence. Sa famille maternelle est un échantillon de l’US-Américain typique, mais, anthropologue, sa mère a cherché à pénétrer l’âme du pays, testant les limites de sa tolérance.

Étudiante à l’Université d’Hawaï, Stanley Ann Dunham est tombée amoureuse d’un condisciple, Barack Obama, immigré kenyan bénéficiaire d’une bourse. Une offre de bourse par Harvard décide de la destinée de la famille: Harvard ne leur a pas donné assez d’argent pour combler les besoins d’une famille de trois. Barack Obama père est un homme qui se fait lui-même, comme on dit aux États-Unis; entre des études avancées à Harvard et la vie semi-familiale à Hawaï, il a choisi Harvard. En tout cas, c’est la circonstance de la séparation rapportée par Barack Obama fils, nommé Berry à l’époque. Il ne reverra son père qu’une nouvelle fois, après plusieurs années, à l’âge de dix ans.

Le spectre de ce père absent planera sur Obama pendant une grande part de son développement comme enfant, adolescent et jeune adulte. Les vérités qu’il apprendra sur son père durant son premier séjour à Kenya (tyrannisme familial, tempérament coléreux, polygamisme, alcoolisme, etc.), ne l’ayant pas détourné de la glorification de son image, il fera des manquements mêmes de son père une sorte d’expiation purificatrice qui le libère de ces démons, tout en retenant le côté idyllique de sa mystique.

Sa mère se remarie avec un autre condisciple Lolo Soetoro, originaire de l’Indonésie. La nouvelle famille vit à Indonésie pour un temps jusqu’à la séparation, après quelques années, de la mère d’Obama et son mari. Mère et fils retournent à Hawaï. Au fait, quand on lit Dreams of my Father (Les Rêves de mon père), on en sort avec l’ahurissement, comme a dit ma femme, et se demande: Comment cet homme a-t-il pu devenir président des États-Unis d’Amérique?

Notre compréhension de la notion de l’altérité comme l’identité ou de l’Autre comme le même ou le pareil est exemplifiée, actualisée dans la dualité entre l’obédience et le cri de la conscience, la sorte d’ambivalence qu’on remarque dans les décisions politiques d’Obama, qu’il s’agisse de la fermeture de Guantanamo, qu’il accorde encore un an pour opérer, ou de la guerre en Irak, qu’il finance par des fonds spéciaux, ou bien encore de la guerre en Afghanistan, qu’il intensifie en déployant des troupes additionnelles, plus du tiers de l’effectif existant—tout en insistant que la guerre ne se résoudra pas par des moyens militaires.

L’altérité devient l’identité ou le pareil quand elle exerce le pouvoir et est donnée l’obligation de gérer la normalité, donc en protéger le bon déroulement, assurer la survie, la perpétuité du système existant. C’est ce piège d’embourgeoisement de la révolution qu’a reconnu Mao en décrétant la rébellion contre la hiérarchie militaire durant la révolution culturelle.

Obama n’est certainement pas Mao et n’a aucune intention de forcer les contradictions entre l’altérité et la normalité. Si on lit ses œuvres attentivement et observe avec lucidité ses actions politiques, on peut s’étonner combien authentiquement américain il est, épistémologiquement parlant. On attend encore l’initiative politique qui montrera une rupture radicale avec la politique de ses prédécesseurs, particulièrement en matière de politique étrangère.

La fluidité de l’altérité qui permet le changement de l’Autre comme le pareil est intrinsèque à l’espèce humaine et confirme sa nature comme être sophistiqué qui puisse toujours repenser ou changer ses conditions, si ce n’est sa nature.

C’est intéressant de voir comment le plus virulent des racistes blancs, qu’il soit un colonisateur français du xviiiè siècle, un Sudiste étatsunien du xixè siècle ou in Afrikaner pratiquant d’Apartheid en Afrique du Sud au xxè siècle, n’agit pas vraiment différemment envers les opprimés de sa propre race! L’horreur anti-humaine est, comme on dit aux États-Unis, une opportunité ouverte à tous qui fait peser ses emprises sans distinction aucune. Elle est intraraciale avant d’être exoraciale. Et elle est possible parce que certains en bénéficient. On a vu durant les débats et les protestations au sujet de l’immigration aux États-Unis dans l’année 2007, les contradictions et les antagonismes qui étaient en jeu, et comment l’idéologie était plus affaire d’intérêt particulier que de vérité ontologique. Ainsi on y voyait des PGD, des avocats et promoteurs de l’agro-business défendre la nécessité de maintenir le flot du travail temporaire, sous payé, malléable, non revendicatif, pourvu par les immigrants. On ne sera pas surpris si ceux qui défendaient la pureté de la race et demandaient l’interdiction de l’immigration, rejetant tout ce qui ne se conforme pas à leur étroitesse d’esprit, n’avaient pas un champ de riz, de fruit, de fleurs, de légumes à cultiver. Les Blancs sudistes défendaient l’esclavage pour les avantages évidents qu’il offrait, ils ne traiteront pas différemment les travailleurs de leur propre race quand l’esclavage sera aboli. L’horreur anti-humaine joue une fonction d’exutoire à la fois pour l’officier nazi, le tortureur d’Abu Ghraib et l’interdicteur d’Arizona.

