1. La Marche d’un million d’hommes
Plus d’un million d’hommes noirs déferlent sur Washington DC, le 16 octobre écoulé, dans ce que les leaders et organisateurs de l’action appellent, «La Marche d’un million d’hommes», solennellement convoquée pour faire acte d’«atonement», c’est-à-dire se donner en expiation morale pour les manquements, les faiblesses, les faillites de l’homme noir quant au devoir qui lui est incombé en premier chef: celui de pourvoyeur de sa famille et de «participant positif» dans le devenir de la communauté.
Initiée et organisée par La Nation de l’Islam—l’organisation des musulmans noirs—et activement soutenue par la plupart des organisations et personnalités militantes noires, la Marche a pratiquement renversé la métaphore d’expiation du côté des Noirs vers l’Establishment blanc dominant, appelant pour une «plus parfaite union», selon l’expression du leader islamique noir, Louis Farrakhan, qui remonte à l’histoire pour rappeler aux manifestants que sur cette place même où ils se tiennent, leurs ancêtres furent «amenés enchaînés pour être vendus en esclavage», dénonçant le premier président américain, George Washington, pour avoir été «un maître d’esclaves».
En plus de l’atonement, la Marche a proclamé la «réconciliation» comme un autre objectif fondamental de sa mise au point; mais une réconciliation qui doit être bâtie sur la reconnaissance du fait, comme le dit Farrakhan dans son allocution de clôture, citant la conclusion des deux études officielles connues sous le vocable «Rapports Kern», que le fossé de division entre les races (le great divide»), reste aujourd’hui encore, trente ans après les grandes conquêtes du mouvement dit des «droits civiques», un élément fondamental des relations interraciales, parce que tout simplement les États-Unis demeurent divisés entre «deux sociétés, l’une blanche l’autre noire, et toujours inégales», une réalité, conclut Farrakhan, activement encouragée par la philosophie de la «suprématie blanche» qui continue d’inspirer et guider à la fois les institutions d’État et la politique gouvernementale, pervertissant ainsi ses plus nobles proclamations.
Naturellement, la Marche a eu aussi son flot de détracteurs, qui la dénoncent comme non seulement une initiative «sexiste», à cause de son exclusivité masculine, mais surtout comme une entreprise douteuse parce que son initiateur principal, Louis Farrakhan, connu pour ses déclarations franches et enfiévreuses sur «l’état» des relations raciales, est la force principale derrière sa matérialisation. L’ironie c’est que la principale justification énoncée par certains milieux bien-pensants pour discréditer son bien-fondé, à savoir l’exclusion de la femme dans la marche, n’a pas été vécue comme un problème par les communautés concernées. En fait, à part une poignée d’éléments notables de l’élite politique noire, femmes comme hommes, comme par exemple Roy Wilkson, Angela Davis, Allan Powell ou le comité hiérarchique du NAACP qui dénoncent le «double message» de la marche, l’initiative a été embrassée avec grande ferveur par l’immense majorité des organisations et personnalités respectables de la communauté noire, y compris le Black Caucus, le FNCC, Rosa Park, Jesse Jackson, Ben Chavis, Gwen Brook, Louis Brown, Joseph Lowerty, Al Sharpton, Betty Shabazz, John Conyers, Charles Rangels, Dr. Fulani, Maya Angelou, Bill Crosby ou Stevie Wonder. Bien émouvante a été l’image des femmes noires encourageant et préparant, avec enthousiasme et fierté, leur frères, leurs maris ou leurs fils pour se rendre dans la marche.
Et bien que l’exclusion des femmes ait été une grande source d’inconfort pour nombre de militants qui condamnent tout rapport de domination de l’homme sur la femme, l’esprit et l’objectif de la Marche étaient loin d’être «anti-femmes». En fait, en dépit de ses sempiternelles références à Dieu, à la famille et à la communauté, la Marche a été une marche essentiellement «politique», posant son accent sur des problèmes politiques spécifiques confrontés par les pauvres et les Noirs. La singularisation même des déboires de «l’homme noir» est compréhensible dans le contexte de la société américaine; car après tout, dans la problématique générale de l’oppression des Noirs, il y a bien un «problème d’homme noir» en particulier aux États-Unis.
