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L’impasse haïtienne: ses enjeux, dangers et possibilités

—par Eddy Toussaint

Après plus de trois années d’immobilisme, de neurosisme de petits chefs et de luttes inter-tribales, des élections municipales et législatives avaient finalement eu lieu en Haïti le 21 mai, 2000. Elles s’étaient déroulées, en dépit de maintes prédictions néfastes, dans la discipline, le peuple participant avec une certaine dignité.

Cependant, ça n’allait pas aboutir dans l’ordre jusqu’au bout. À la fois, les rhétoriciens de l’idéal «État de droit», et ceux-là mêmes chargés pour le défendre, ne voyaient aucun problème à arbitrairement manipuler ça et là les scrutins pour faire passer en premier tour leurs candidats préférés, contrairement à l’esprit et la lettre de la loi électorale. Ne voulant pas cautionner la fraude, Léon Manus, le propre président de l’institution nationale en charge des élections (CEP), avait sonné le glas, à son corps défendant, et s’enfuyait dans l’exil. Les ennemis du régime lavalassien dénonçaient vite toute l’opération comme un délibéré tour de main par celui-ci pour réinstituer la dictature en Haïti.

Nous doutons fort qu’il y ait une systématique stratégie planifiée par Préval et Aristide pour imposer la dictature lavalassienne sur Haïti; mais il ne fait aucun doute que les résultats des élections du mois de mai 2000 étaient biaisés et foncièrement compromis. Malheureusement, au lieu de rectifier la situation par des actions fermes et rapides, le gouvernement Préval la laissait se polariser et détériorer à l’extrême.

L’un des plus salutaires accomplissements du nouveau gouvernement Aristide serait de restaurer la confiance dans le projet démocratique haïtien par des initiatives concrètes, empiriquement vérifiables. L’une d’entre elles, assurément, serait d’adresser la question du décompte des scrutins du premier tour des sénatoriales, dans un esprit rectificatif qui prenne en compte et respecte l’intention démocratique de la loi électorale.

Par exemple, des élections partielles couvrant le nombre des candidats lavalas placés en ballottage ne remettraient fondamentalement pas en question le contrôle politique par les lavalassiens des deux chambres de l’Assemblée nationale. En fait une telle initiative par Aristide renforcerait le prestige et la légitimité du nouveau gouvernement en lui attribuant une intention démocratique.

Quant à la dite «opposition», le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas vraiment définie. Peut-on vraiment parler d’une seule et même opposition quand on se referre à ce fourre-tout dénommé «Convergence démocratique»? Elle regroupe tout à la fois cette frange de l’ancienne coalition FNCD qui se sépare maintenant d’Aristide et du lavalassisme et qui allie des éléments de la gauche, des rapatriés progressistes, des libéraux citadins, ennemis de l’obscurantisme papadocratique, avec des nostalgiques de l’ancien régime macouto-duvaliériste, et autres irréductibles putschistes dont le principal objectif est la défense des privilèges de l’oligarchie terrienne rétrograde, sanguinaire et réactionnaire?

Refus de la polarisation

En 1994, dans une série de reportages spéciaux dans le journal américain The Nation, Allan Nairn a parlé de l’investissement politique et économique de la CIA en Haïti. Selon Nairn, dans l’esprit de pouvoir contrôler le déroulement de la crise haïtienne, la CIA avait «engrossi sa station en Haïti, y dépêchant de plus en plus de cadres et recrutant de nouveaux agents». Allan Nairm était le premier à dévoiler les relations de la CIA avec des groupes extra-gouvernementaux, notamment le FRAPH. Ce serait dans l’ordre de la mission traditionnelle de la CIA d’inventer d’artificiels conflits par voie de la désinformation pour aiguiser les antagonismes, créer la discorde, donc diviser le camp populaire dans le but de l’affaiblir, donc le contrôler complètement.

