Qui est Mme Kamala Harris et que propose-t-elle ? Candidate du Parti démocrate sans avoir fait campagne, la vice-présidente a revigoré son camp. Cependant, l’adulation qui l’entoure ne renvoie ni à son action passée ni à son programme, mais à l’espoir qu’elle empêchera une nouvelle élection de M. Donald Trump. Elle l’a largement emporté lors d’un débat télévisé. Va-t-elle à présent préciser ses intentions ?
— par Thomas Frank, tiré du monde diplomatique du mois d’octobre 2024)
S’exprimant il y a quelques semaines devant la convention démocrate, Mme Michelle Obama a décrit l’impatience, l’enthousiasme, l’euphorie de voir renaître la perspective d’un avenir plus radieux> ». Dans l’ensemble, le public a apprécié. Mais certains ont jugé ces mots terriblement maladroits, voire insultants. Un partisan démocrate ne devrait-il pas estimer que le présent est déjà radieux ? L’actuel locataire de la Maison Blanche, M. Joseph Biden, venu la veille prononcer sur cette même scène un discours un peu moins fignolé, est un fidèle du parti depuis toujours. Sa présidence n’est-elle pas censée incarner une apothéose politique ?
D’une certaine manière, Mme Obama ne faisait pourtant que constater l’évidence. Il était indéniable que la salle omnisports de Chicago qui accueillait l’événement débordait d’énergie et d’excitation. On était bien loin du rassemblement futile et soporifique longtemps annoncé ; se retrouver au milieu de ces démocrates subitement optimistes avait quelque chose d’enivrant. Chaque soir à l’heure du prime time, le bâtiment était plein à craquer, une cohue de militants surexcités glapissaient et applaudissaient à tout rompre entre deux standing ovations. Manifestement, remplacer M. Biden par sa vice-présidente, Mme Kamala Harris, avait été le coup du siècle.
Un mois plus tôt seulement, ces mêmes démocrates traînaient le boulet du passé et s’énervaient devant leur télévision en voyant leur candidat, bouche béante et bras ballants, se laisser distancer par son adversaire. Et quel adversaire'> ! Cet effroyable républicain de Donald Trump, la pire des canailles, hybride de bouffon, de criminel, de ploutocrate, d’imbécile et de tyran, était en train de laminer le pauvre vieux Joe devant les caméras et dans les sondages.
Et puis tout s’était inversé. Désormais, c’était M. Trump qui faisait du surplace, interdit et désemparé devant ce nouveau défi. Et Mme Harris qui avançait ses pions pour occuper le vaste terrain du centre et prendre l’avantage dans les enquêtes d’opinion. Elle qui organisait des meetings géants dans tout le Midwest. Le Parti démocrate qui incarnait le glamour, le dynamisme, l’exubérance, l’entrain et même la jeunesse.
Ce revirement tenait-il au simple fait d’avoir enfin trouvé quelqu’un qui pouvait battre M. Trump ? L’explosion de ferveur de la convention semblait suggérer qu’il y avait autre chose. En voyant défiler sur scène les vétérans du parti venus enchaîner les platitudes, on pouvait imaginer que, cette fois, c’en était bel et bien fini de cette triste brochette de leaders mous qui tenaient les rênes de l’appareil démocrate et du pays depuis tant d’années. C’en était fini des obscures obsessions des années 1960. De cette ancienne garde tétanisée par la peur des contre-attaques de droite et réticente à s’opposer frontalement aux républicains sur quelque sujet que ce soit, de la guerre à la réforme du système social. C’en était fini de son art brillant du compromis qui avait finalement ravagé son propre camp. De sa vénération pour les banques et l’« innovation financière'> ». De sa cruelle indifférence au sort des travailleurs. De ses tendres déclarations d’amour à la «'> classe créative ». Toute cette génération qui nous malmenait depuis les années 1980 laissait derrière elle un héritage calamiteux, et aujourd’hui enfin on la poussait vers la sortie.