La détente hémisphérique

C’est bien réconfortant d’entendre le nouveau ton qui provient de Washington et d’avoir un gouvernement étatsunien qui professe du respect envers les prérogatives d’autres nations. Toujours est-il, en termes de politique étrangère, rien n’a fondamentalement changé jusqu’ici (mai 2009). Irak est toujours sous occupation

étatsunienne; l’effectif des troupes étrangères a augmenté en Afghanistan; Israël continue d’occuper les territoires palestiniens avec le continuel soutien des États-Unis; l’embargo contre Cuba est toujours en vigueur malgré le relâchement de certaines de ses provisions.

En effet, le ton et les signaux qui émanent des États-Unis, particulièrement durant la conférence de l’OEA à Trinidad-et-Tobago au milieu d’avril 2009, ont montré un fléchissement substantiel de la politique étatsunienne envers Cuba et l’Amérique latine, en tout cas on sent un désir d’engager des pourparlers des deux côtés (Raoul Castro invitant Obama à parler sur tous les sujets contentieux, Hugo Chavez et Barack Obama s’entretenant amicalement, etc.). Le relâchement des restrictions sur le voyage des expatriés cubains à Cuba et sur le montant d’argent qu’ils peuvent y envoyer témoignent de cette tendance d’Obama à signaler un changement dans l’approche de la politique étrangère étatsunienne et ce sont autant de points positifs qui font espérer un avenir meilleur pour les relations géopolitiques dans les Amériques; mais, sans remettre en question le bien-fondé de la politique d’embargo de ses prédécesseurs, ces petits gestes se prouveront inutiles, ils doivent mener à quelque chose de plus tangible si on veut instaurer la paix et la justice sociale dans l’hémisphère occidental.

Là encore, les États-Unis doivent accepter le principe d’un monde multipolaire, accepter que la révolution cubaine a été un mouvement légitime qui exprimait la volonté du peuple cubain d’exercer sa souveraineté nationale; accepter que le pays, malgré ses manquements, a apporté une contribution énorme à la cause de l’équité et de l’égalité politique dans le monde. Les États-Unis doivent comprendre, en fin de compte, comme le style amiable d’Obama semble heureusement le suggérer, que le continent n’a pas besoin d’un grand frère ni d’un grand maître, mais seulement de la solidarité interétatique pour résoudre ses problèmes et surmonter les obstacles qu’il confronte.

Michelle Obama et l’authenticité de l’expérience noire

Qu’on la voie avec Barack prenant le serment inaugural ou en compagnie de sa famille longeant la Massachusetts avenue, à Washington DC, ou encore à Londres visitant la famille royale—la reine Elizabeth et le prince Philip—à Buckingham Palace, Michelle Robinson Obama est altière, avec une touche populaire qui la rend d’autant plus ravissante qu’elle est authentique, sortie de la matrice de l’expérience noire.

Expérience, ô combien douloureuse! D’une certaine manière, la revanche de l’altérité est beaucoup plus complète dans le cas de Michelle qui, contrairement à Barack, est «cent pour cent noire»—expression bien odieuse, je le sais! Père employé municipal et mère qui reste à la maison pour s’occuper des deux enfants (Michelle et son frère Craig Robinson), les deux parents sont Africain-Américains de souche, et Michelle élève bien induite de la petite bourgeoisie de Chicago qui est très fière de son histoire de revendications pour les droits civils.

Beaucoup de monde dans le public étatsunien était bien heureux de la non matérialisation du pire de leurs attentes et horreurs redoutées concernant le couple Barack-Michelle. Là où l’on s’attendait à voir la racaille désacraliser l’étiquette présidentielle, on voit un couple fait d’un homme fier de ses multiples racines—dans le sens glissantien du terme—et une femme également enrichie de la mémoire et des possibilités de sa race et de son peuple.

