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Huit millions de Républiques d’Haïti un essai sur le problème de l’identité des Haïtiens

—par Jean Saint-Vil

Le quatrième recensement de la population haïtienne dont les résultats préliminaires ont été dévoilés depuis juillet 2003 avait fait état d’un effectif de 7 929 048 habitants sur notre territoire. Nous serions donc, aujourd’hui en 2004, un peu plus que huit millions d’Haïtiens dans l’espace caraïbéen et cela sans particularisme véritable, contrairement à beaucoup de pays. En effet, il n’existe pas chez nous de fortes spécificités locales bien affirmées, à l’instar de l’Europe—avec les cas bien connus comme ceux de la Bretagne et de la Corse en France; ceux de la Catalogne et du Pays Basque en Espagne; de l’Écosse, du Pays de Galles et de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni, du Kosovo dans la Serbie ou à l’instar de la Province du Québec et de certains territoires dont la souveraineté est revendiquée par les Indiens au Canada, voire à l’instar de certains pays d’Amérique Latine ou d’Afrique Noire où l’on compte des dizaines d’ethnies s’opposant tant par la langue que par les coutumes et la religion et où certaines régions manifestent de manière ostensible leur frustration face à l’hégémonie d’un groupe contrôlant toutes les avenues du pouvoir. Et j’en passe.

À regarder autour de nous en nous livrant à une comparaison simpliste, il apparaît tout à fait légitime de déclarer que tout semble conspirer pour que nous constituions l’un des peuples les plus soudés de la terre. En effet, un ensemble de conditions naturelles, sociales, culturelles, historiques et même politiques militeraient en faveur de ce qui pourrait générer une unité exemplaire de tous les Haïtiens face aux autres peuples du monde.

L’espace haïtien constitue un atout pour la création d’une nation

Avec ses 27 750 km2 illustrant son exiguïté, l’espace haïtien—qui est l’un des plus grands confettis de la Caraïbe—constitue, théoriquement, un atout pour la création d’une nation. En effet, à vol d’oiseau, aucun point du territoire n’est à plus d’une heure d’avion du lieu qui en est le plus éloigné. Ce qui veut dire que, du point de vue stratégique, le pays est facile à contrôler. Haïti, qui échappe donc à la contrainte de vastes espaces du Tiers-Monde difficiles à maîtriser pour des raisons de distances—comme la République Démocratique du Congo, le Tchad ou le Soudan—ne disposerait pas, dans l’état actuel de son existence comme PMA, des moyens logistiques permettant le contrôle de grandes étendues. Certes, on aurait pu objecter que le compartimentage poussé du territoire qui se traduit par une extrême marqueterie caractérisée par l’alternance d’un grand nombre de plaines et de montagnes demeure un handicap sérieux pour la maîtrise de l’espace existant. En réalité, le problème essentiel sur ce plan est lié au sous-développement du pays.

Si les Nordistes haïtiens parlent un créole qui présente quelques nuances par rapport au créole de l’Ouest et du Sud quant au vocabulaire et à la syntaxe, il est bien difficile de mettre en évidence des variantes significatives qui autoriseraient à différencier les deux variantes de cette langue, puisque l’on ne peut pas aller jusqu’à évoquer le terme de dialecte. On peut dire que sur le plan linguistique Haïti est une et indivisible en dépit du fait qu’une minorité s’exprime entre autres dans la langue de Molière.

Sur le plan de l’anthropologie physique, nous sommes également marqués par un dénominateur commun: la prépondérance du teint noir pour plus de 90% de la population, ce qui fait d’Haïti l’un des pays les plus homogènes de la Caraïbe et du continent américain. Alors que, autour de nous la République Dominicaine, Cuba, Porto Rico sont des pays bigarrés avec une forte proportion de métis, des Noirs et même des Blancs. Plus loin, les diversifications s’avèrent plus nettes comme aux États-Unis, au Brésil, au Venezuela, etc.

Sur le plan culturel, Haïti frappe également par son homogénéité. En dépit de quelques souvenirs historiques particuliers d’ailleurs très mal entretenus, liés à un passé glorieux pour le Nord, de quelques spécificités culinaires très simples comme le «lalo» dans le département de l’Artibonite ou le «tonm-tonm» dans la Grande-Anse, il n’existe pas de disparités culturelles en Haïti d’une région à l’autre, car ni la religion, ni les coutumes ne sont à l’origine d’oppositions géographiques caractérisées dans le pays. La cohabitation des nombreuses religions fonctionne sans heurt, les genres de vie plutôt homogènes. Les seules disparités réelles qui s’inscrivent dans l’espace tiennent au clivage villes-campagnes, celles-ci correspondant au milieu que l’on appelle traditionnellement pays en dehors. Encore que les campagnes participent de plus en plus, en raison de leur pauvreté et de leur misère intolérables, à la dynamique d’une sorte d’homogénéisation par le biais du pompage démographique général au profit des villes et de la «République de Port-au-Prince».

En fin de compte, l’Haïtien reste un et les différences culturelles qui sont visibles entre les citoyens ne sont dues qu’à des raisons de formation ou de niveau de revenu.