Le Parti démocrate est-il vraiment à l’aube d’un renouveau ? Trois éléments peuvent le laisser penser. Premièrement, Mme Harris a choisi pour colistier M. Timothy Walz, gouverneur du Minnesota, un populiste du Midwest à l’ancienne, sorte de M. Tout-le-Monde personnifiant une orientation ouvriériste qui manquait aux démocrates depuis trop longtemps. (On pourra certes objecter que la vice-présidence est une fonction presque exclusivement symbolique.) Deuxièmement, plusieurs responsables syndicaux ont eu les honneurs d’une intervention en prime time durant la convention, parmi lesquels le redoutable Shawn Fain, président de l’United Auto Workers (UAW, le syndicat des travailleurs de l’automobile). Le public a même été gratifié d’une petite explication bienvenue sur le sens originel, positif, du mot « populisme1 ». Troisièmement, l’optimisme a fait son grand retour. Si Mme Harris séduit autant, c’est aussi grâce à son irrépressible bonne humeur. Les gens sérieux ont beau minimiser ce facteur, son e tonifiant après des années de pandémie, d’inflation et de guerres culturelles par réseaux sociaux interposés ne doit pas être négligé.
Réflexion faite, cette liste n’a rien de très impressionnant. Il s’agit de changements plus cosmétiques qu’autre chose, qui dénotent surtout un perfectionnement de la stratégie marketing. La vérité est que, comme toujours, la continuité est presque assurée de l’emporter, et les défenseurs du business ont toutes les chances de garder la haute main sur le parti. Après tout, ce n’est pas la première fois que l’on présente aux Américains une nouvelle génération de démocrates dont on vante la jeunesse, l’idéalisme, l’originalité.
C’est d’ailleurs dans la même enceinte de Chicago que M. William Clinton avait accepté la nomination démocrate en 1996. Dans une ambiance tout aussi électrique, l’« homme de Hope » (sa ville de naissance dans l’Arkansas, dont le nom signifie « espoir ») s’était engagé à construire un pont vers le XXIè siècle> », une vision magnifique, porteuse de mille promesses futuristes. Jeune, intelligent, optimiste, il avait réussi à décrocher un second mandat. Et il l’avait construit, ce pont : des accords de libre-échange qui avaient désindustrialisé des régions entières du pays, et un programme de déréglementation financière conduisant tout droit à la crise de 2008. Merci, les idéalistes.
Contrairement aux apparences, assister aux quatre journées de la était donc moins une partie de plaisir qu’une épreuve de résistance. En plus de payer cher pour manger mal, il fallait chercher longtemps pour trouver un siège, de surcroît inconfortable. À la déroutante hiérarchie officielle établie entre les participants s’en superposait une officieuse encore plus impénétrable ( un système de castes fondé sur les ressources> », pour reprendre la formule du journaliste David Sirota). Visiblement, les démocrates avaient voulu transposer leur philosophie de gouvernement dans leur plan de salle.
En tant que spectateur, c’était comme se retrouver dans une pub télé sans fin. Les jours passaient, et rien de spontané ne se produisait jamais. Tout était écrit, scénarisé, minuté. Aucune question du public. Pas l’ombre d’un désaccord. La foule applaudissait sur commande et hurlait les mêmes slogans ad nauseam (« On ne reviendra pas en arrière », « Quand on se bat, on gagne »). La mécanique était parfaitement huilée.
Dans la mesure où les médias évoquaient depuis des mois le risque de féroces empoignades autour de Gaza et des questions environnementales, et où tous les discours avaient dû être récrits en catastrophe pour tenir compte du changement de candidat, on pourrait trouver assez remarquable que la machine ne se soit pas grippée.
Reste que, vu des gradins bombardés sans trêve par les stroboscopes, ce long cortège de politiciens de second rang lisant leur texte sur un prompteur avait tendance à abrutir, à l’instar d’un concours de beauté dans lequel tous les prétendants commenceraient à se confondre. Dès le deuxième jour, il paraissait dommage d’user sa mine de crayon à noter ce qu’ils racontaient.