Elle est venue à la politique grâce à Barack, mais elle a montré non pas une âme de politicienne mais une sensibilité de mère quand elle rencontrait ces jeunes lycéennes à Londres. On les voyait, émues, ces jeunes filles, par l’affection naturelle que leur témoignait Michelle. Femme, imbue de la sensibilité reconnue à la féminité, ce n’est point inusuel qu’elle aime bien la mode. Ayant un sens aigu de l’élégance, elle choisit ses habits avec un certain soin. C’est assez pour déclencher une furie sensationnaliste de la part des médias qui projettent l’image d’une Michelle Obama supermodèle. On la compare à Jacqueline Bouvier Kennedy, une autre première dame qui s’entichait de l’élégance du style, et elle joue bien le rôle.

Ses sympathisants, loin de s’en offusquer, ne voient rien de mal dans une Michèle Obama supermodèle. Cette image, positive dans l’émoi du peuple étatsunien, aide à l’acceptabilité du couple présidentiel noir dans une société qui aurait plutôt tendance à être contre (ce n’est pas sans raison que ce soit le seul couple présidentiel noir après plus de deux cent trente ans d’existence!).

Il y a cependant un problème fondamental qu’on doit surmonter s’il faut qu’on aille plus loin. Le problème, c’est la possibilité d’imbalance, de déséquilibre, entre la fonction—et l’attente—de rôle-modèle que doit jouer la première dame et la contingence imprédictible de la nature humaine. Le rôle de supermodèle, ce n’est pas mal comme divertissement, mais si la première dame n’est que cela, elle ne devient qu’une distraction et ne fera que répéter et renforcer les penchants de la société à la superficialité.

Historiquement, le grand apport de Michelle Obama à la fulgurance de Barack Obama sur la scène étatsunienne, c’est de lui donner une base de légitimité racialo-historique dans cette particulière réalité du pays remplie de rendez-vous manqués; en un sens elle lui a aidé sinon à récupérer ces rendez-vous manqués, du moins à rattraper les rencontres possibles. Les deux parties du couple avaient besoin l’un de l’autre pour compléter la rencontre et tenter ce qui auparavant était impossible.

En cela, les cent jours de Michelle Obama sont, pour elle aussi, un très grand succès, nonobstant la superficialité du rôle de supermodèle qu’on veuille lui faire jouer. Après tout, ce n’est pas mal de voir une héroïne positive noire sur la scène étatsunienne et mondiale qui n’est pas cabotine ou simple entertainer. La grande fierté et le grand bonheur qu’on voit sur les visages des jeunes filles de Londres que visitait Michelle Obama témoignent, s’il en est besoin, de la richesse symbolique que représente le couple Obama dans la psyché désabusée des Noirs.

L’espoir et la conscience critique

Les trois ou quatre premiers mois d’un nouveau gouvernement sont souvent balbutiants comme on l’a vu en France en 1981, aux États-Unis en 1976 ou en Haïti en 1991. Les premiers cent jours d’Obama n’augurent pas d’une orientation définie ni définitive. Il a jusqu’ici montré du caractère même s’il faiblit ça et là. Ce qui inquiète le plus, c’est son penchant pour le compromis avec les Républicains et sa disposition à accepter et adopter les justifications sécuritaires de l’ancienne administration, comme on l’a vu dans sa décision de continuer le programme de surveillance électronique du public, un programme secret et illégal mis en place par la National Security Agency (NSA) sous l’administration Bush et Cheney, ou la reconduction des tribunaux militaires d’exception pour juger les «combattants ennemis» de Guantanamo, encore le subterfuge de la «force résiduelle» en Irak.

Obama sera un héros rooseveltien s’il réussit à sauver le capitalisme, comme beaucoup l’espèrent; mais il sera un plus grand héros s’il résiste d’être berné par la corruptibilité du système, par la prétention du capitalisme à s’identifier à la nature humaine, par sa réification des rapports humains. Il sera un plus grand héros s’il emploie la puissance démesurée des États-Unis au service des démunis, des exploités et des exclus de la société d’abondance. Comme Jimmy Carter l’a montré avant lui, un président étatsunien n’a pas besoin d’être un salaud, il peut décider, même après la fin de son mandat, d’être une voix morale au service de ceux qui n’ont pas de voix.

L’espoir est possible, mais la conscience critique doit rester éveillée, en fait c’est la seule condition de sa possibilité.

—Tontongi Boston, printemps 2009. Cet essai est aussi publié dans Haïti Liberté du 29 mai au 5 juin 2009

* Cet essai est le dernier volet d’une trilogie «Barack Obama et la revanche de l’altérité»: #1): La campagne présidentielle; #2) De la convention à l’inauguration; #3) Les premiers cent jours.

** Lire à ce sujet l’article «The Great Middle East Process Scam» par Henry Siegman in London Review of Books du 16 août 2007: http://www.lrb.co.uk/v29/n16/print/sieg01_.html

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