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Lettre ouverte aux pacifistes

—par Jean Bricmont

Les concessions irakiennes et les recommandations de dirigeants de nombreux pays ne semblent pas ébranler la détermination affichée par les États-Unis à imposer un «changement de régime» en Irak. En y renonçant maintenant, ils perdraient d’ailleurs toute crédibilité. Cette situation pose de nouveaux défis, tout en offrant l’espoir d’un renouveau des mouvements de la paix, à condition que nous nous ayons une vue claire de la situation. Les remarques qui suivent n’ont pour but que de lancer une réflexion et un débat parmi les pacifistes sur les attitudes à prendre.

Partial view of the Pedrera in Barcelona, Spain —photo by Don Gurewitz.

Vue partielle de la Pedrera en Barcelone, Espagne —photo par Don Gurewitz

Tout d’abord, il faut apprécier correctement les rapports de force réels. Les États-Unis possèdent une puissance de destruction, conventionnelle et non conventionnelle, unique dans l’histoire. Leur allié israélien est de loin l’état le plus puissant du Moyen Orient. La supériorité économique des États-Unis sur l’Irak est écrasante. Mais ce n’est pas tout; la plupart des moyens d’information au niveau mondial présentent les États-Unis sous un jour favorable—en particulier en acceptant l’idée saugrenue que ce sont eux et non l’Irak qui sont menacés, malgré le rapport de force existant. Par ailleurs, ni les vietnamiens ni les millions d’autres victimes de la politique américaine depuis un demi-siècle n’ont attiré une attention des médias comparable à celle consacrée aux victimes du 11 septembre. Il existe aujourd’hui de nombreuses études montrant que les médias sont systématiquement biaisés lors des guerres. Nous devons par conséquent nous en méfier et utiliser et diffuser, autant que possible, des informations alternatives.

Nous ne devons pas nous laisser enfermer dans la logique des sanctions qui seraient un moyen approprié pour obtenir le désarmement unilatéral de l’Irak. En effet, quelle est cette logique? Si on lève les sanctions, rien n’empêchera l’Irak de se réarmer. Donc, l’exigence de désarmement mène à la perpétuation des sanctions qui, comme en ont témoigné des responsables du programme pétrole pour nourriture (von Sponeck et Halliday) ont des conséquences génocidaires pour la population, et cela malgré le fait que le régime irakien fait ce qu’il peut pour distribuer la nourriture disponible. Exiger le désarmement unilatéral d’un seul pays dans une région où il y a des conflits et des convoitises multiples n’est pas raisonnable. La seule solution passe par un désarmement global, en commençant par les pays les plus armés—Israël dans la région et les États-Unis au niveau mondial.

Les résolutions de l’ONU ne doivent pas être sacralisées par le mouvement de la paix. D’une part, depuis la création de l’ONU, il existe une résolution demandant que les réfugiés palestiniens puissent rentrer chez eux. Tout le monde sait que cela ne se fera jamais et personne n’exige des bombardements massifs ou un changement de régime en Israël pour mettre cette résolution en application. Ce type de résolution peut donc rester longtemps lettre morte. D’autre part, la structure du conseil de sécurité ainsi que les rapports de force économiques au niveau mondial font que l’ONU, loin d’être une instance neutre, est trop souvent une arme entre les mains des grandes puissances. Finalement, il ne faut pas oublier que l’ONU a été créé pour éviter à l’humanité le «fléau de la guerre». Si les États-Unis parviennent, au moyen de pressions politiques et économiques à convaincre le conseil de sécurité d’appuyer leur offensive (comme ils l’ont fait en 1991), il ne faudra pas en conclure que la guerre est légitime, mais plutôt que l’ONU a renoncé à sa mission.

Il est, par ailleurs, absurde de présenter l’Irak comme une menace pour la paix. Aucun des pays voisins ne la considère comme telle. Lors de la guerre Iran–Irak, l’Occident a soutenu l’Irak, y compris en fournissant des armes chimiques, ce qui fait qu’il est assez cynique d’utiliser aujourd’hui cette guerre, comme on le fait en Occident, pour démoniser l’Irak. L’Irak n’a aucun moyen d’envoyer des missiles sur les États-Unis ou l’Europe et, surtout, il n’y a aucune raison de croire que ses dirigeants soient prêts au suicide national qu’une telle attaque impliquerait. Lors de la guerre de 1991, ils ont laissé leur pays être détruit par des armes conventionnelles plutôt que d’utiliser les armes non conventionnelles qu’ils possèdaient.

