C’ est depuis trois ans que les États-Unis manœuvrent, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, pour trouver à son implacable projet d’invasion d’Haïti l’appui de la communauté internationale. Eh bien, non seulement qu’il l’a obtenu du Conseil de Sécurité de l’ONU (résolution 940 du 31 juillet 1994), il a aussi arraché le feu vert du gouvernement légitime d’Haïti. Maintenant, l’invasion militaire en Haïti pour y rétablir la démocratie à la caprice de Bill Clinton. Si bon nombre de résistants ont choisi de co-opter pour l’occupation américaine, il y en a bien de combattants qui, inconditionnellement, s’y opposent. Et le peuple aussi n’acceptera jamais qu’on lui enlève ce que, après tant de coups de poignard reçu il lui reste de souffle…
Ce peuple d’Haïti qui s’est libéré par la force des armes (1804) et à travers les marges de circonstances historiques a forgé des institutions dans le cadre de son projet d’une Nation libre et indépendante. Le voilà, à moins de dix ans d’un bicentenaire d’indépendance, hanté par le spectre d’intervention militaire américaine. L’épouvante recrute pourtant bien de laquais qui, dans le temps, ont toujours été aux côtés des occupants de ce pays. Ils ne se faisaient pas prier pour manœuvrer à la solde de l’Europe et des États-Unis contre l’indépendance du jeune État (années 1820–45); alors que le racisme européen, celui des États-Unis et du Vatican contre la première République noire indépendante s’affichait au grand jour. Et qu’au moment même où les puissances colonialistes et religieuses se liguèrent contre Haïti, elles se battaient l’une contre l’autre, les unes contre les autres pour s’approprier des ressources…de ce coin de terre des nouveaux libres.
Les Anglais, avant même la reconnaissance conditionnelle de l’indépendance d’Haïti par la France (1825), furent les représentants par excellence des firmes étrangères. Suivirent le Danemark, le Pays-Bas et la Suède. Entre temps, le Vatican n’aménagea pas son indifférence à l’égard d’Haïti. Quant aux États-Unis, qui ne reconnaissait notre indépendance qu’en 1862, pour favoriser l’exportation américaine, ce pays devient depuis le principal réseau proliférique de dommages, de maux et de cauchemars dont souffre le peuple d’Haïti. C’est surtout en Haïti que les États-Unis eurent à expérimenter le néo-colonialisme. L’occupation américaine en 1915 devait, entre autres, rassurer l’appétit galopant des capitalistes américains, en changeant à leurs intérêts nos conditions…
Pour une meilleure appréciation du danger d’intervention militaire américaine nous avons extrait du livre de Michel Rolph Trouillot1, un important texte d’analyse sur l’occupation américaine en Haïti que nous reproduisons textuellement:
Le legs américain
Les Racines historiques de l’État Duvaliériste
—par Michel-Rolph Trouillot
«On a comparé François Duvalier à un cyclone. Salnave évoque peut-être un incendie de brousse. S’il fallait trouver un désastre naturel pour peindre les effets de l’occupation américaine sur Haïti, il faudrait évoquer un tremblement de terre, un séisme sous-terrain qui aurait sapé les faibles fondations d’une maison déjà branlante exposée aux coups de l’ouragan dont il préparait la route.
Je ne parle pas ici des intentions: elles n’étaient pas nobles, sans doute. Pourtant, l’impact de l’occupation ne doit point être apprécié en fonction de ces intentions, mais en fonction de ses effets sur la structure qu’on a décrite plus haut2. Lue dans cette perspective, l’occupation prend les proportions d’un désastre.
Un nombre croissant d’auteurs continue d’exposer au jugement du public les actes de l’occupation (Castor 1971; Schmidt 1971; Millet 1978; Gaillard 1978–84; Nicholas, s.d; Langley 1980; Corvington 1984). Le tableau empirique est loin d’être complet. Mais on peut suggérer sans grand risque que l’occupation stabilisa la monnaie nationale et réduisit momentanément la corruption de l’administration publique qui, depuis Domingue, ne connaissait plus de bornes. Ces deux réalisations, à leur tour, continuèrent à réduire la dette étrangère—mais non sans priver la nation des capitaux autrement nécessaires. (Nul n’a encore fait le compte des mouvements de capitaux pendant l’occupation, mais je maintiendrai jusqu’à preuve empirique du contraire que le mythe d’un influx massif de capital pendant ces vingt-neuf ans, n’est…qu’un mythe). Il faut ajouter aussi à l’actif de l’occupation que la présence des Marines rompit la série de coups d’État militaires, parfois sanglants, qui marquaient jusque-là les successions présidentielles.
