—par Franck Laraque
«Haïti n’est pas un pays pauvre, c’est un pays
détruit puis abandonné à son sort… On se plaît à
accuser la saison sèche, mais c’est faux, c’est l’absence
totale d’entretiens qui fait les gens mourir de faim».
Haïti en Marche1
Le libre échange n’a pas apporté de grands bénéfices au pays. En ont profité un petit nombre de commerçants du secteur de l’importation. Alors que l’élite commerciale locale récoltait des profits, le secteur rural pauvre encaissait de lourdes pertes… Le déclin économique rural a provoqué un exode considérable des paysans.
Un exode qui a des conséquences fâcheuses pour les régions urbaines, accroissement démographique des bidonvilles, effarante détérioration des conditions de vie».2 Claire McGuigan (notre traduction)
L’élection présidentielle de 2006, une nouvelle donne?
Il semble que oui, malgré une certaine similarité entre la prise de position d’Aristide en 1995 et en 2005. En 1994, Aristide est ramené au pouvoir en Haïti par 20.000 soldats de l’armée américaine à la condition de respecter l’article 134-3 de la constitution de 1987 qui prescrit que «le Président de la République ne peut bénéficier de prolongation de mandat. Il ne peut assumer un nouveau mandat qu’après un intervalle de cinq (5) ans. En aucun cas, il ne peut briguer un troisième mandat». En 1995, Aristide croit pouvoir détourner cette interdiction en alléguant «le droit de rester au pouvoir trois années de plus pour compenser ses trois années d’exil». Désaccord de la communauté internationale et particulièrement du gouvernement américain et de l’OPL. Désaccord qui produit une cassure irréparable entre cette organisation et Aristide qui, néanmoins, appuient et garantissent le succès de Préval comme président pour cinq ans, grâce surtout à l’appui des masses aristidiennes. Pendant son règne, Préval est coincé entre ces deux forces qui maintenant s’opposent. En général, il est sous la coupe de son jumeau et patron dont il connaît l’ambition ouverte de reprendre les rênes du pouvoir en 2001.
En 2005, les circonstances ne sont plus les mêmes. Néanmoins, Aristide dénonce son «kidnapping» et déclare comme en 1995 que son mandat constitutionnel prenant fin en février 2006 toute élection faite en son absence est invalide. Contrairement à 1995, en 2006 Aristide et l’OPL n’endossent pas la candidature de Préval. Préval vient de son propre chef avec son parti, la Plateforme l’Espoir qui n’a rien à voir apparemment avec le Lavalas d’autrefois. Cependant Préval est élu au premier tour par le vote massif des partisans d’Aristide qui maintenant revendique le crédit d’avoir fait élire Préval et le droit de revenir immédiatement dans son pays. Préval garde une position équivoque à ce sujet.
Préval, le candidat des masses et leur espoir, est le nouveau Président d’Haïti. Donc la nécessité pour les Haïtiens d’Haïti et de la diaspora de se rallier autour d’un programme de développement économique équitable et durable exigeant la redistribution des ressources du pays et non pas autour d’un chef omnipotent, messianique. Un développement qui place la rénovation de l’agriculture en tête de liste des priorités.
Coup d’œil rétrospectif sur la primature et la présidence de Préval
Nous jetons un coup d’œil sur le passé de Préval comme Premier ministre et président moins pour critiquer que pour signaler ce qui doit changer quand il redevient président.
Aspects négatifs: Dans le passé il n’a jamais eu un plan de développement économique, ni considéré les recommandations des différents comités de travail bénévoles qui, de décembre 1990 à février 1991, se sont penchés ardemment sur les problèmes de l’économie, de l’éducation, de la santé, des infrastructures, des inégalités de la distribution des ressources financières, de la fonction publique. Une analyse objective révèle deux fautes principales: l) l’utilisation des masses comme force d’intimidation ou de coercition au lieu de les aider à se structurer en syndicats ou groupes de pression pacifiques; 2) la continuation du système néo-libéral prédateur adopté en force depuis 1980 par les gouvernements précédents. Une politique dont les deux voraces tentacules, la baisse des tarifs douaniers à l’importation et la privatisation des entreprises publiques, ont causé l’effondrement de la production nationale et l’invasion des produits importés, en Haïti comme dans bien d’autres pays de la Caraïbe, de l’Amérique latine, de l’Asie et de l’Afrique. Quelques exemples dans le cas d’Haïti: la baisse affolante de la production vivrière, des denrées agricoles, de l’élevage sans protection contre l’invasion des produits importés causée par les réductions successives du tarif douanier à l’importation; le coup de grâce de 1995, quand la taxe sur l’importation est ramenée de 30% à 3%. En 2003, Haïti a importé 345.000 tonnes métriques de riz pour plus de US $150 millions, alors que dans les années 1970 les importations de riz étaient de 22.000 TM. Idem pour les autres produits vivriers, le sucre, l’élevage, la nutrition animale et les produits laitiers.
