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Poèmes en français

Poèmes de Tontongi

[J’ai écrit le suivant poème en 1986, soit durant une autre époque où le terrorisme était dans l’émoi collectif, plus précisément quand Ronald Reagan bombardait la Libye, tuant en passant un fils de Kadhafi, accusé de connivence avec un complot terroriste pour assassiner Reagan. Le poème garde encore sa pertinence; si je l’avais écrit aujourd’hui, j’aurais simplement ajouté que les attaques terroristes du 11 septembre 2001 sont injustifiablement barbares, et que la réponse occidentale l’est encore davantage compte tenu qu’elle provienne d’une prétention à la « civilisation ».]

Le terroriste

(dédié à Ronald Reagan)

Il est aussi vieux que l’Histoire
Ce vieil oiseau d’un monde trop malade
Il parcourt les océans tout comme les continents
Où il se sent piégé comme nous tous le sommes
Dans ce monde infesté de machines infernales.

Il est de tout pays et de toutes origines
Il croit en Dieu-le-père comme tous les bénitiers
Même s’il courtise parfois l’amitié de Satan;
Ce grand enfant gâté des malheurs de notre siècle
Est pourtant le miroir de nos imperfections.

Il s’appelait Caco, Marron et Va-nus-pieds
Il était grand sorcier quand il fut protestant;
Jeanne d’Arc l’a épousé jadis dans sa colère,
Lénine et Washington ont veillé sur sa tombe
Dans leurs moments de doute et de découragement.

Ses trophées sont plus nobles que ceux de l’Olympique
Il a reçu l’Oscar, le Nobel et des louanges
Pour ses prouesses jadis dans les Guerres Mondiales;
On lui a décerné même la Légion d’Honneur
Pour son patriotisme dans la grande Résistance.

Nous l’avons retrouvé dernièrement à Beyrouth
Cette curieuse capitale des Seigneurs de la guerre,
Kadhafi l’a salué comme l’un de ses héros
Pour son credo guerrier de la libération
On eut dit que jamais l’espoir a tant germé!

L’Occident le redoute comme il redoute la peste
Pour s’être intégré dans son mode de vie,
Il voit dans la magie du spectre terroriste
Un complice trop gênant pour ses secrets d’État;
Oh! Que de terroristes la Mafia n’a-t-il pas engendrés!

Et des années plus tard du tréfonds de l’abîme
On l’a retrouvé charnellement incarné
Dans la fièvre de vie, dans le rêve de révolte
Du peuple de Dessalines plongé dans la Croisade
Du grand dechouketage de mille ans d’infamie!

Qui est-il finalement ce mystère sans mystère
Pour se faire inviter malgré lui pauvre naïf
Dans l’intimité douce du grand commis de l’État?
Qui est-il finalement ce Malandren sans-le-sou
Qui captive l’émoi d’un monde si cynique?

New York, 1986 (précédemment publié dans mon recueil de poèmes, Cri de rêve, Éditions Nouvelle Stratégie, 1986)

DIRE

Le Serment —par Charlot Lucien

(dédié à la paix et à la solidarité entre les peuples)

Dire sous ce soleil
Ce soleil d’automne qui rayonne d’éclats
Ce qui sort de ton cœur épris de sa beauté
Dire sous ce vent
Ce vent sans visage et sans pouvoir
Qui pourtant te berce sans nulle obligation
Que tu es bien en vie, que tu ris et souris.

Dire la paix
Dire une simple tendresse au milieu de l’ennui
Et dire aussi pourquoi ce morceau d’île de là-bas
Doit être un repoussoir pour ses propres enfants.
Dire nos amours et nos peines
Ou la plus profonde de nos pensées intimes;
Dire que nous sommes fâchés
De la sueur de la mère de l’enfant chagriné
Dire que nous nous révolterons
De l’injustice faite à nos frères prisonniers
Dire nos souhaits et aussi nos reproches
Au sort réservé aux sans-abri qui se meurent.

Dire nos convictions
Dire que nous serons ensemble rebelles et libérés
Pour rebâtir la vie ses forêts et ses âmes!
Dire notre joie à la lueur d’une éclaircie
Dire notre bonheur d’entendre d’une bouche aimée
Une simple parole d’amour.

Dire aussi sous ce soleil
Notre honte devant nos mesquineries
Notre faillite face à la splendeur éternelle
Dire nos malheurs et nos haines de nous-mêmes
Et de nos autres frères et sœurs de la malvie
Que nous asservissons avec des armes d’enfer
Pour le simple plaisir de corrompre le Destin
Par notre volonté de comprimer la vie.

Dire la merde! Dire nos hypocrisies
Dire notre ignorance des lois de l’existence
Dire nos émois d’enfants gâtés cherchant un horizon
Parsemé de bonheur et de simples épanchements.