Surnage dans cet océan de lieux communs le souvenir de quelques juxtapositions incongrues, à l’image des politiques démocrates elles-mêmes. Ainsi lorsque la chanteuse Pink est venue entonner What About Us ? (« Et nous ? »), un hymne poignant sur la trahison de nos dirigeants. Que vont devenir nos milliards de belles âmes> » maintenant que nous avons été trompés ?, demandait-elle. « Et toutes ces promesses de beaux lendemains brisées ? (…) Et tous ces projets qui ont tourné au désastre> ?> »
En écoutant ces paroles d’une infinie tristesse, on a pu croire un instant que les démocrates allaient le faire—envoyer un des leurs sur scène pour reconnaître tous les ratés accumulés au fil du temps. Mais non. Sitôt la chanson terminée, les écrans diffusent une vidéo soulignant combien la vice-présidente est attachée à la puissance de l’armée et à la « stabilité internationale> », quoi que cela puisse signifier. Puis M. Mark Kelly, sénateur de l’Arizona, apparaît pour évoquer ses années sous les drapeaux et enjoindre à un parterre de démocrates en extase de renouer avec la rigueur militaire. À sa suite, l’ancien secrétaire à la défense Leon Panetta cite Ronald Reagan et se dit confiant dans le fait que l’armée américaine restera la plus puissante du monde> ». Plus tard dans la soirée, Mme Harris elle-même exprime toute son admiration pour les forces armées nationales, les plus meurtrières de la planète ». Puissent les guerres perpétuelles se poursuivre ad vitam æternam !
Célébrer la démocratie, ailleurs que chez soi
Le fil rouge de la convention était la démocratie : que l’on parvienne à la sauver, et tous nos problèmes seraient résolus. Car, rappelait-on, le mode de vie américain était sous la menace de l’horrible Trump, ce dictateur en puissance, complice des autocrates et des racistes, qui entendait traîner ses rivaux devant la justice, interrompre le processus électoral, censurer la presse et encourager ses supporteurs à la violence quand il n’obtenait pas ce qu’il voulait (cette dernière accusation au moins se fondait sur des preuves assez convaincantes). Comme le disait un orateur ce n’est pas pour une démocrate que vous allez voter> ; c’est pour la démocratie> ».
Mais, justement, une convention politique ne devrait-elle pas être la démocratie en acte, un lieu où les Américains, non contents d’écouter des discours sur la défense de la démocratie, pourraient débattre, décider des mesures que leur parti doit porter, choisir leurs dirigeants ? La démocratie, d’une certaine manière, commence chez soi. Du moins, c’était le cas avant.
Or, si diminué qu’il ait pu être, M. Biden n’a pas eu de rival sérieux dans la primaire démocrate. Aucun débat n’a été organisé, et dans certains États le scrutin a été annulé faute d’autres concurrents. Quand son déclin physique est devenu impossible à ignorer, le président s’est retiré de la course au profit de Mme Harris, jusqu’alors assez peu connue du grand public. (Durant la primaire de 2020, elle avait jeté l’éponge avant même le début du vote.) Cela n’a pas empêché les cadres du parti de se ranger derrière elle comme un seul homme en l’espace de quelques jours, l’intronisant bien avant la tenue de la convention et s’assurant ainsi que l’hypothèse cauchemardesque de voir quelques dissensions s’exprimer à Chicago est écartée.
Plusieurs intervenants ont rappelé l’héroïsme de la militante pour les droits civiques Fannie Lou Hamer, qui, lors de la convention démocrate de 1964, avait dénoncé les manœuvres du parti pour écarter les électeurs noirs de la procédure de nomination. Inutile de préciser qu’aucun acte de bravoure de cet ordre n’est venu perturber la grand-messe soigneusement chorégraphiée à quoi s’est résumée l’édition de 2024. La désignation de la candidate, censée être l’objet même de l’événement, s’est déroulée dans une ambiance légère, pour ne pas dire burlesque—les organisateurs l’avaient conçue comme un moment festif> ». Tandis que les délégués de chaque État annonçaient leur vote, connu d’avance, un disc-jockey affublé de lunettes de soleil et d’un large chapeau enchaînait les morceaux consensuels tout en chauffant la salle (« Mon nom est DJ Cassidy. Vous êtes ici à l’appel nominal des États pour la convention démocrate »). Les flashs crépitaient de toutes parts au milieu de la foule en délire. Unanimité parfaite, aucune fausse note. Il avait fallu des années pour en arriver là, mais on y était : cette convention singeait la démocratie au lieu d’en faire partie intégrante. Elle ne visait pas à choisir les dirigeants d’une formation politique, mais à leur permettre de se présenter au monde. C’était une conversation à sens unique : nous les écoutions exposer ce qui leur tenait à cœur.