L’affaire O.J. Simpson elle-même, en dépit de son voyeurisme médiatique, a été vécue par la communauté noire comme un signal d’alarme sur une «systemic pattern», c’est-à-dire une systématique entreprise de criminalisation et de dévalorisation par les institutions blanches des leaders et idoles noirs américains dans les multiples positions d’autorité, que ce soit dans les arts, dans le sport, dans l’université, dans le gouvernement, dans la politique, ou simplement dans la société en général. Dans les accusations, les inculpations ou les condamnations publiques des figures aussi vénérées telles le maire Marion Barry, le boxeur Mike Tyson, l’ancien président du NAACP, Ben Chavis, le chanteur Michael Jackson, le Congressman Al Reynolds, l’écrivain en attente d’exécution, Mumia Abu-Jamal ou de la vedette sportive et télévisuelle, O.J. Simpson, ils décèlent, non une coïncidence, mais une plus délibérée offensive discriminatoire contre les Noirs. Certains parlent même de politique de «génocide» contre ceux-ci.
Et si on y ajoute le fait, comme le montre un récent rapport public, que un sur chaque trois jeunes hommes noirs est impliqué dans des ennuis judiciaires et que la totale population des prisons est surchargée d’une moyenne de 52% de Noirs, pour la plupart pauvres, alors que ceux-ci constituent seulement 15% de la population générale. Sans compter les ravages humains causés dans les communautés noires par la prolifération de la drogue et des armes à feu contrôlées par les grands trafiquants d’affaires blancs. Racisme? Absolument, comment autrement désigner les effets objectifs d’un système d’injustice si racialisé? Comment mieux déterminer sa perversité si ce n’est dans la mathématique catastrophique des masses de personnes qu’il exclue, dégrade, exploite, déshumanise ou tue au nom de la suprématie d’une race?
En fin de compte, malgré les controverses—dans les milieux surtout blancs—sur le bien-fondé et la légitimité de la Marche, l’establishment politique, lui, sait de quoi il s’agit: une masse de plus d’un million d’hommes qui descendent dans la rue pour «changer la vie». La mathématique de cette contestation est en elle-même un facteur incontournable dans le rapport de force, et c’est justement pourquoi les tenants du système avaient tant fait pour la discréditer et compromettre sa réussite.
2. La Conférence des femmes
Il faut dire que cette marche a eu lieu à peine deux ou trois semaines après la triomphante conclusion de la Conférence des Nations-Unies sur la condition féminine à Pékin, où une très musclée délégation américaine, présidée par la femme du président, Hillary Clinton, a pris la vedette pour avoir dénoncé la condition de la femme en Chine, se présentant ainsi comme la championne des droits de la femme aux États-Unis. Entre ces deux événements, apparemment dissociés, il y a cependant un pont d’identité: des femmes qui dénoncent des «sociétés d’hommes» pour leur mépris des droits de la femme, et des hommes qui récriminent ces mêmes «sociétés d’hommes», y compris eux-mêmes, pour la faillite de l’idéal humain.
La Conférence des femmes a dénoncé avec éloquence la continuelle exploitation des femmes dans la plupart des cultures et sociétés humaines, à l’Est comme à l’Ouest, au Sud comme au Nord. Après avoir démontré que la violence physique sur les femmes par les hommes, comme il est malheureusement courant dans nos sociétés, est un abus systématique des droits de la femme, la Conférence a fait une synthèse judicieuse entre les «droits de la femme» et les «droits humains» plus fondamentalement, énonçant, dans ses résolutions de conclusion—sa plate-forme—toute une liste de principes qui, d’après Rubi Norfolk, une participante à la conférence, ont obtenu non seulement l’engagement des Tass participants, mais qui surtout établissent des mécanismes de vérification de leur observance. Ce qui, bien entendu, ne peut que faire avancer le champ des objectifs libérationnels poursuivis par les femmes.