L’actuelle division au sein du mouvement populaire haïtien témoigne du grand succès de l’action destabilisatrice de l’impérialisme américain en Haïti. Toute possibilité de revitalisation du mouvement populaire—et d’un programme de libération politique et de développement économique—passe par une nouvelle coalition entre les diverses forces vives et productrices du pays: paysans, travailleurs d’usines et du secteur service, les fonctionnaires, les membres des professions libérales, les intellectuels et créateurs artistiques, les organisations de femmes, les organisations civiques, les organisations dites «populaires», etc. Le pire ennemi aujourd’hui, c’est la mesquinerie partisane de la nouvelle classe politique, et les réflexes revenchistes de l’ancienne oligarchie.

Beaucoup d’entre nous seront invités—et tentés—à joindre les rangs soit d’un gouvernement Aristide dénudé de ses principes d’origine, soit d’une «opposition» stérile, retranchée dans ses vagueries personnalistes, ses rêveries nostalgiques, quand elle n’est pas simplement donnée dans la violence zenglendo. Cette tentation étant identifiée, il y a grande place en Haïti pour une opposition constructive—ou un soutien critique stratégique—au gouvernement Aristide; d’autant que la base du lavalassisme demeure le gros peuple animé par les idéaux de la liberté et de la justice sociale.

Pour l’heure, le peuple est pour la plupart disposé à soutenir Aristide, mais sa patience ne sera pas permanente. Au juste, il ne mettra pas longtemps pour évaluer la chance d’Aristide au succès; il suffit de voir comment il se démène pour dénouer la présente crise: Jouera -t-il le rôle perduré du tyran grahamgreenesque des tropiques ou celui d’un leader moderne, soucieux des besoins de son peuple? Verra-t-il la forêt et ses multiples arbres ou simplement la longévité d’une seule branche de l’arbre? Verra-t-il les idéaux et aspirations de toute une nation ou les intérêts mesquins d’une clique de malfrats?

En fait, à en juger par son style de gouvernance durant son premier mandat, et compte tenu surtout de la géopolitique ambiante, il ne faut attendre de rien extraordinaire du présent gouvernement Aristide; en tout cas pas dans le sens de la mise sur pied d’un gouvernement de libération populaire éclairé par les principes du droit et de développement national. Au mieux, il gérera la permanente crise politique et économique à l’instar du gouvernement Préval dont le seul accomplissement aura été d’être moins répressif que ses prédécesseurs; et là encore cela n’est pas tout à fait sûr, si on tient compte des répressions durant la campagne électorale de printemps 2000.

En outre, nous n’insisterons jamais trop que l’essentiel, ce n’est pas tant le gouvernement et son programme, mais la praxis de toute une société pour changer la vie, pour donner à l’idéal de vivre une dimension de plénitude, voire de splendeur.

Double tentation, double péril

En effet, l’un des problèmes d’Haïti est la tendance à attendre un messie ou des miracles du gouvernement, au dépens des potentialités de la société civile. C’est l’heure aujourd’hui de renverser la vapeur—et les réflexes—et donner au pays les infrastructures sociales et économiques indispensables à son développement.

Ayant nommé Gérard Gourgues comme son président parallèle, l’opposition dit qu’elle entend encore former son propre gouvernement. Comment le fera-t-il? Quelles seront les modalités de son fonctionnement? Placera-t-elle en face de chaque bâtisse ministérielle une correspondante contre-bâtisse ministérielle? Qui approuvera et manufacturera les passeports? Lequel des deux ministres de l’intérieur contrôlera la police? Ce sont autant de questions à implications dangereuses.

Après la longue succession de malheurs et de tragédies qu’a subie le pays durant ces dernières décennies, c’est bien irresponsable de la part de l’opposition de vouloir empirer la crise jusque vers l’abîme. Étant l’un des pays les plus pauvres et démunis du monde, avec un très haut taux d’analphabétisme, d’érosion écologique, d’hémorragie émigratoire, de malnutrition et de mortalité infantile, tout projet politique sérieux pour Haïti se donnerait comme priorité la solution de ces problèmes. Et non pas, comme on le voit maintenant, l’endurcissement des réflexes tribaux, l’amplification des passions dogmatiques, l’engloutissement dans la barbarie.