En termes de performance scénique, la palme est revenue à Oprah Winfrey, superstar de la télévision dont on disait à sa grande époque qu’elle donnait le pouls de l’Amérique ordinaire. L’élection de novembre, a expliqué l’animatrice, est une arme pour résister au retour en arrière (une référence au droit à l’avortement autant qu’à la ségrégation raciale dans les États du Sud), et ceux qui œuvrent pour empêcher cette régression doivent être regardés comme des combattants de la liberté> ». « Oprah » est allée jusqu’à chanter ses dernières phrases—un souvenir mémorable, car on entend rarement les orateurs politiques pousser la chansonnette dans ce pays. Mais elle a surtout marqué les esprits en reprenant à son compte des valeurs fondamentales dont les républicains avaient fini par croire qu’ils détenaient le monopole : la force morale, l’optimisme, la décence> », le respect », la fidélité à la Constitution, et même le vote, pour lequel M. Trump cache mal son aversion. Je vote, a déclaré Winfrey, parce que je suis américaine, et c’est ce que nous faisons, nous, les Américains> ».
Depuis une cinquantaine d’années, les démocrates préféraient se tenir à distance des manifestations de patriotisme, qu’ils assimilaient au sectarisme et au bellicisme2. Mais la donne a changé. Par son ignorance de l’histoire et son attitude critique envers l’armée, M. Trump a remisé ces symboles, gage d’irréprochabilité, et ses adversaires entendent bien s’en ressaisir. Résultat : jamais convention démocrate n’avait vu agiter autant de petits drapeaux ni entendu autant de voix scander « U-S-A » à tue-tête.
De son côté, Mme Harris a démarré sa campagne entourée de mystère. Qui était-elle'> ? Que défendait-elle ? Le programme de M. Biden ou le sien ? Une bonne part de la convention a consisté à décrire sa personnalité, sans craindre d’en faire trop dans l’apologie de sa droiture morale. Kamala prie pour vous quand vous êtes dans une mauvaise passe ; elle vous appelle pour vous souhaiter joyeux anniversaire, et parfois même vous le chante ; elle ne fait pas de compliments en l’air, mais les formule exactement comme il faut. De plus, quand Kamala vous regarde, elle « vous voit vraiment> » ; se battre pour les autres et pour ce qu’elle croit juste> » est plus fort qu’elle> » ; et puis, bien sûr, elle vient d’un sympathique milieu de classe moyenne3.
Dans l’allocution qu’elle a prononcée le dernier soir—plus de deux fois plus courte que celle de son adversaire républicain lors de sa propre convention 4—, Mme Harris est apparue sérieuse et concentrée, remisant provisoirement son rire caractéristique. Devant un public survolté, elle a parlé d’une voix calme, telle une secouriste qui s’efforce d’apaiser un patient en pleine crise. Mais cette quarantaine de minutes lui a suffi pour aborder une incroyable variété de sujets. Après avoir accusé M. Trump de contrevenir à la fois aux principes démocratiques et à l’intérêt national, puis l’avoir débordé sur sa droite en appelant à une armée plus forte, à des frontières mieux protégées et à une plus grande fermeté face à la Chine, elle s’est mise à tout promettre à tout le monde. Les consommateurs verraient les prix baisser. Les start-up auraient un accès facilité aux capitaux. Travail et capital marcheraient main dans la main. Se loger ne serait plus hors de prix. Et ce n’était pas tout : elle serait aussi intraitable dans la lutte contre les violences par arme à feu, garantirait un air plus pur, mettrait fin à la guerre à Gaza, montrerait le poing face à l’Iran et braverait la tyrannie> »partout dans le monde. Voter pour elle vous vaudrait le plus grand privilège sur cette terre : la fierté d’être américain> ».