Au-délà de ces réalisations sans doute notables, l’occupation exacerba les contradictions fondamentales de la structure socio-économique et élargit les dimensions de la crise. Et vu les effets de ce renforcement, vu la délicatesse de la balance du dix-neuvième siècle, on peut aisément passer sur ces actifs: le jeu ne valait pas la chandelle. Au niveau des rapports fondamentaux, l’occupation n’améliora rien et compliqua presque tout, et dans des proportions désastreuses. Désastre, parce qu’elle renforça les contradictions de base inhérentes à la structure socio-économique. Désastre, parce qu’elle renforça des conflits historiques, comme le préjugé de couleur. Désastre surtout, parce qu’elle détruisit les maigres garde-fous du système et renforçait la centralisation fiscale, marchande et militaire.
On étudiera ici, à tour de rôle, le renforcement de la centralisation fiscale et marchande et le nouveau militarisme» (…)
La centralisation fiscale et marchande
Il est des mythes plus tenaces que d’autres. Et s’il fallait accorder des primes, l’une irait sans doute à cette tradition qui veut que l’occupation ait tant soit peu modernisé et/ou diversifié l’économie de ce pays. Rien n’est plus faux. En fait, l’occupation américaine renforça les vieux mécanismes économiques du dix-neuvième siècle. On démontrera que:
- L’occupation accrut notre dépendance économique en renforçant le rôle du café dans nos exportations.
- L’occupation accrut l’injustice de base inhérente au système fiscal en renforçant la contribution des impôts douaniers au maintien de l’État.
Sur ces deux points, au moins, nous tombons d’accord avec les officiels de Washington. Moins d’un an à peine avant le départ des Marines, le conseiller économique nord-américain admettait lui-même l’échec économique de l’occupation. Son rapport de 1933 reconnaissait qu’il n’y avait eu aucun progrès tangible dans les deux domaines les plus cruciaux: la diversification des exportations et le déplacement de la principale source des revenus de l’État des impôts douaniers aux taxes internes (De la Rue 1933: 76). En fait, les propres statistiques du conseiller révélaient que la situation était pire en 1933 que dans les premiers jours de l’occupation.
De 1916–21 à 1932–33, l’apport du café aux exportations passait de 67% à 78%, augmentant ainsi la dépendance inhérente à la monoculture, malgré la création de diverses enclaves de plantation. Pendant toute la durée de l’occupation, le café représenta environ 74% de la valeur totale des exportations. Le déficit de notre balance commerciale favorisa surtout les États-Unis qui se maintenaient toujours en tête de liste des vendeurs dont nous achetions, mais passaient au sixième rang des acheteurs de produits haïtiens, après la France, la Grande Bretagne, le Danemark, la Belgique et l’Italie.
Dans les dernières années de l’occupation, les impôts de douane représentaient 80 à 83% des recettes totales de l’État (De la Rue et al. 1930–1933), augmentant le fardeau déjà lourd des petites gens. Les impôts à l’importation augmentèrent pendant l’occupation, passant de 23% de la valeur des marchandises en 1916–1917, à 46% de leur valeur en 1932–1933. Pendant la même période, les impôts à l’exportation passaient de 19% de la valeur des marchandises à 28% de leur valeur. Autrement dit, les impôts de l’Occupation grevaient encore plus la paysannerie et les petites gens que les impôts du dix-neuvième siècle. Cette paysannerie qu’on avait forcée à subventionner l’État pendant tout le dix-neuvième siècle, était maintenant au pressoir des termes d’échange encore plus injustes imposés par l’occupant. L’occupant imposa de force des augmentations de prix sur des articles aussi communs que le sel ou les allumettes, vivifiant des pratiques qui avaient alimenté la corruption du dix-neuvième siècle, et indiquant aux futurs gouvernements du vingtième, des méthodes de plus en plus efficaces d’extraction.
(…) L’occupation renforça donc les problèmes économiques les plus importants: la dépendance et l’extraction d’un surplus massif de la paysannerie par les non-producteurs. Mais ce n’était pas tout. L’occupation accéléra la centralisation politique et militaire en systématisant l’arbitraire et en faisant de la seconde armée d’Haïti l’instrument idéal de la violence d’État exercée contre la Nation.