Dire nos épiques pour les héros sandinistes
Dire nos condamnations du FMI
Dire nos respects pour Castro et pour le FMNI
Dire notre solidarité à la lutte haïtienne
Cette lutte de braves Ginen cherchant la dignité!
Dire nos refus du capitalisme
Et nos dédains pour l’impérialisme
Et nos mépris pour l’aristocratie!
Et dire aussi notre haine de l’Apartheid!

Et dire aussi n’oubliez pas surtout!
Que nous allons gagner et changer pour toujours
Nos vies d’hommes aliénés amants de la liberté
Nos vies de femmes fatales cherchant un cœur épris
Qui défie et transcende la difficulté d’être.

Dire pourquoi il y a tant de pleurs
Dire pourquoi tu es si ignorant et lâche!
Dire que tu vas demain rire
Et chasser les coquins du temple
Dire que nous allons tout dire.

(Inédit, Boston, 1987)

Une petite poésie sublime

Le Bois-de-Chêne endimanché
en habits de feston et des grandes occasions
descend en vrac, implacable et comme illuminé
le long de la Bolosse maussade, sans vie.
Et dans un mouvement de terreur réprimée
dirige sa large vague vers le Théâtre de Verdure
où tout près de la piscine des malandren sansal
il s’arrête pour présenter les honneurs aux palmiers
majestueux et sublimes qui résistent sa furie.
Il choisit de bénir la chaussée et saluer même la boue
qui retrouve un peu de force auprès des forts palmiers,
ces grands symboles de la gloire de demain.
Et j’étais moi aussi là, petit enfant rêveur
d’une Haïti faite seulement de chansons
et de danses de samba en fusion avec nos loas.
Et soudain la tempête retentit, rebondit triomphante
pour défricher le sol des franges et des séquelles
de quatre cents ans d’agonie et d’ennui mortifiant.
Puis sillonnant le boulevard de mon calvaire,
calvaire d’homme qui ressuscitera de l’angoisse
je salue le coucher du soleil
et la verdure et la grande vision de noblesse rebelle
qui m’apparaissent dans mon petit coin d’oublié.
Et réapparaît charnel, terrible et comme réincarné
le Bois-de-Chêne endimanché et cette fois irrespectueux
qui monte vers l’Impasse Laveau, vers le haut de Furcy
et jusqu’au cœur du sanctuaire des Privilégiés
pour les présenter à l’autre Haïti de Vertières,
cette Haïti pétrie de douleur et d’angoisse;
sans rancune, avec seulement un sens de justice.
Et j’étais moi aussi là, petit vaurien rêveur
rêvant que tout ce monde de ce morceau d’île
puisse demain comme hier partager un beau rêve.

(Inédit, Cambridge, 1989)
—Tontongi

Poèmes de Paul Laraque

La guerre et la paix

L’aigle impérialiste ouvre ses ailes
et son ombre vorace s’étend sur la terre
les corbeaux se nourrissent du sang de nos enfants
le vol des vautours saccage la lumière

les peuples ont chassé les oiseaux de malheur
ortolan de la liberté l’amour et ses tourterelles
hirondelles de l’éternel printemps
les peuples ont ouvert la volière du bonheur

(26 octobre 1979)

Ballade de l’exil

(pour nos enfants)
«C’est un dur métier que l’exil»
—Nazim Hikmet

Homme de neige
et de fleurs
vivant selon l’instant
et jouant sur le temps
homme de toutes les saisons
et surtout du printemps
et d’herbe verte
comme l’enfance
ou la terre natale
ou le désir qui fait flamber l’amour
comme le four
où cuit le pain du jour
homme de neige
et de fleurs
l’exil est ta prison

femme-enfant
femme de tête et de cœur
ange gardien des invalides
petite fée des laboratoires
princesse du royaume des livres
femme libre des temps nouveaux
fille de la légende
qui enfante l’histoire
enfant de l’espoir
enfant que l’amour invente
différente
mais souveraine de toi-même

femme-enfant
femme de tête et de cœur
l’exil est ta prison

Christ entouré d’enfants noirs
tu te donnes sans retour
prophète exclusif de la race
tu sépares la communauté de la misère
et bâtis les châteaux de l’amour
sur le sable de la haine
toi qui marchais à mes côtés
sur les eaux calmes de la bonté
aujourd’hui laboureur des hautes mers
coiffé de ta couronne d’éclairs
tu cours à bout de souffle
sur la crête de la tempête
Christ entouré d’enfants noirs
tu te donnes sans retour
l’exil est ta prison

fille de haute lignée
dont la mère aux yeux verts comme la mer
a toujours gardé son regard de clarté
épouse prise dans les flammes du désir
épouse aux doigts de fée
mère transfigurée par le feu de l’amour
mère miraculeuse
tu donnas la vie
aux trois que voilà
et redonnas la vie
à celui-là
qui pour la vie t’aimera
pris dans les flammes de la douleur
transfigurés par la lumière de l’amour
l’exil est notre prison

