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L’élection de René Préval

:

Une opportunité pour un nouveau départ

—par Tontongi

Nous sommes de ceux qui doutent de la légitimité d’un processus électoral sous un régime d’occupation étrangère et de servilité intérieure. Comment décerner la «volonté populaire» ou «majoritaire» quand les conditions objectives de vivre et de survivre sont autant façonnées par la terreur, la peur, le manque, la contingence, l’humiliation nationale, la dégénérescence des institutions de continuité, le chaos?

En quoi la coercition imposée par le système d’oppression ambiant a-t-elle influencé le «choix» électoral? Par exemple, d’après n’importe sondage préliminaire des sensibilités populaires, Préval serait en troisième position d’être élu si Jean-Bertrand Aristide et Gérard Jean-Juste étaient candidats aux présidentielles. Comme on le sait, Aristide a été exilé de force d’Haïti et vit actuellement (juin 2006) en Afrique du Sud, et le père Jean-Juste a été détenu, sous de fausses pièces d’accusation, durant pratiquement tout le parcours électoral; on l’a laissé partir, après maintes protestations et expressions d’inquiétude sur son état de santé, seulement quelques jours avant le premier tour des élections, soit assez de temps pour l’empêcher de jouer aux empêcheurs de penser en rond.

Pourtant, les élections du 7 février 2006 prodiguèrent des leçons importantes quant à l’actuel rapport de force politique en Haïti. Tout d’abord, elles démontrèrent encore une fois l’emploi stratégique par le peuple de ce que j’appelle ailleurs le marronnage émotif, cette façon de camoufler l’émotion en vue de parvenir à la réussite d’un but fixé d’avance. Le peuple avait en effet fait montre d’une indifférence de façade envers la tenue des élections, qu’il estimait illégitime sans l’approbation ou participation d’Aristide, cachant son choix de vote aux sondages d’opinion jusqu’à la dernière minute.

Il y a aussi surtout la démonstration spectaculaire de la force populaire comme témoigne l’ampleur des protestations et des levées de barricades quand des mains occultes attentaient à manipuler le résultat des scrutins pour forcer un deuxième tour, ayant apparemment pour but, sinon de cuisiner un «élu», au moins de tempérer, contrebalancer le pouvoir de Préval. Si celles-ci n’ont pas réussi l’objectif A, elles ont par contre plus ou moins accompli l’objectif B.

Il est aussi certain que les Etats-Unis avaient volontiers accueilli la candidature de René Préval, même si le parti républicain aurait préféré avoir Charles Henry Baker, Leslie Manigat ou Dumarsais Simeus comme l’heureux élu. Le pathétique échec de certains officiels haïtiens à détourner le vote populaire avait vite convaincu les Etatsuniens que Préval, Aristide en exil et Jean-Juste emprisonné, pourrait être le plus crédible candidat acceptable à tous les camps. Il devient du coup une sorte de «modéré sunnite Haïtien» pour George W. Bush, la sorte de figure politique que les Etatsuniens cherchent désespérément en Irak pour cautionner l’occupation. C’est une grande qualité de la personnalité de Préval qu’il puisse plaire à presque tout le monde, mais c’est également sa plus grande faiblesse.

Qualité, parce que à ce moment précis de la crise politique haïtienne, un répit est nécessaire pour pouvoir pousser la lutte pour le changement vers l’avant. Le pays a besoin du souffle, comme on dit, et les solutions-panacées ne sont pas recommandables. Préval a fait bien de prononcer un discours «tèt ansanm», appelant à la paix parmi les Haïtiens, durant son inauguration, mais il doit considérer aussi le fait que la paix n’est pas possible sans la justice, sans que les groupes socio-politiques en situation ne s’engagent dans un projet collectif de construction de l’égalité, construction de la justice sociale, construction de la dignité regagnée.

Cette même qualité peut être aussi une faiblesse pour Préval si elle l’amène à parier sur la bonne volonté des uns ou sur le bon fonctionnement des rouages du capitalisme triomphant pour porter les changements structurels nécessaires. Il doit aussi, et surtout, essayer d’éviter coûte que coûte les pièges où il s’était laissé prendre durant sa première administration: les querelles intestines inlassables, continuelles, auto-destructrices.