Cependant, en dépit de son extensive rhétorique sur les malheurs de la femme dans le monde, la délégation américaine a pratiquement mis en sourdine ou, en tout cas, a failli de porter un accent suffisant sur les conditions de la femme aux États-Unis mêmes où, à l’instant même, un assaut systématique est en cours, venant du Gouvernement fédéral lui-même, contre les femmes, particulièrement contre les femmes pauvres, blanches comme noires: les mères célibataires, les mères mineures qui vivent de l’assistance publique, ou simplement toutes les femmes bénéficiaires—pauvres, moins pauvres ou des classes moyennes—des lois de l’Affirmative Action qui protègent jusqu’ici certains de leurs droits et que le Congrès entend maintenant démantibuler.
3. L’affaire O.J. Simpson
Naturellement, dans le décor de fond de ces deux événements politiques (la Marche et la Conférence), resplendit la tragédie dictractionnelle de l’affaire Simpson: un homme noir accusé du meurtre de sa femme blanche et de son ami blanc. On le sait, les deux groupes raciaux ont soutenu des positions diamétralement opposées sur à la fois l’accusation et le verdict: les Blancs croient Simpson à priori coupable et s’indignent de l’acquittement, tandis que les Noirs y voient un autre exemple de la persécution de leur race et se réjouissent qu’il soit trouvé innocent. Par sa singularité pour avoir inclus la race, le sexe, la fortune et la vanité dans un grand cercle médiatique, l’affaire est devenue la «cause célèbre» par excellence—et a tout autant contribué à l’intensification de la tension entre les groupes ethno-raciaux aux États-Unis, particulièrement entre les Noirs et les Blancs.
On comprend bien que tout le monde ait tiré son profit de l’affaire: le policier sadique qui hait les Noirs et qui fabrique à gogo les délits et les preuves pour les condamner; les femmes qui demandent justice pour les abus (et assassinats) perpétrés sur leurs congénères par les males (noirs comme blancs) qui leur réclament comme propriété le raciste invétéré qui condamne toute relation sentimentale entre les races; les Noirs qui y décèlent l’habituelle vilenie d’un système judiciaire qui les victimise pour plus de quatre siècles; les anxieux de la majorité blanche—ou de la société en général—qui questionnent leur propre fantasme meurtrier contre les démons de l’aliénation; et, surtout, les grands producteurs du média et du show-business qui jouent sur le sensationnalisme de l’affaire pour empocher des profits gargantuesques.
Sans compter, bien entendu, le système politique gouvernemental lui-même: l’affaire Simpson lui ayant procuré l’effet de distraction suffisant pour passer en douceur des législations anti-populaires autrement scandaleuses, ou pour énoncer des jugements douteux, comme par exemple la condamnation des dix inculpés de New York, accusés de planifier des actions de destruction terroristes à travers la ville de New York. Ce n’est pas un hasard que le verdict de leur condamnation, sur des pièces d’inculpation aussi douteuses que celles d’O.J. Simpson, soit venu trois jours avant le verdict Simpson, dont le suspense captivant qu’il suscitait a servi de sédatif pour désensibiliser l’opinion sur un autre cas d’abus des institutions judiciaires par des parties intéressées.
En résumé, tout comme l’incarcération des pauvres et des Noirs est devenue aujourd’hui, aux États-Unis, une industrie florissante qui criminalise toute une génération pour maintenir et augmenter sa marge de profit, le racisme entre les races et la domination de la femme participent d’une stratégie délibérée de la part du système d’oppression pour dissocier et entre-antagoniser des groupes de pression contestataires potentiellement en mesure de renverser l’ordre injuste: l’eau qui coule n’amasse pas de mousses, dit le proverbe, autrement dit, s’ils sont préoccupés à s’entre-déchirer dans leur petite guerre intestine, ils n’auront pas le loisir pour emmerder l’ordre socio-politique exploiteur qui fonde leur malheur.