Ce qui demeure (fragments)

Sous les frissons du ciel
Mouvement glauque d’un sable infini
La mer nue des voiles
Couchée par l’haleine de Dieu

Près des lis purs comme le doigt de Marie
La caravane des roses multicolores
A l’insolence tendre des lèvres de fillettes
Tremble dans l’espoir muet des bleuets
Et le parfum des jasmins qui parle d’émoi

Le rythme d’aimer pourrit les fruits mûrs
Et les graines sont la gloire d’engendrer
L’herbe meurt de vivre
Pour vivre de mourir

Les beaux palmistes de mon pays
Lisses comme cuisses de femmes
Sont le jet d’une puissance souterraine
Portant jusqu’à l’azur
L’épanouissement de la sève

Si la pluie m’encage
Je libère ma joie d’eau
Et suis un toit qui ruisselle sous l’averse
Désir exhaussé au bonheur de confondre
Et ma chair et cette glèbe
Dont l’odeur submergée est mienne

Le jeune soleil d’Haïti
Gonflé comme une outre
Ardeur souvenue des ciels africains
M’est clarté dans les veines
Et feu aux entrailles

Plus chaste que naissance de seins
Et plus frais
Le ciel sur ma bouche
A saveur impossible
Lumière qui en naît
Est halo à mon être

Les pieds rivés au sol
J’écoute monter en moi
Le souffle des eaux lointaines
Sang jailli du ventre de la terre
Pour alimenter la terre

Chaque étoile m’est soif
La lune est douce à mon front
Comme baiser à la nuit
Et voilures les vents du soir se gonflent
Du mystérieux message des grands arbres
Riches de vie et de mort


Au seuil d’un siècle dur
Une main tendue
Au dessus des montagnes et des mers
Au dessus des races et des langues
Dans l’amitié du don
Une main tendue
D’un continent dicte la religion

Mon pas foule la terre de l’île
Mon drapeau plein le ciel
Aux quatre vents
De l’Atlantique à la mer des Caraïbes

Puis le défilé des uniformes
Au gré de l’inconscience
Hachée de sursauts
Mais est-ce vivre jusqu’à la défaite
(Mon père couvre-toi la face)
Est-ce vivre jusqu’au spasme de révolte
Et la renaissance du soleil libre
J’aime le doigt qui indique le chemin du large

De la brûlure du désert
Alternance des poèmes et des chants
Les dieux ont gonflé l’orage
Au-delà de colère
Nostalgie ou reproche
Un sentiment innommé a gonflé la gorge humaine
Et crispé les nègres aux entrailles
Et glacé de peur les hommes blancs
Le vent qui brouille l’espace
Est tempête en mon âme
Mais voici l’espérance
Une voix sans couleur
Chargée de toutes les chaînes brisées
A remué le soir du monde
Et tout être de chair est labouré

Le nouveau prophète tombe
Face contre terre

Et transmet le message
C’est un cri d’aube
Un horizon forgé de joie
Il faut marcher dans l’âme du soleil
La clarté des eaux
Et la paix des labeurs
Le coumbite dira la fraternité retrouvée
Et la riche promesse des semences


Je hausse un enfant qui demande des comptes
Il est un faix lourd à porter
Et un mage confie qu’il ne répond d’une naissance
Je sais des fruits avortés
Et tout le long cortège de déchéances
Les chaînes ont hurlé d’encercler les pieds nus
J’ai lancé des torches vertigineuses dans les champs
Il faut craindre ces doigts qui caressent
Un ciel a brûlé d’une sève peu commune
Et quand ton souffle ensable les puits
C’est qu’il y a des gens qui ont trop bu
Et trop de gens qui n’ont pas bu
Peu importe que mon frère meure
S’il y a des chances de décapiter le roi
J’accorde l’agonie d’un garçonnet
D’où mon couteau jaillira comme un sexe de son gant

Mais la ballerine à la barre garde le secret du fleuve
Apparition au balcon des dunes
Qui suspend mon regard sabre au clair
Je n’implore pas un pardon qui m’est dû
J’irai jusqu’au bout d’une plainte
Que ne put réprimer une robe blanche
Ni le fragile espoir de franchir le ciel des autres
Ma dame demande sa place dans le château qui se voit
Et il me faut des colliers pour l’éclat d’une tour
Tu crieras mille fois non
Cramponné aux fers qui protègent ta demeure
Je viendrai debout
Glaive en main
Et à mon bras une femme sans pitié
Je dis
Il est temps de déloger
On se tourne vers un ange immobile
Et qui fait peur
Il est temps de déloger

—Paul Laraque (Extraits de Ce qui demeure, poèmes écrits en 1945 et republiés dans Oeuvres incomplètes, Éditions du CIDIHCA, 1999)

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