Cela dit, il est correct de questionner la légitimité des élections véritablement démocratiques sous un régime de protectorat et de domination étrangère. Même si le peuple avait de plein pied utilisé la tenue des élections pour rétablir son contrôle sur le processus politique, ça n’exclut pas pour autant le fait que les élections font partie du plan des occupants pour imposer une solution néo-coloniale préconçue sur le «problème haïtien». C’est ce projet néo-colonial que le peuple a voulu défaire en se jetant dans l’arène des élections, à l’instar des présidentielles de décembre 1990.

Donc, étant donné la propulsion du peuple et son influence dans le processus électoral préconçu, on peut parler d’une semi légitimité ou incomplète légitimité. Semi, d’abord parce que la souveraineté populaire est sous restriction de facto dans un régime de protectorat, ses «choix» étant partant réduits au seul milieu du paramètre concédé par les «protecteurs». Ensuite, parce que il n’a pas encore le contrôle des forces militaires ou policières indispensables pour garantir ses décisions.

Le défi aujourd’hui pour cette deuxième présidence de Préval, c’est d’utiliser ce répit à bon escient, évitant à la fois les dérapages des partisans, les exhortations personnalistes des permanents chefs de troupes, l’invitation intimiste des chefs d’entreprise et gros commerçants et la soumission aux dictats du Fonds monétaire international. Le passé de Préval, son expérience du pouvoir n’augure pas d’une orientation décisive pour changer les structures socio-politiques surannées. Agronome de formation et boulanger de hobby, il peut être un grand atout pour la voie de construction des infrastructures dont Haïti a très grand besoin; mais n’attendez pas de lui qu’il combatte les grandes lignes directrices du capitalisme libéral. Son intelligence, sa façon de l’homme de chaque jour qui connecte aisément avec les autres, son grand désir de voir Haïti se développer en une nation moderne, démocratique, respectueuse de la loi, pourraient bénéficier le pays. Mais il doit également éviter la naïveté paradigmatique qui consiste à embrasser l’évangile de «l’aide au sous-développement» comme panacée—qui ne fait que perpétuer la dépendance, la charité et le clientélisme comme projet de développement.

Le grand défi—malgré les prévisibles manœuvres des ennemis internes et externes pour saboter l’expérience—, c’est de rompre le cercle vicieux des enchaînements indéfinis de crises, souvent motivées et cultivées par la vengeance, l’intimidation calculée, la préemption de toute opposition, la prise de contrôle continu du pouvoir. On n’attendra certainement pas des élites économiques dirigeantes, particulièrement des grands dons, de la grande bourgeoisie du commerce, des finances et de l’import-export, qu’ils cessent d’y placer des buttes d’obstacle pour continuer leur monopole des affaires. Mais une politique d’ouverture qui leur rassure que leurs intérêts économiques ne soient pas nécessairement antinomiques à la restructuration des bases économiques et infrastructurelles du pays peut attirer plus d’un; quant aux autres, l’Etat leur signifiera tout bonnement que leurs intérêts seront protégés toutes les fois qu’ils ne constituent pas un obstacle au projet de développement du pays; dans ce cas-là, la force de la loi doit l’emporter, moyennant la juste compensation des intérêts concernés.

Dans une déclaration après le résultat des votes, Préval a indiqué que sa priorité immédiate sera de développer une infrastructure adéquate pour le pays. C’est effectivement la plus grande nécessité du moment, car sans la production interne, sans une politique endogène qui recense, organise et développe les ressources et richesses du pays, indépendamment des pacotilles pudiquement nommées «aide au développement», Haïti sera toujours une «république figue-banane» que les néocolonialistes occidentaux voudraient continuer à abuser comme bon leur semble. Préval et le nouveau parlement sont-ils capables de soulever ces défis, assumant qu’ils en ont le désir? En tout cas, ce sont autant de questions, de revendications et d’aspirations que le peuple haïtien continuera de proférer aussi longtemps que ses droits ne soient pas respectés.

—Tontongi

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