L’occupation américaine marqua le commencement de la fin pour les pyramides régionales. Dans l’année fiscale 1932–1933, Port-au-Prince fournit 47% des reçus de douanes (69% des importations et 23% des exportations). Cette centralisation contribua à l’homogénéisation des marchands et des politiciens à la capitale, au renforcement de leur puissance, et à la croissance des groupes de parasites urbains qui se taillent des places de choix, toujours de plus en plus coûteuses dans l’appareil d’État. Cette croissance des groupes parasitaires eut, et continue d’avoir un impact énorme sur la politique haïtienne.
La centralisation économique se doublait d’une centralisation administrative et militaire, et même avec le recul du temps, il n’est pas facile de déterminer lequel de ces processus causa le plus de tort. Ce n’est pas sans raison que des observateurs aussi éloignés que James Leyburn et Paul Moral situent tous deux la nouvelle balance militaire parmi les conséquences les plus importantes de l’occupation. On insistera ici sur l’impact fondamental du remaniement militaire sur la balance des forces au sein de l’État et sur l’usage de la violence d’État contre la Nation.
Une armée pour combattre le peuple
Le prétexte officiel de l’occupation était l’établissement de la démocratie et des libertés civiles qu’elle impliquait. Ironie des ironies, l’occupation renforça au fait la conviction de l’oligarchie politique que le pouvoir était au bout du fusil; sauf que, dans ce cas-là, le fusil se trouvait dans des mains étrangères. Toutes les pratiques absolutistes pour lesquelles les généraux haïtiens avaient été critiqués—et à juste titre—furent à nouveau légitimés par le militarisme américain. La liste est longue et imposante. Elle inclut, entre autres, l’imposition de la loi martiale (3 septembre 1915), la conduite de procès civils par des tribunaux militaires (191 cas en 1920), l’intimidation ou l’emprisonnement illégal de journalistes, la dissolution des Chambres, les massacres de paysans (Chabert-Cayes-Marchaterre), la nomination d’un nombre exagéré de militaires aux plus hauts sommets de l’administration civile. Aux États-Unis, le New York Times, l’Atlantic Monthly, le New Republic, l’Indépendent et la Nation se firent l’écho des controverses que soulevaient ces pratiques (Blassingame 1969; Schmidt 1971).
Le nouveau militarisme imposé sur l’appareil d’État par les Marines comprenait aussi la formation d’une gendarmerie haïtienne (plus tard, La Garde), prédécesseur de l’armée actuelle. Après un démarrage hésitant ses effectifs grossirent rapidement et, en 1937, le nouveau réseau militaire, contrôlé de Port-au-Prince, comptait déjà 4653 membres, remplissant les fonctions d’armée et de police (Calixte 1939; McCrocklin 1956). Le désarmement total de la paysannerie par cette Garde à la solde des occupants, le renforcement du pouvoir de la police rurale, et la centralisation militaire elle-même impliquaient la concentration du pouvoir politique à Port-au-Prince, d’autant plus que les Marines avaient, dès le départ, empêché le développement des solidarités régionales au sein de la Garde Hans Schmidt (1971: 235) soutient, avec raison, qu’à partir de ce moment les «hommes forts de Port-au-Prince seraient plus que jamais capables de contrôler effectivement le pays tout entier».
Cette concentration de pouvoir était d’autant plus dangereuse qu’elle dépendait finalement d’hommes qui partageaient un sens étroit de la Nation. On ne peut pas manquer d’insister sur cette différence politique fondamentale entre la Garde et la première armée d’Haïti démantelée par les Marines. En dépit de tous ses péchés, en dépit même du fait qu’elle avait tué autant d’Haïtiens dans la seconde moitié d’une histoire longue de 122 ans qu’elle avait tué de Français dans la guerre de l’Indépendance, la première armée d’Haïti avait raison de se voir comme la fille de la lutte contre l’esclavage et le colonialisme. Elle avait pris ses premières armes contre les troupes françaises et les propriétaires d’esclaves. Bien après l’indépendance, elle comprenait encore des vétérans des dernières victoires contre les forces de Rochambeau tel que le Président Philippe Guerrier (1844–1845). Elle intégrait dans ses rangs des immigrants et des fils d’immigrants de toutes les nuances, témoin un Harmerton Killick. Quelqu’étrange que fût le patriotisme de ses enrôlés, quelqu’étrange que furent les conditions de leur enrôlement, ce patriotisme lui-même ne fut jamais en question. Quelque fâcheuses que furent ses attaques contre la République Dominicaine, elles demeuraient, sans aucun doute, ses plus importantes campagnes. À cause de ses origines, à cause de la position d’Haïti dans le monde du dix-neuvième siècle, la première armée haïtienne pouvait donc prétendre assumer une mission patriotique, quand bien même l’histoire lui prouverait le contraire.
