À l’heure où nous publions ce texte (décembre 1995), une crise de plus en plus ouverte se développe dans les relations entre l’administration Clinton et le gouvernement Aristide. Le contentieux porte essentiellement sur trois points principaux où les intérêts stratégiques du gouvernement lavalas ne «se rapportent» pas à ceux de son protecteur américain, à savoir: 1) la privatisation des propriétés de l’État, 2) la violence politique et l’impunité des criminels, 3) la demande du peuple qu’Aristide reste au pouvoir pour compenser les trois années de coup d’État. Vient aussi s’y ajouter la révélation que les occupants se sont emparés de cent-cinquante mille pièces de documents qui attestent des activités macabres des putschistes-fraphistes, et refusent de les remettre à la justice haïtienne malgré la requête formelle du gouvernement lavalas.
En effet, comme nous l’anticipons dans le texte ci-dessus, ce genre de contradiction était inévitable de par la nature même du ménage Clinton-Aristide: une relation bâtie sur une sorte d’hybridité historique entre l’impérialisme triomphaliste et un peuple en processus révolutionnaire. Il n’était dès lors qu’une question de temps pour que le mirage s’éclipse et que la réalité revienne par la fenêtre… La résurgence de la violence politique, comme l’en témoigne la récente vague d’assassinat, y compris celui de Jean-Hubert Feuillé, augure mal de la «transition pacifique» souhaitée par la pax americana. C’est aussi très révélateur que dans presque tous les points de discorde ci-mentionnés, les revendications sont formulées par le peuple, mollement soutenues par le gouvernement lavalas et fortement opposées par les États-Unis.
Naturellement, ça nous fait du plaisir de retrouver dans Aristide (au cours de ces trois dernières semaines) le militant combatif de jadis quand il fait appel au peuple pour désarmer les ex-putschistes. Il a aussi plus ou mois tenu tête aux demandes les plus extrêmes des vautours spéculateurs pour exproprier l’État jusqu’aux os, et son gouvernement a maintenu une certaine velléité pour juger les criminels du ci-devant régime. Mais tiendra-t-il le coup? On s’en doute bien.
En fait, si on se réfère aux habitudes d’agir jusqu’ici, tout indique qu’Aristide finira par céder aux Américains sur tous les points de conflit. Et cela d’autant plus que les pressions se font de plus en plus insupportables, non seulement sur Aristide par Clinton, mais surtout sur Clinton lui-même qui, en pleine campagne pour sa réélection, fera tout pour concilier ses critiques du Congrès et du parti républicain, quitte à sacrifier Aristide. S’agissant du prolongement de son mandat, Aristide vient déjà d’indiquer, le 28 novembre dernier, qu’il fera comme Clinton l’exige: il partira en douceur.
Ce fut, il est vrai, sous des pressions énormes venant à la fois de l’administration Clinton et des médias influents. Ceux-ci font déjà les surenchères, et les images familières d’un Aristide «fiévreux», «irresponsable» ou «prêtre rouge» réapparaissent comme du temps de la déstabilisation précédant le coup d’État et celui de sa justification après son lancement. Un éditorial du New York Times du 26 novembre titre d’emblée: «La rhétorique mortelle de Mr. Aristide», poursuivant sur un ton d’inquisition où Aristide est accusé de causer la mort «d’au moins dix personnes», de vouloir «détruire la meilleure chance qu’Haïti ait jamais eue à la démocratie» et de «délibérément provoquer la terreur». À lire l’éditorial on penserait qu’Aristide était en train de mettre Haïti à feu et à sang pour avoir énoncé l’évident: les quartiers des zotobres (richards) ont truffés de criminels à armes lourdes activement engagés dans la violence contre le peuple et que celui-ci se doit de participer dans leur désarmement.
Pourquoi tout de même une telle virulence d’attaque contre un homme qui a beaucoup coopéré avec le régime d’occupation? La raison nous semble être le fait qu’Aristide reste encore très populaire parmi un peuple qui continue à lutter et qui, de ce fait, exerce sur lui des pressions autrement incontournables. Ce qui inquiète à la fois la bourgeoisie pro-putschiste et l’impérialisme. Ainsi, la logique de l’occupation a-t-elle placé Aristide entre l’enclume et le marteau, c’est-à-dire entre l’agenda réactionnaire du camp impérialisme/bourgeoisie locale, et les revendications révolutionnaires du peuple. Ce seront finalement la tension, l’ampleur et la consistance des battages revendicatifs du marteau-peuple qui décideront de l’enjeu de la lutte. Le peuple doit donc continuer la mobilisation. Avec ou sans Aristide.