Railler les promesses des démocrates est aisé ; leur rhétorique est une parodie d’elle-même. Mais il faut rappeler cette réalité : durant son mandat, le falot Biden a plus œuvré pour les syndicats qu’aucun autre président depuis les années 1960. Il a aussi investi des sommes colossales dans les infrastructures et l’industrie. Ces faits incontestables furent évoqués à plusieurs reprises au cours de la convention. En revanche, l’une de ses réalisations les plus ambitieuses et les plus visionnaires—faire enfin appliquer une législation antitrust en dormance depuis quarante ans—a été presque totalement passée sous silence. La récente victoire du ministère de la justice face au plus monumental des monopoles, Google, ne fut même pas mentionnée. À croire que briser le pouvoir des multinationales est un projet trop difficile à expliquer. Ou que cela risque de déplaire aux donateurs du parti.
M. Trump vitupère, Mme Harris rit
S’il est un sujet sur lequel les démocrates se sont montrés intarissables, c’est celui de l’étendue de leurs qualités morales. L’un après l’autre, ils sont venus dérouler le catalogue de leurs bonnes actions pour montrer à quel point, comme Mme Harris, ils étaient des gens bien. Leurs parents avaient travaillé dur et leur avaient inculqué des valeurs justes ; eux-mêmes agissaient à bon escient ; ils ne perdaient jamais de vue leur objectif ; ils s’étaient vu décerner telle distinction, et puis telle autre aussi.
Il suffisait pourtant de sortir quelques minutes à l’air libre pour que toute cette guimauve perde brutalement son goût. Au troisième jour de la convention, une femme arborant un keffieh s’était assise au milieu de la rue, juste derrière le cordon de police. Munie d’un énorme mégaphone, elle égrenait une liste de noms—ceux, affirmait-elle, des enfants tués dans des attaques israéliennes à Gaza—et s’interrompait à intervalles réguliers pour pointer les responsables : les États-Unis, plus particulièrement le Parti démocrate. Vous tous, délégués, avez du sang sur les mains, criait-elle.
En observant la scène, on ne pouvait s’empêcher de se demander quel e cela fait d’être exposé pendant des heures à une unanimité sans faille, à un festival d’autocongratulation—une sorte de prêche qui vous somme de vous extasier sur votre propre grandeur d’âme—puis, en franchissant la porte, d’entendre le prêche se retourner contre vous, d’apprendre que vous êtes un agent du mal, et non du bien. Les progressistes qui passaient près de cette femme étaient-ils tentés de remettre en cause ce qu’on venait de leur seriner ? L’image qu’ils avaient eue jusqu’alors de leur vertu s’en trouvait-elle brouillée ?
Deux semaines et demie plus tard, M. Trump et Mme Harris se sont affrontés lors d’un débat télévisé. Inlassablement, la candidate démocrate a tendu des pièges à l’ombrageux homme d’affaires, titillant son orgueil pour l’obliger à se défendre et lui faire perdre du temps. Chaque fois, le républicain s’est laissé prendre. Comment ne pas répondre quand votre adversaire prétend que vous tenez l’essentiel de votre fortune de votre père ou que vos fans quittent vos meetings avant la fin tellement ils s’ennuient ? C’est que M. Trump est fier de ses milliards et de ses meetings—ce sont les preuves de son succès'> ! Pendant qu’il vitupérait en pure perte sur tel ou tel sujet, Mme Harris riait ouvertement et offrait des grimaces éloquentes aux téléspectateurs.