À poursuivre le scénario respectif des deux camps jusqu’a la victoire escomptée, nous aboutirions à une situation inacceptable dans l’un ou l’autre cas. La victoire de la position officielle, à savoir que le résultat des élections législatives de mai 2000 soit non-négociable, serait fort désastreuse en ce qu’elle implique que les irrégularités, voire la fraude allégée ne soient pas des sujets de contention légitimes et que tout est permis quand il s’agit d’assurer la victoire des candidats favoris du gouvernement. Pour un mouvement contestataire, comme l’a été à l’origine le mouvement lavalas, qui a tiré sa légitimité de par sa lutte contre l’arbitraire et l’obscurantisme, défendre une telle position serait fort intenable. De plus, elle ne réussira pas, c’est certain. La politique de la table rase et de la terre brûlée est peut-être captivante émotionnellement, mais c’est loin d’être le meilleur programme de développement pour un pays.

Quant à une victoire des positions déclarées de l’opposition, à savoir tout bonnement le remplacement du gouvernement Aristide par le gouvernement «parallèle» de l’opposition, ce serait non seulement inacceptable mais aussi impossible à maintenir sans la répression violente de la grande majorité du peuple haïtien, qui continue toujours d’appuyer Aristide.

La lutte actuelle entre le régime lavalas et l’opposition est conforme à la lutte de pouvoir qui s’engageait depuis bientôt cinq ans au sein de l’ancienne alliance entre les classes moyennes, les intellectuels et les pauvres qui prenaient le pouvoir en 1991. Pour ceux-ci, lavalassiens de choc comme ils furent jadis fignolistes de choc, Aristide est important parce qu’il est l’un des rares leaders haïtiens à poser le problème en termes d’identification symbolique à leurs aspirations, même si la révolution sociale n’est pas vraiment son objectif. En fait comme il a dit lui-même en 1994, son objectif principal pour Haïti est de passer «de la misère à la pauvreté», avouant ainsi qu’il a nulle intention de redistribuer les richesses, l’une des revendications fondamentales du peuple. Mais pour un peuple qui a connu le mépris durant toute son histoire, l’effet symbolique est autant important que la réalité.

Comme on le sait, le lien entre le populisme, le culte de la personnalité et le fascisme est un lien qui mène directement à la catastrophe. Tout comme Mussolini, Papa Doc n’avait que faire de son opposition, spécialement l’opposition de gauche qui dénonçait son populisme comme une trahison des aspirations de ce peuple même dont pourtant il se réclamait. Cependant, nonobstant les crédos démocratiques de certains membres individuels de la Convergence démocratique, aussi bien que les positions critiques de certains intellectuels et groupes militants, l’opposition à Aristide est généralement à sa droite, une droite légitimiste qui le traite comme un usurpateur.

Notre position est que ni l’un ni l’autre est exempt de critique. Tout de même, après de deux cents ans de gouvernement bourgeois en Haïti, la simple équité impose qu’on donne à Lavalas sa chance en reconnaissant le présent gouvernement Aristide, même si on doit demeurer vigilant contre toute déviation à la tyrannie fasciste.

Naturellement, l’autre péril, également redoutable, demeure la guerre civile ou une nouvelle occupation étrangère, comme semble l’inviter la rhétorique incendiaire de plus d’un pour qui le choix est entre l’acquisition de pouvoir ou le précipice. Solliciter l’appui de Jesse Helms et de George W. Bush pour renverser Aristide n’est pas particulièrement une preuve de patriotisme, à moins qu’on accepte l’image de «république figue-banane» attribuée à Haïti…

Esquisse d’une solution

Face à l’actuelle impasse, notre proposition est que le gouvernement Aristide présente à l’opposition, dans la bonne foi et l’esprit civique, des propositions de négociation claires qui indiqueront ou impliqueront qu’il reconnaisse la légitimité de leurs revendications. Par exemple, les deux camps peuvent trouver un compromis dans l’échange suivant: le gouvernement accepte d’organiser des élections partielles couvrant les résultats contestés des élections sénatoriales de mai 2000, l’opposition reconnaît l’élection d’Aristide à la présidence, consentant à jouer désormais une opposition légale, respectueuse des stipulations de la présente constitution du pays, qui par ailleurs reconnaît l’alternance démocratique, c’est-à-dire le remplacement d’un gouvernement par un autre par des moyens démocratiques.