Nous devons séparer radicalement notre opposition à la guerre et notre opinion sur la nature du régime irakien. Qui accepterait que l’Inde, qui est une démocratie, envahisse la Syrie, qui est une dictature, pour y opérer un «changement de régime»? Il ne faut pas non plus oublier que, pour les États-Unis, il y a des bonnes dictatures et des mauvaises, mais surtout, il y de bonnes et de mauvaises démocraties: l’Argentine sous Menem est une bonne démocratie parce que la population y est atomisée et démoralisée et que les ressources nationales peuvent être bradées; le Vénézuéla de Chavez est une mauvaise démocratie, pour les raisons inverses. Il est à noter que dans leur empressement à «défendre la démocratie», les États-Unis et l’Union Européenne ont soutenu en avril 2002 au Vénézuéla un des coups d’état les plus éphémères de l’histoire. Quant au désir proclamé d’apporter la démocratie dans le monde arabe, il faut faire attention: un pays arabe qui serait véritablement démocratique tentera de contrôler ses ressources et sera bien plus antisioniste que les dictatures actuelles, parce qu’une telle attitude reflèterait les aspirations de sa population. On peut douter que c’est cela que l’Occident souhaite.

Notre opposition à la guerre doit être inconditionnelle et basée sur des principe clairs. En particulier, elle ne doit pas se baser sur le coût de la guerre, pour nous ou même pour les Irakiens, sur les risques de déstabilisation de la région etc. De tels arguments ont été avancés lors de la guerre du Kosovo ou de l’Afghanistan et, lorsque les échecs prédits ne se réalisent pas, cela affaiblit encore plus le mouvement de la paix. Il est très possible que les États-Unis arrivent à leurs fins par un coup d’État, une insurrection ou une guerre-éclair. L’avenir le dira, mais il ne faut jamais oublier qu’ils ont énormément de cartes dans leur jeu et qu’ils ont procédé de la sorte très souvent dans le passé. Une opposition solide à la guerre doit partir d’une vision globale.

La guerre froide, loin d’être une simple lutte défensive contre le communisme, a été caractérisée par ce qu’on pourrait appeler la latino-américanisation du monde, c’est-à-dire, d’une part, le remplacement de l’Europe par les États-Unis comme centre du système impérial et, d’autre part, la substitution du néo-colonialisme au colonialisme. Le néo-colonialisme permet de continuer le pillage classique, exploitation des ressources et de la main d’œuvre du Tiers Monde (et, aujourd’hui, de la matière grise qui doit suppléer aux déficiences de notre système éducatif), tout en permettant une autonomie politique formelle et une délégation corrélative des tâches de répression. Les renversements d’Arbenz au Guatemala, de Mossadegh en Iran, de Goulart au Brésil, d’Allende au Chili, de Soekarno en Indonésie, de Lumumba au Congo ont été la face visible de cette politique, à côté d’une multitude de pressions en tout genre ainsi que de la mécanique de l’endettement. Le but des États-Unis en l’Irak est d’étendre ce système à tout pays récalcitrant. Quels que soient les moyens mis en œuvre pour y parvenir, c’est cet objectif, et l’accroissement des inégalités qu’il implique, que nous devons rejeter, et cela par principe.

Le mouvement altermondialiste devrait être un allié privilégié du mouvement de la paix. Il est évident que n’importe quel pays qui mettrait en œuvre certaines des mesures que ce mouvement prône, qu’il s’agisse de l’annulation de la dette ou de la remise en place de services publics forts, serait immédiatement traité comme l’Irak ou la Yougoslavie. On commencerait peut-être par des mesures de rétorsions économiques ou par une subversion politique (ce qui a d’ailleurs été essayé en Irak); mais il ne faut jamais oublier que la guerre est la dernière carte du système

Finalement, nous ne devons pas craindre d’être isolés parce que nous adoptons une position claire. Les États-Unis sont forts militairement, mais ils sont en train de perdre la bataille des idées; nous devons au moins faire tout ce que nous pouvons pour les affaiblir sur ce plan-là. De plus, ils sont face à un dilemme: s’ils n’attaquent pas, ils perdent leur pouvoir d’intimidation. S’ils attaquent, ils décupleront la haine dont ils sont déjà l’objet. Même en Europe, leur arrogance suscite une forte opposition. Mais, dans le Tiers Monde, la situation est différente: des millions de gens admirent bin Laden et admireront demain Saddam Hussein. Pourquoi? Parce qu’ils apparaissent—à tort ou à raison—comme les symboles de la résistance à l’oppression et à l’exploitation. Nous ne sommes pas obligés de partager ce point de vue, mais nous devons au moins adopter une attitude qui nous démarque radicalement des positions des gouvernements occidentaux et qui rende possible le dialogue entre les mouvements pacifistes en Occident et les mouvements bien plus radicaux qui existent dans le Tiers Monde, ainsi que dans les populations immigrées ici. Ce sont eux nos véritables alliés et non les représentants de partis anciennement pacifistes qui ont vendu leur âme en échange de strapontins ministériels. C’est seulement ainsi que le mouvement de la paix sortira de la léthargie dans laquelle il est tombé depuis la guerre du Golfe et contribuera à inverser la mécanique militaire, économique et idéologique qui, depuis vingt ans, ne fait qu’aggraver la violence et l’injustice du monde.

—Jean Bricmont Bruxelles, Belgique (23 septembre, 2002)
Journal Aden: http://www.aden.be/

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