Mauvaise gouvernance et corruption. Raoul Peck, ex ministre de la culture durant la présidence de Préval, note:
Nous trouvons un déficit budgétaire colossal, de l’ordre de 1,3 milliards de gourdes (près de 87 millions de dollars) à peine la moitié de l’année fiscale 1995–1996, alors que 800 millions de gourdes (environ 53 millions de dollars) étaient prévus pour tout l’exercice fiscal. Ce déficit est en grande partie lié à des dépenses extrabudgétaires, notamment dans le cadre des «petits projets de la Présidence»» 4
Peck rapporte «une phrase mémorable» du ministre de l’Economie et des Finances: «Ce n’est pas parce que nous sommes dans le mouvement Lavalas que nous ne devons pas faire de l’argent», aurait-il dit.
Certains des grands mangeurs jeanclaudistes ont bénéficié des mêmes concessions financières préjudiciables au trésor public et désastreuses pour le pays. La négociation par Préval de la liste de suspensions tarifaires pour cinq ans avec la Caricom prévoyant une réduction tarifaire allant de 0 à 5% au lieu de 20 à 30% n’est pas nécessairement bénéficiable au trésor. Une réduction qui risque de diminuer les revenus de l’État haïtien et de faciliter l’invasion de produits importés au détriment des produits locaux.
Sa privatisation de la Minoterie et du Ciment d’Haïti prive l’État de revenus dont il a besoin pour des programmes sociaux indispensables. Seules les entreprises publiques exigeant des capitaux
dont le gouvernement ne dispose pas devraient être privatisées en partenariat avec le secteur privé. Son incapacité d’assurer l’autorité de l’Exécutif pour l’imposition d’un état de droit: l’assassinat de Jean Dominique et d’autres individus, l’attentat contre sa propre sœur sont restés impunis.
Aspects positifs: Son désir d’aider les masses, de leur insuffler confiance en elles-mêmes pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Le souci d’une politique étrangère n’acceptant d’ordres d’aucune nation. La décision de négocier avec les pays du Nord comme avec les pays du Sud dans l’intérêt national. Sa réforme agraire, malgré des lacunes, la médiocrité des moyens, l’ignorance du succès et des échecs d’autres réformes de ce genre, sous prétexte de facteurs endogènes, consacre le principe du droit du paysan à sa terre contre la rapacité des grands dons et de leurs puissants alliés.
Son respect pour la liberté d’expression et les manifestations contre sa présidence.
L’exemple du développement sans bruit ni trompette de Marmelade qui lui a fait gagner la confiance et l’admiration des paysans de l’endroit et des environs et qui ont fait boule de neige.
Un esprit de conciliation qui semble de plus en plus ouvert aux recommandations et aux critiques positives.