Pour la classe des commentateurs, ces simagrées sont la seule chose qui compte en politique, et tous sans exception ont salué l’habileté avec laquelle Mme Harris a réussi à déstabiliser son fulminant contradicteur. Pourtant, les ruses qu’elle a déployées n’étaient justement que cela—des techniques que l’on apprend en cours de rhétorique au lycée. Elles sont certes utiles pour épuiser le temps de parole de l’adversaire, mais ce n’est pas là l’objectif ultime d’un débat. Un débat doit permettre d’examiner sous tous les angles possibles de grandes questions d’intérêt public.
Or quelle est la position de Mme Harris sur les principaux problèmes qu’affronte le pays ? Chez les sympathisants de gauche, on déplore qu’elle s’exprime peu, voire pas du tout, sur les sujets importants. Côté républicain, on affirme qu’elle change d’avis comme de chemise, se posant aujourd’hui en modérée après avoir fait campagne à gauche en 2019. Dernièrement, elle
s’est félicitée du ralliement de l’ancien vice-président républicain Richard (« Dick ») Cheney, un homme que les démocrates considéraient autrefois comme une sorte de génie du mal. Quant au nom qu’elle a choisi pour son programme économique—l’« économie des chances » (« opportunity economy »)—, il rappelle étrangement celui que les républicains Reagan et Newt Gingrich avaient donné à leurs propositions-phares il y a plusieurs dizaines d’années—la « société des chances ». La confusion idéologique est frappante, et toute la campagne de Mme Harris est marquée du sceau de la précipitation. L’impression qui s’en dégage est celle d’un travail bâclé, d’un projet conçu à la va-vite, sans réflexion ni conviction.
Durant le débat télévisé, la candidate démocrate n’est parvenue à s’animer et à faire mouche que sur deux thématiques. La première était évidemment la menace Trump, obsession numéro un des cénacles d’experts américains depuis maintenant neuf ans. Mme Harris a réglé la question avec une implacable concision.
La seconde était l’avortement, un sujet sur lequel elle a fait preuve d’autant de passion que de compassion, et aussi d’un certain brio rhétorique. Il y a deux ans, des juges de la Cour suprême dont trois ont été choisis par le président Trump ont invalidé l’arrêt « Roe vs Wade », qui avait libéralisé l’avortement à l’échelon fédéral. Conséquence : la procédure est devenue illégale dans de nombreux États. Il faut bien comprendre ce que cela signifie, a martelé Mme Harris. La rescapée d’un crime—une violation de son corps—n’a pas le droit de décider de ce qui va advenir de son corps. C’est immoral. Et il n’est pas besoin de renoncer à sa foi ni à ses croyances profondes pour admettre que le gouvernement, et a fortiori Donald Trump, n’a pas à dire à une femme ce qu’elle doit faire de son corps. »
La vice-présidente est en revanche apparue mal à l’aise dès que le débat se déplaçait sur l’accession à la propriété, la distribution, le commerce…—en un mot, l’économie. Alors que la toute première question portait sur l’inflation, elle s’est empressée de l’éluder en assurant qu’elle aimait vraiment beaucoup les petites entreprises. Pourquoi cela ? Parce que, quand elle était enfant, sa mère avait une très bonne amie qui en dirigeait une ! L’hypothèse la plus probable pour expliquer cet art de l’esquive est que ces sujets-là ne l’intéressent pas vraiment. Tel qu’exposé sur son site Internet, son programme économique est un ramassis de promesses tous azimuts et de grandes généralités sur les réussites de l’administration Biden. Elle est pour tout ce qui est bon et contre tout ce qui est mauvais. Pas d’idées compliquées. Tout va bien se passer.
« Innovation », le mot magique
Il existe une mesure objective du degré d’insipidité auquel consent un politicien démocrate : la fréquence à laquelle le terme « innovation » revient dans ses propos. M. Barack Obama adorait ce mot, tout comme le couple Clinton. Et pour cause : parler d’innovation permet de camoufler des politiques économiques complaisantes pour les banques derrière un concept aux allures progressistes, voire radicales. D’ailleurs, la classe des commentateurs dans son entier révère l’innovation ; plus il y en a, mieux c’est, quoi qu’il en coûte. Sous couvert de ce mot magique, nos dirigeants ont donc pu baisser les impôts, puis les réduire davantage, déréglementer les marchés financiers, faire d’énormes cadeaux aux entreprises de la Silicon Valley et conclure des accords de libre-échange qui ont protégé l’industrie pharmaceutique tout en exposant les secteurs plus vulnérables à une concurrence dévastatrice.