La Garde haïtienne, par contre, avait été montée pour combattre des Haïtiens. Elle essuya son baptême de feu en combattant des Haïtiens. Et tant elle que l’armée qu’elle devait engendrer, n’ont combattu que des Haïtiens. La première campagne de la Garde, la plus importante sans doute de la seconde armée d’Haïti, fut sa participation, à côté des Marines, dans la guerre contre les paysans nationalistes que guidaient Charlemagne M. Péralte et Benoît Batraville. La Garde et les Marines tuèrent ensemble, au moins, 6.000 paysans haïtiens. Quelque 5.500 cultivateurs (au moins) moururent de même dans les camps de travaux forcés que la Garde contrôlait pour l’occupant (Moral 1961; Millet 1978; Schmidt 1971).
La Garde ne tourna pas ses armes seulement contre les paysans: la nouvelle violence d’État qu’elle incarnait, s’appliquait aussi contre les villes, et ce dès les premiers jours de l’occupation (e.g. Corvington 1984: 52–54). Mais son rôle répressif dans les villes, s’intensifia dans les dernières années de l’occupation. Les campagnes avaient été «pacifiées», les classes moyennes urbaines se remuaient de plus en plus (sans pour autant se résoudre à la résistance violente des Cacos); et surtout l’occupant trouvait parmi ses classes moyennes elles-mêmes—dont on n’oubliera pas la fonction parasitaire—un nombre croissant d’individus décidés à faire ce travail répressif.
Il faut insister sur ce point: ceux qui joignaient la Garde ne pouvaient avoir aucun doute sur le rôle qu’on attendait d’eux. Pas après les émeutes de décembre 1929. Or, si le 14 décembre 1929, la Garde arrêtait en moins de sept heures, une centaine d’étudiants et de manifestants—établissant sans doute lors, un record de répression urbaine, l’occupant n’avait aucune peine à trouver, quelque mois plus tard, la première promotion «américaine» de la nouvelle École Militaire (réouverte en 1930).
Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve dans cette promotion de 1930–1931, les cadets Paul E. Magloire, Léon Cantave, et Antonio Th. Kébreau, les trois premiers hommes qui, plus tard, tour à tour, en tant que Commandant en Chef des forces militaires devaient lever le spectre de l’armée sur les masses de Port-au-Prince. Les trois premiers hommes qui tournèrent cette armée en outil malléable d’un Exécutif Tout-Puissant. Le remaniement américain devait porter ses fruits: Paul Magloire fut, en fait, le premier général haïtien depuis Dessalines à exercer un contrôle sans limites sur une armée nouvellement centralisée. Elis Lescot qui l’aimait bien pour sa tenue et pour sa prestance, aimait à répéter à ses confidents que la promotion de Paul Magloire, fut l’une de ses plus grandes erreurs politiques, en accusant l’ex-général, d’ingratitude. Mais ce jugement individuel demeurait (et pour cause) en deça des structures, en deça des effets de la centralisation militaire imposée par l’Américain sur les formules de pouvoir héritées du dix-neuvième siècle. C’est un peu s’en prendre à Magloire sur le plan personnel: or, là n’est pas l’enjeu. La réalité, c’est que quiconque joignait l’École Militaire de ce temps-là avait le goût des décisions musclées. Et ce goût-là, l’américain se fit promesse de le systématiser, comme il systématisa, à l’avantage de Lescot, les effets du préjugé de couleur.
—Michel-Rolph Trouillot extrait de Les Racines historiques de l’État Duvaliérien, Éditions Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1986
Notes
1. | Nous ne connaissons l’auteur que par ses ouvrages tels Ti Dife Boule sou Istwa dAyiti et Les Racines Historiques de l’État Duvaliérien. Nous aimerions pourtant connaître sa position actuellement tout en espérant que Michel ne suive pas la même courbe que Roger Gaillard, qui aujourd’hui renie sa position d’hier face à l’occupant… | |
2. | La structure décrite, dont parle l’auteur, n’est pas de toute importance en ce qui nous intéresse présentement. Toutefois, si vous y êtes intéressé, lisez les quatre premiers chapitres du livre. |