Préval et son gouvernement face à l’impératif d’un choix judicieux
Choix entre l’adoption de la même politique économique néo-libérale, appelée «révolution économique» par Jean-Claude Duvalier prônant la solution des usines d’assemblage, et un développement alternatif et durable préconisant la priorité de l’agriculture, le reboisement, la protection de l’environnement, l’adoption des types d’énergie renouvelables. Nous avons indiqué plus haut quelques-uns des méfaits de la globalisation avec ses exigences de réduction du tarif douanier réclamée par la Banque mondiale et le FMI, un tarif douanier bien inférieur à celui accordé par l’Organisation mondiale du Commerce et la CARICOM. En somme comme le dit si bien John Perkins une nouvelle forme d’esclavage, un esclavage mis à jour:
«Aujourd’hui, nous avons encore des trafiquants d’esclaves. Ils n’ont plus besoin d’aller dans les forêts de l’Afrique choisir de beaux spécimens pour le plus haut prix aux ventes aux enchères dans les marchés de Charleston, de Cartagène et de la Havane. Ils se contentent d’embaucher des gens désespérés et de construire des usines pour la confection de vêtements, de blue jeans, de chaussures de tennis, de pièces détachées d’autos et d’ordinateurs, de tous autres articles qu’ils peuvent écouler dans les marchés de leur choix… Ces trafiquants d’esclaves font tout pour se laisser persuader que des ouvriers désespérés ont un bien meilleur sort en recevant un dollar que rien du tout».5 (notre traduction)
Par contre, un développement économique alternatif est le meilleur moyen de combattre la pauvreté. En effet un programme dont l’agriculture est le premier impératif vise, par la hausse
progressive des taux du tarif douanier autorisée par l’OMS et la CARICOM, à l’accroissement de la production des vivres alimentaires, des denrées d’exportation et à leur protection contre l’invasion des produits importés subventionnés par les gouvernements étrangers. Des recommandations et suggestions pertinentes ont été proposées à ce sujet. La Fondation Groupe 73 considérant, comme de raison, que le riz est d’une importance prioritaire pour Haïti, a consacré une journée à l’intensification de la culture du riz. Elle est arrivée à deux conclusions extrêmement encourageantes: l) Il est possible d’intensifier la culture du riz sans engrais avec le SIR, une technologie miracle; 2) le système d’intensification du riz (SIR) implanté en Haïti peut permettre d’atteindre un niveau de production nationale de 350.000 TM (tonnes métriques) de riz blanc:
«…il est possible d’augmenter la production nationale de riz en augmentant les rendements en riz sans utiliser des rendements chimiques (importés)… grâce à une technologie qui a fait ses preuves dans plusieurs pays: Madagascar, Indonésie, Sri Lanka, Cuba, Philippines, etc. Cette technologie, intitulée Système d’Intensification du Riz, est essentiellement intensive en main-d’œuvre. Et cela peut intéresser le pays où le taux de chômage dépasse les 50% de la population active.
Le souhaitable serait qu’Haïti, à l’instar de pays développés comme le Japon ou à l’instar de pays en développement comme la République Dominicaine, fasse du riz un produit hautement stratégique pour la protection des emplois comme des revenus qu’il génère. Le souhaitable serait qu’Haïti, à l’instar des États-Unis d’Amérique, mette en place un certain niveau de protection de ce produit». 6
L’érosion du sol est un autre problème majeur auquel le Président et le nouveau Premier ministre devront accorder une attention spéciale. Une érosion qui rend le sol improductif, embourbe, ensable et pollue sources et rivières dans un pays où l’irrigation est une impérieuse nécessité et la pénurie d’eau une inquiétante menace. Il devient de plus en plus évident que développement et préservation de l’environnement sont étroitement liés. Prévention vaut mieux que guérison. Le déboisement étant la cause principale, il faut tout d’abord arrêter la coupe des bois par la hache du paysan et la grande scie du citadin. Il faut mettre sur pied un programme rationnel et efficace de reboisement, et «de construction de grands canaux de déversion des eaux de ruissellement comme ceintures de protection tant dans les zones rurales qu’urbaines. Nous l’avons expérimenté pendant 4 ans à la Gonâve avec l’agronome René Ambroise… avec des résultats spectaculaires».7
Il n’y a pas que la gauche, réputée antiaméricaine, à dénoncer les ravages du libre-échange en Haïti. Défi à la Pauvreté a recueilli le témoignage d’ouvriers et de paysans, victimes de ce prétendu libre-échange (pp.29–34).8 Agricultural liberalisation in Haiti s’est fait l’écho du SOS lancé par deux petits fermiers aux abois. Ségur Inodil Fils (Artibonite) déclare:
«C’est la libéralisation qui m’a appauvri. Elle a détruit ma vie. Maintenant je ne survis qu’en m’endettant de plus en plus. Je produis beaucoup moins de riz qu’auparavant. Mon revenu est réduit presque à la moitié de ce qu’il était. Je connais beaucoup de petits fermiers producteurs de riz qui ont émigré en République Dominicaine (notre traduction)».9
Wilbert George (Léogane):
«Quand l’usine de sucre (de Darbonne) a fermé ses portes, mon revenu a chuté de 80%…c’est comme si quelqu’un m’avait tranché la tête. Toute la région en a été affectée. La deliquance et l’insécurité ont augmenté sensiblement. Des femmes ont quitté leurs maris qui ne pouvaient plus subvenir aux besoins de la famille ou des maris ont quitté la communauté pour la même raison».10 (notre traduction)
Les jeux sont faits
Les jeux sont faits. Les dés sont jetés. Impossible des les piper sans rester dans l’abîme. Les masses, courageuses et déterminées, répondant à l’appel de leur leader, ont joué le tout pour le tout et l’ont élu au premier tour, sans oublier l’appui d’un secteur progressiste des classes privilégiées. Au tour du leader de montrer le même courage et la même foi. Il faut de toute évidence changer de direction. Sans renoncer à une assistance des pays du Nord, exemptant les pièges habituels qui en ont souvent fait un Cheval de Troie, il faut mettre le cap sur les pays du Sud. Se dresse donc, impérative, la volonté inébranlable de construire Haïti par nous-mêmes, avec l’aide fraternelle de tous les pays qui, dans le respect des droits et intérêts de chaque nation, ont déjà juré de se forger un nouveau destin. Au bout de la persistante obscurité percera, alors, la lueur de l’aube naissante.