La candidate Harris n’a pas encore eu le temps de prouver tout son attachement à l’innovation—elle n’a prononcé le mot qu’une fois pendant le débat. Mais Mme Gina Raimondo, secrétaire au commerce, tient à nous rassurer5 : le sujet l’ obsède> », et elle n’aura de cesse de soutenir start-up et petites entreprises tout en imposant plus lourdement « les milliardaires et les grands groupes industriels ». Ce serait bien la première fois que la référence à l’innovation servirait à justifier une hausse de la fiscalité plutôt qu’une baisse, mais parfois la magie d’un mot est sans limite.
Une tribune parue en août dernier dans le New York Times lève un coin du voile sur ce que pourrait signifier cette obsession de l’innovation6. Son auteur, le capital-risqueur Reid Hoffman, nous certifie que Mme Harris, grâce à sa connaissance de la Silicon Valley, est le vrai choix pro-business> ». Alors que le populiste> » président Trump avait menacé d’intenter un procès antitrust à Amazon, critiqué certaines entreprises emblématiques> » et entravé la bonne marche des affaires en déclenchant des guerres commerciales, le mandat de M. Biden a vu les marchés boursiers battre des records et les investisseurs retrouver le sourire. Certes, des initiatives comme son application zélée de la législation antimonopole ont pu nuire aux « innovateurs> », mais M. Hoffman ne doute pas qu’une administration Harris tournée vers l’innovation » y mettra le holà.
Lorsqu’il s’agit d’imaginer à quoi pourrait ressembler une présidence Harris, on en est réduit aux conjectures. Pour ma part, je fais le pari d’un effacement progressif des éléments les plus visionnaires et les plus revigorants de l’administration Biden. Une fois le danger Trump définitivement écarté—puisqu’il est peu probable qu’il se représente en 2028—, l’incitation à appuyer les aspects populistes de la tradition démocrate disparaîtra. Les mesures néo-rooseveltiennes de renforcement des syndicats et de lutte contre les monopoles passeront aux oubliettes, tandis que l’innovation deviendra le principal mot d’ordre. On assistera sans doute à une envolée des dépenses militaires, au développement d’un cadre législatif favorable à la Silicon Valley et à un recentrage accru du Parti démocrate sur les intérêts, les opinions et la moralité des classes très instruites.
Les décennies passées nous ont appris à ne pas attendre grand-chose des démocrates. Leur victoire en novembre prochain marquerait au moins la fin de l’ère Trump. Et peut-être est-ce tout ce qu’il faut espérer pour le moment.
—Thomas Frank est journaliste, auteur de l’ouvrage Le Populisme, voilà l’ennemi> ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours, Agone, Marseille, 2021.
Notes
1. | Cf. Thomas Frank, Le Populisme, voilà l’ennemi> ! Agone, Marseille, 2021. |
2. | Robert S. McElvaine, “Liberals go back to the flag 40 years later”, Musings & Amusings of a B-List Writer, 22 août 2024. |
3. | Classe moyenne supérieure s’entend : son père est professeur émérite d’économie à l’université Stanford et sa mère, docteure en biologie, travaillait pour un célèbre laboratoire de recherche fédéral. Mme Harris a grandi dans des villes universitaires, principalement à Berkeley, siège de l’université de Californie et connue dans le monde entier pour son progressisme. |
4. | Lire Serge Halimi, « Donald Trump prendra-t-il sa revanche> ? », Le Monde diplomatique, septembre 2024. |
5. | « Harris campaign : “I don’t think the American public are interested in the minutiae of the mechanism of how she’ll increase taxes on billionaires”, RealClear Politics, 9 septembre 2024. |
6. | Reid Hoffman, « Why Silicon Valley should get behind Kamala Harris », The New York Times, 3 août 2024. |