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La lutte du héros contre sa victimisation

—par Maximilien Laroche

Le héros haïtien est un anti-héros parce que, dans le récit haïtien, le mythe du héros se présente d’une manière inversée. Non pas processus de libération, d’exaltation, menant de la vie à la sur-vie, mais plutôt processus de régression ramenant le héros de la vie au néant. La séquence des événements se déroule à contre-courant du désir du héros. Ainsi non seulement Manuel, dans Gouverneurs de la rosée, retournant dans son pays y constate une lente dégradation de la situation collective, mais lui-même qui espérait édifier son bonheur personnel avec Annaïse trouve plutôt la mort à Fonds-Rouge. Il en va de même pour Dessalines ou le roi Christophe. La liberté qu’ils ont apportée à leurs concitoyens ne leur a valu que d’être assassiné dans le premier cas, ou d’être obligé de se suicider dans le cas du second.

La séquence, la suite des événements, dans laquelle se trouve entraîné le héros haïtien, témoigne donc déjà, par son ordonnance même, d’une volonté antérieure à celle du héros. Autrement dit, le héros, incarnation du «je» dans le présent du récit est soumis à un passé antérieur qui est l’effet d’un «je» lui-même antérieur à l’apparition du héros. Antérieur au héros, ou si l’on veut supérieur au héros. C’est pourquoi le héros est anti-héros et que, d’un point de vue mythique, il est celui qui se lance lucidement dans une entreprise de zombification personnelle. L’état de zombi, de mort-vivant, d’agent-patient, est un état de paralysie, d’immobilisme. Le héros l’accepte pour le dynamiser, il se fait agent en acceptant jusqu’au bout sa condition de victime de façon à vivre sa mort jusqu’à sa résurrection. Il rompt le cercle de la paralysie et remet en branle le mouvement de la vie du héros dont nous parlait Sellier: vie-mort-apothéose.

La fonction anti-idéologique du héros consiste donc à transformer une régression individuelle vers la mort en un passage collectif vers la vie. Le héros, dans le récit haïtien, se fait zombi parmi les zombis pour donner à tous le sel libérateur. Et c’est en acceptant sa condition de victime, en la faisant reconnaître donc qu’il la dénonce, et par là même s’attaque à la victimisation dont il est, avec les siens, l’objet.

La criminologie a étudié, ces dernières années, cette notion selon laquelle fort souvent la victime est le vrai coupable. La victime est en quelque sorte celui qui a armé le bras de son assassin. Ezzat Fattah, entre autres, a abondamment traité de cette question. Cette notion, à vrai dire, recouvre ce qui autrefois faisait qualifier certains personnages de théâtre «d’héautontimo-rouménos» (bourreau de soi-même). Il arrive en effet que la victime se fasse le bourreau d’elle-même. Mais pourquoi? Il faut s’interroger là-dessus. Et comment surtout parvient-elle à cet étonnant renversement des rôles? Si l’on poursuivait l’enquête policière au-delà de la simple constatation du sadomasochisme de la victime, on s’apercevrait que le bourreau a pu s’arranger parfois pour que la victime fasse appel à lui. Libre en apparence, la victime peut cependant être conditionnée de manière à se changer en son propre assassin. C’est ce que nous retrouvons dans la description de Jean Benoist et de Fernand Braudel. En particulier, quand ils parlent de ce dialogue forcé auquel les pays développés contraignent les pays décalés qui se trouvent ainsi obligés de courir sans pouvoir jamais rejoindre celui qui les précède.

Qu’est-ce que la victimisation, sinon une zombification? Le zombi est la victime idéale, puisque c’est l’individu qui une fois conditionné par les techniques magiques appropriées se conduit comme son propre bourreau, n’a plus d’autre volonté que celle de son maître, de son bourreau, de son assassin.

Dessalines, héros de l’histoire, Manuel, héros de roman, Bouki, héros de contes, sont des personnages qui ont voulu rompre ce dialogue défavorable auquel ils étaient contraints, Voilà pourquoi Dessalines meurt assassiné par les siens, comme Manuel l’est par un cousin, comme Bouki est en butte aux malices de son neveu. Voilà pourquoi la renaissance, la métamorphose du héros haïtien n’a pas lieu dans le cours du récit, mais est renvoyée à plus tard. Ce héros n’a pas moins rempli sa tâche puisque, pour le moment, le principal est de démasquer le traducteur qui fausse le dialogue et qu’il remplit ce rôle précisément au prix de sa vie. Il se fait volontairement victime mais non pas bourreau de soi-même. Du moins dans la mesure où peut par sa mort entraîner celle de son bourreau, il assure sa renaissance véritable. Car cette renaissance est plutôt celle de sa communauté, de son je collectif et non celle de son je individuel.

Il y a un étonnant parallélisme à observer. Dessalines, héros réel, doit passer par Boisrond-Tonnerre (je te charge d’exprimer mes sentiments) pour s’adresser au peuple. Manuel, dans Gouverneurs de la rosée, héros de fiction, doit passer par le scribe du village pour faire sa demande de mariage à Annaïse. Bouki, héros des contes, doit passer par Malis qui est l’intermédiaire obligé de ses désirs. Il n’y a que dans les «kont chanté» et dans la chanson que l’on trouve le héros positif dont je parlais, c’est-à-dire qui joue d’emblée le rôle d’agent et non par cette fonction double d’agent-patient.

La chanson bien connue «Papa Gede bèl gason» me paraît illustrer en un raccourci saisissant la carrière de ce héros positif:

Papa Gede bèl gason
Gede Nibo, bèl gason
L-abiye toutan blan
Pou l-al monte o palè
Lè l-abiye toutan blan
Li sanble yon depite
Lè l-abiye toutan nwa
Li sanble yon senatè.

Les «Gede» sont des esprits de la mort et des cimetières. Ce personnage métaphysique ici se métamorphose en personnage politique: député puis sénateur. Il passe même de l’état de père (Papa Gede) à celui de fils (bèl gason) d’une condition esthétique horrible (la mort), à cette situation esthétique et pratique admirable (bèl gason—député—sénateur) par un changement d’habit tout à fait significatif puisqu’il passe d’une vraisemblable nudité (un esprit n’a pas besoin d’habits) à des habits blancs puis noirs. Enfin l’on remarquera dans cette série multiple de transformations le dynamisme, la progression qui mène de la mort à la vie la plus pleine terrestrement parlant: le pouvoir politique, du député, du sénateur et pourquoi pas du Président qui est le Papa de la nation.

Ainsi de Papa métaphysique et négatif, il sera passé au Papa physique et positif. Et, dans quelques vers, le poète aura conté le récit même de l’Odyssée haïtienne, du néant à la vie, de l’esclavage à la liberté, de l’état de victime à celui de héros.

—Maximilien Laroche

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