Si elle est présentée dans la bonne foi et le respect de l’autre, une telle proposition trouverait certainement un consensus dans la classe politique haïtienne, excepté peut-être chez les irrédentistes/obstructionnistes de la droite revancharde qui n’accepteraient jamais la légitimité d’Aristide, et les démagogues de la gauche qui joueraient les jusqu’au-boutistes pour conforter leur chapelle.

Comme nous le disions plus haut, la crise ne va pas simplement disparaître sans l’action décisive de ses protagonistes. Il faut choisir entre plusieurs additionnelles années de crise, avec tout ce que cela implique en termes d’enfoncement du pays dans la misère, et une solution démocratique qui renforcerait les institutions nationales, donnant ainsi au pays une nouvelle chance de départ.

Nous sommes de ceux qui croient encore qu’Haïti a grand besoin d’une révolution. Mais puisque le peuple a aujourd’hui les moins légaux pour prendre le pouvoir, ce serait une formidable révolution en elle-même s’il y est constitué un gouvernement qui respecte le processus constitutionnel et la force du droit et de la loi. La démagogie, c’est fini!

C’est le grand honneur d’Haïti d’avoir connu une pléthore de héros dans sa riche histoire, certains astucieux et géniaux, d’autres magnanimes et braves, comme Capois Lamort dont les prouesses guerrières avaient tant impressionné le général français, Rochambeau, qu’il avait ordonné, en pleine bataille, un temporaire cessez-le-feu pour présenter les honneurs militaires à Capois. Héroïques furent les actes de Boukman, de Toussaint, de Dessalines pour mener le pays à l’indépendance. Héroïques également la résistance de Charlemagne Péralte et Benoît Battraville, le renversement de Bébé Doc par la mobilisation populaire, l’arrivée d’Aristide au pouvoir en 1991 contre la volonté des puissants…

Cependant, ce dont le pays a peut-être le plus grand besoin aujourd’hui, c’est un nouvel héroïsme basé, non sur la guerre, la révolution, la résistance et les manifestations de masse (quelque indispensables qu’elles puissent être en certaines circonstances), mais sur la construction d’une société moderne et développée, avec ses caractéristiques propres bien sûr, mais suivant les normes internationales reconnues. L’héroïsme d’État et de ses serviteurs sera évalué par le nombre d’initiatives prises pour faire avancer le pays. Combien d’écoles qui sont bâties, de cliniques et d’hôpitaux qui fonctionnent, de sans-abris qui trouvent une place pour vivre ou de chômeurs qui trouvent du boulot?

Le succès du nouveau gouvernement Aristide sera fonction de sa capacité à accomplir les objectifs plus haut cités. Le plus rapidement qu’il résoudra cette présente pseudo-crise, le plus de temps qu’il aura pour consacrer aux choses sérieuses. Sa popularité lui servira beaucoup, c’est certain. Mais c’est une épée à double tranchant. Elle lui procurera assez de latitude pour prendre des décisions difficiles dans les moments difficiles, mais elle lui causerait également sa perte s’il trahissait la confiance du peuple et ses aspirations au changement.

En fin de compte, ce ne sera pas d’une initiative du gouvernement que viendra le changement de société tant souhaité, mais de la praxis collective de toute la société civile haïtienne. Il viendra de l’émergence de tout une nouvelle classe d’hommes et de femmes pour qui la fonction publique est importante non pas comme vaches à lait pour leur vanité personnelle, mais comme une noble vocation pour la défense du beau, du vrai, du bien et du juste. Elle est importante parce que importante est une population scolarisée et éduquée, importante une collectivité où personne ne meure de la malnutrition et du manque de médicaments.

Espérons que tel sera le crédo de la nouvelle coalition, une nouvelle coalition qui en a assez des querelles stériles au sein de l’ancienne coalition lavalas, car les besoins demeurent pressants tandis que les idéaux et les enjeux demeurent les mêmes, malgré la trahison de plus d’un, malgré le passage du temps et de l’histoire.

—Eddy Toussaint Boston
publié dans l’hebdomadaire Haïti en Marchedu 21 au 27 février 2001

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