—Franck Laraque, mai 2006 (Professeur émérite, City College, NewYork)
Notes
1. «Plus délaissée que Pauvre, Haïti vue du Ciel!» in Haïti en Marche, 5-11 avril 2006
2. McGuigan, Claire, March 2006 Agricultural Liberalisation in Haiti, Christian aid (p.4). Voir aussi Dewind & Kinley Aiding Migration. The Impact of International Development Assistance on Haiti.. NY Columbia University Immigration Research Program, 1986
3. Voir références.
4. Peck, Raoul, Monsieur le Ministre… Jusqu’au bout de la patience (.p.56) Edition Velvet.
5. Perkins, John, Confessions of an Economic Hit Man (p.212) Plume 2006
6. «Pour Intensifier la Culture du Riz: Fondation Groupe 73» in Haïti en Marche (p.12, p.14) 23 juin 2004.
7. «Appréhender dans sa réalité la structure de la production agricole en Haïti» in Le Nouvelliste (p.13) 24 juillet 2004.
8. Laraque, Franck, Défi à la Pauvreté (pp.29–34) CIDIHCA 1987
9. Agricultural Liberalisation in Haiti (p.17)
10. Idem p.23
Références
Haiti
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Delince, Kern, L’insuffisance de développement en Haïti, Pegasus Book 2000.
Département des Travaux Publics, «Possibilités d’Irrigation de la République d’Haïti,» 1927
Dupuy, Alex, Haiti in the World Economy, Westview Press 1989. Haiti in the New World Order, Westview Press 1996.
ECOSOF, SA, Panorama de l’Economie Haïtienne, 1997.
Fombrun, Odette Roy, Solution pour Haïti, Deschamps, 1994.
Laraque, Marie-Hélène, «Les Chefs Indiens du Canada donnent leur appui à la reconnaissance du Traité du Bahoruco conclu par le Cacique Henri» in Haïti en Marche, 7 avril 1999, et Panacea, summer & fall 1999.
Laraque, Paul et Franck, Haïti: La Lutte et l’Espoir, CIDIHCA 2003
McGowan, Lisa, Democracy Undermined, Economic Justice Denied, The Development GAP, 1997.
Péan, Leslie J.R., Economie Politique de la Corruption, Éditions Mémoire, 1998.
Pierre-Charles, Gérard, L’Economie haïtienne et sa voie de développement, Maisonneuve et Larose, 1967.
Richardson, Laurie, Kenbe Peyi a sou Kontwòl, Demokrasi nan Grangou, Grassroot International, 1997.
Autres Pays
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Dumont, René, Paysanneries aux abois, Éditions du Seuil, 1972
Galeano, Eduardo, Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine (traduit de l’espagnol par Claude Couffon) Plon, 1981.
Hawken, A. Lovins, L.H. Lovins, Natural Capitalism, Little, Brown & Co. 1999.
Laraque, Marie-Hélène, “The Human Cost of Development: The Indian of Brazil” in Third World Women, Third World Communications 1972.
Mander & Goldsmith, The Case against Global Economy and For a Turn Toward the Local, Sierra Club Books 1996.