Haïti a toujours été un État unitaire malgré la parenthèse christophienne

Sur le plan politique également, l’avantage d’Haïti est dû au fait qu’il a toujours été, malgré la parenthèse christophienne, un État unitaire contrairement aux ensembles de type fédéral ou confédéral, plus sujets théoriquement à la partition. En outre, Haïti a toujours été un État centralisé où les autorités se sont toujours évertuées à étouffer toute velléité de pouvoir local ou régional malgré les soi-disant politiques de déconcentration ou de décentralisation. Ces velléités qui ont toujours été alimentées par des éléments des oligarchies régnantes ont pourtant été nombreuses au cours de notre histoire, marquées notamment par les jacqueries dont les plus célèbres furent celle des Piquets, au milieu du XIXème siècle et celle des Cacos, fin XIXème, début XXème siècle jusqu’aux premières années de l’Occupation américaine. Il est inutile de rappeler que, malgré les attributions dévolues en théorie aux municipalités, les maires n’avaient été, au cours de la dictature duvaliériste, que des agents nommés au lieu d’être des élus, entièrement à la solde du pouvoir central, fonctionnant sans la moindre vision «locale». Plus récemment, sous la dictature lavalassienne, par suite des conflits qui avaient miné les conseils municipaux, les commissions communales avaient remplacé ces derniers et s’étaient trouvées entièrement étouffées par le pouvoir central, sans le moindre souci, ni la moindre latitude de travailler au profit des collectivités pour lesquelles elles étaient censées œuvrer.

Haïti est un pays à l’histoire fascinante avec notre Guerre de l’Indépendance qui n’a pas d’équivalent dans le continent américain (dans le monde même pour la plupart d’entre nous qui ont oublié des cas comme l’Algérie, le Vietnam et bien d’autres pays d’Asie). D’où notre nationalisme viscéral alimenté par nos difficultés à répétition avec certaines puissances et qui frise souvent avec le nationalisme primaire et le chauvinisme.

Nous sommes mondialement connus pour notre habitude de nous donner en spectacle en raison de nos déchirements

À l’opposé de tous ces atouts qui militeraient en faveur de l’unité, force est de rappeler que nous sommes connus mondialement pour notre habitude de nous donner en spectacle en raison de nos déchirements à répétition sur fond d’une nature que nous ne parvenons point à maîtriser.

Notre retard en termes d’infrastructures illustre le poids écrasant du milieu naturel qui fait que nous sommes restés un territoire profondément enclavé avec une multitude de «pays entièrement en dehors» où les communications routières sont précaires, car contrairement à bien d’autres pays où une heure suffit pour rallier deux points distants d’une centaine de kilomètres, il nous faut généralement plus de trois, voire cinq heures pour parcourir la même distance surtout en saison de pluie. Disons au passage que le Ministère des Travaux Publics aurait dû avoir la décence de déclasser la route nationale numéro 3 qui relie Port-au-Prince au Cap-Haïtien via Hinche tant cette voie n’a rien d’une nationale, même pas d’une départementale.

L’Haïtien a aussi toujours tendance à afficher un régionalisme qui vise à présenter son terroir comme le meilleur du monde, mais ce n’est pas vraiment méchant, car aucun risque de sécession ne plane sur notre petit territoire.

Par ailleurs, malgré son origine coloniale, l’opposition pseudo-raciale que nous appelons communément préjugé de couleur, un phénomène ridicule au sein de notre groupe qui est considéré comme noir par les Blancs—qui a longtemps divisé notre société en noiristes et mulâtristes et a généré des arrangements atypiques à la tête du pays—semble heureusement en passe de se gommer.

En ce qui concerne la vie politique, nous avons toujours été un pays de conflits récurrents et d’égoïsmes qui l’ont toujours miné depuis deux siècles, se traduisant par des oppositions entre Noirs et Mulâtres, des coups d’État à répétition et l’incapacité d’installer l’État de droit.

Les périodes de transition pour déchouquer «les racines profondes et nombreuses» des dictatures

Il se trouve aussi que les périodes dites de transition où nous devrions nous échiner pour expurger les vieux démons de l’instabilité et déchouquer «les racines profondes et nombreuses» des dictatures ont souvent été des périodes d’instabilité majeure où nous voyons se succéder au bas mot quatre gouvernements éphémères comme en 1915, en 1956–57 et entre 1986 et 1991, voire jusqu’à nos jours.

Enfin, nous avons la fâcheuse étiquette d’être le troisième pays le plus corrompu du monde et même les pays qui clament leur amitié à notre endroit se méfient de nous comme la neige du soleil pour tout ce qui concerne les questions de gestion de fonds. C’est d’ailleurs pourquoi, dans la donne de l’après-Aristide avec la reprise de l’aide à notre développement, la Communauté internationale a promis de multiplier les contrôles à exercer sur le milliard qu’elle va injecter au sein de notre tissu économique délabré. Ce qui relèvera, de toute évidence, d’un parcours du combattant, car, à coup sûr, les plus malins savent qu’ils pourront toujours faire passer quelques millions à travers les mailles même théoriquement très serrées du filet du milliard.

On sait en outre que l’égoïsme exacerbé qui nous caractérise nous a, jusque-là, empêché de devenir une nation et mis à mal l’émergence d’un environnement global sain avec des formations politiques véritables, car «chaque fois que l’on met ensemble deux Haïtiens, ils sont capables de constituer trois partis politiques», comme on a coutume de le dire chez nous. L’égoïsme est tel que l’on peut aussi dire que, pour les huit millions d’Haïtiens que nous sommes, il y a également huit millions de Républiques d’Haïti. En effet, même dans une famille apparemment bien soudée, le père ne se trouve pas dans la même République d’Haïti que la mère et les enfants. C’est pourquoi, contrairement à la thèse webstérienne qui préconise un système à 41 États, je recommande à mes compatriotes de tenter le tour de force—ce qui serait en même temps un véritable coup de force contre la Constitution—de créer une République fédérale à huit millions de têtes pour la pérennité d’une Haïti une et indivisible.

Toutes ces bizarreries parce que nous sommes tellement différents dans notre vision et dans notre comportement, pardon! dans nos visions et dans nos comportements.

—Jean Saint-Vil Port-au-Prince, le 25 juillet 2004

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